16.

Napoléon est assis en face de sa mère. La petite table à laquelle ils sont accoudés occupe presque toute la pièce. Les frères et les soeurs se tiennent debout derrière Letizia Bonaparte.

Napoléon se lève, parcourt en quelques pas les trois chambres minuscules qui composent tout l’appartement.

Il a la sensation d’étouffer. Il ouvre la fenêtre mais, malgré le vent froid et humide de ce 4 janvier 1794, l’air lui manque davantage encore.

Il respire mal depuis qu’il a remonté cette ruelle du Pavillon, proche du port de Marseille. Les odeurs de poisson pourri, d’huile et de détritus lui ont donné la nausée. Il s’est arrêté un instant malgré l’averse pour regarder la façade grise, celle du numéro 7 de la ruelle.

C’est là que vivent les siens, au quatrième étage.

Lorsqu’il est entré dans l’appartement, ses frères et ses soeurs se sont précipités vers lui, puis, intimidés, se sont immobilisés. Louis a touché l’uniforme de général.

Letizia Bonaparte s’est approchée lentement. Les quelques mois de misère et d’angoisse l’ont vieillie.

Napoléon a posé sur la table un sac de cuir rempli de lard, de jambon, de pain, d’oeufs et de fruits. Puis il a tendu à sa mère une liasse d’assignats et une poignée de pièces. Enfin il a, d’un autre sac, fait jaillir des chemises, des robes, des chaussures.

Il est général de brigade, a-t-il expliqué. Sa solde est de douze mille livres par an. Il a touché une prime d’entrée en campagne de plus de deux mille livres. Il a droit à des rations quotidiennes de général.

Letizia Bonaparte, d’une voix égale, raconte comment ils ont vécu à La Valette, avec la peur des royalistes, puis à Meonnes, dans ce village proche de Brignoles.

Napoléon écoute. Il dit seulement : « C’est fini. »

Il pense à Barras. Ce représentant en mission s’est montré l’un des plus acharnés terroristes, après l’entrée dans Toulon. Hier encore, au moment de quitter la ville, Napoléon a vu des hommes alignés contre un mur. Des soldats les tenaient en joue. Un officier passait, éclairant d’une torche le visage des prisonniers, et dans l’ombre un dénonciateur chuchotait. Barras caracolait non loin.

À l’état-major de Dugommier, on murmure que lors de ses missions à l’armée d’Italie, dans le comté de Nice, Barras s’est constitué un trésor personnel, « au nom de la République », ricane-t-on. Et il en va ainsi de bien des représentants ou des officiers, des soldats même, tous pillards quand ils le peuvent. Les uns chapardent une poignée de figues, les autres des couverts en argent. Les plus habiles et les plus gradés volent les pièces d’or, les oeuvres d’art, et achètent à bon prix les propriétés.

Belle morale !

Seuls quelques-uns, comme Augustin Robespierre, restent intègres et clament que le « rasoir national » doit purifier la République et établir le règne de la Vertu !

— C’est fini, répète Napoléon en se levant, en interrompant sa mère.

Il doit gagner cette guerre-là aussi, contre la pauvreté ou simplement contre la médiocrité.

Il ne veut pas être dupe. La vertu, oui, si elle est pour tous. Mais qui imagine que cela est possible ? Alors il faut, il doit être l’égal de ceux qui possèdent le plus, parce qu’il serait injuste, immoral presque, qu’ils vivent comme des pauvres, lui et les siens, que sa mère, comme elle vient d’en faire le récit, soit contrainte à nouveau de nourrir ses enfants d’un morceau de pain de munition et d’un oeuf.

Dans la tourmente révolutionnaire, les Bonaparte ont tout perdu. C’est justice qu’ils aient leur part de butin.

L’argent, l’argent ! Ce mot claque comme les talons de Napoléon sur les pavés de la ruelle du Pavillon.

Ne pas être pauvre, parce que ce serait un exil de plus. Et que tous les Barras que compte la République s’enrichissent à belles dents.

Valent-ils mieux que moi ?

L’argent, c’est un autre fort de l’Éguillette. Une clé dont il faut s’emparer pour contrôler ces rades : la vie, son destin.

Je veux cela aussi.

 

Il rentre à Toulon.

Dans son cantonnement, on s’affaire. Il aime ce mouvement des hommes autour de lui. Il a choisi Junot et Marmont comme aides de camp. Il les observe, dévoués, efficaces, admiratifs.

C’est cela, être un chef, devenir le centre d’un groupe d’hommes qui sont comme les planètes d’un système solaire.

Napoléon se souvient de ces livres d’astronomie dans lesquels il s’était plongé avec fascination à Paris, alors que s’effondrait la monarchie.

Les sociétés, les gouvernements, les armées, les familles sont à l’image des cieux. Il leur faut un centre autour duquel ils s’organisent. C’est ce coeur qui détermine la trajectoire des planètes satellites. Que sa force vienne à manquer, et chaque astre s’échappe. Le système se décompose jusqu’à ce qu’une autre force vienne le fixer autour d’un nouveau centre.

En parcourant les forteresses de Marseille et de Toulon dont on l’a chargé de reconstituer l’artillerie. Napoléon joue avec ses idées.

Le mois de janvier 1794 est glacial. Le mistral souffle, tailladant le visage. La guerre et la terreur s’étendent. En Vendée, les « colonnes infernales » du général Turreau dévastent le pays et massacrent. À Paris, les luttes de factions s’intensifient, Saint-Just et Robespierre frappent les « enragés » – Jacques Roux – et les « indulgents » – Danton.

Souvent Napoléon regarde depuis le sommet d’une forteresse vers le large. Il lui a semblé à deux ou trois reprises, à l’aube, apercevoir la Corse. Pascal Paoli, le 19 janvier, a appelé les Anglais à y débarquer et ils ont commencé à s’installer dans le golfe de Saint-Florent.

Paoli n’est plus un centre. Le système tourne autour de la Convention, du Comité de Salut Public et de Robespierre, qui en est la force d’impulsion.

Napoléon rencontre souvent Augustin Robespierre, le frère de Maximilien, représentant en mission auprès de l’armée d’Italie. Mais il écoute plus qu’il ne parle. Augustin Robespierre voudrait connaître son jugement sur les événements politiques. Napoléon, le visage figé, murmure entre ses dents qu’il est aux ordres de la Convention.

C’est Augustin Robespierre qui lui apprend que Lucien Bonaparte – « votre frère, citoyen général » – est un Jacobin prononcé. Sur la proposition de Lucien, Saint-Maximin a pris le nom de Marathon. Lui-même a changé son prénom en Brutus ! Voici ce qu’il a écrit à la Convention, dans les premiers jours de janvier 1794, après la prise de Toulon.

Augustin Robespierre tend à Napoléon une feuille. Napoléon lit sans qu’un seul des plis de son visage bouge :

 

« Citoyens Représentants,

« C’est du champ de gloire, marchant dans le sang des traîtres, que je vous annonce avec joie que vos ordres sont exécutés et que la France est vengée. Ni l’âge, ni le sexe ne sont épargnés. Ceux qui n’avaient été que blessés ont été dépêchés par le glaive de la liberté et par la baïonnette de l’égalité.

« Salut et admiration,

« Brutus Bonaparte, citoyen sans culotte. »

 

Napoléon rend le feuillet à Augustin Robespierre. Il devine que le frère de Maximilien le scrute et attend un commentaire. Mais Napoléon ne dira rien de ce jeune fou de Lucien qui n’a pas compris que les systèmes changent, et qu’il faut, tant qu’on n’est pas le centre de l’un d’eux, se tenir prudemment sur ses gardes.

Que n’a-t-il vu Louis XVI, le souverain du plus grand des royaumes, coiffer le bonnet rouge, trinquer avec ses anciens sujets, puis, le 10 août 1792, s’enfuir comme un coglione ?

Qui peut dire que Robespierre, demain, ne connaîtra pas le même sort ? Si vertueux, énergique et impitoyable soit-il.

Augustin Robespierre plie le feuillet.

Il a l’intention, dit-il, en accord avec les autres représentants en mission, Ricord et Saliceti, de nommer commandant de l’artillerie dans l’armée d’Italie un général qui a fait ses preuves et dont les sentiments jacobins et révolutionnaires sont prouvés.

Napoléon reste impassible.

— Vous, citoyen Bonaparte.

 

La nomination à l’armée d’Italie est intervenue le 7 février 1794, et il a suffi de quelques jours pour que Napoléon sente les regards jaloux, presque haineux, des envieux. Un général qui n’a pas vingt-cinq ans, à la tête de l’artillerie de toute une armée ! Nomination politique, insinue-t-on. Bonaparte est robespierriste.

À Nice, en pénétrant dans les pièces qu’occupe près du port le général Dumerbion, Napoléon entend et devine ces insinuations.

Le général Dumerbion a le visage las, les traits tirés. Il fait asseoir Napoléon, l’interroge.

— Ce citoyen Robespierre…, commence-t-il.

Napoléon ne répond pas, laisse Dumerbion s’enferrer, expliquer enfin qu’il est malade, souffre d’une hernie qui l’empêche de monter à cheval, et qu’il donne à Napoléon carte blanche. Il s’agit de remettre en état l’artillerie et d’établir des plans de bataille. Il faut repousser les armées sardes qui tiennent les villes du nord-est du comté de Nice, vers Saorge et le col de Tende. Il faudrait aussi les faire reculer sur la côte, au-delà d’Oneglia.

 

S’organiser. Travailler. Agir. Napoléon, d’une voix sèche, a donné ses ordres à Junot et à Marmont, puis il parcourt la ville.

Sur l’une des places, dont il distingue encore l’ancienne appellation – place Saint-Dominique –, la guillotine est dressée. Il traverse cette place de l’Égalité, escorté par une patrouille de dragons. Il gagne l’est de la ville, au-delà du port, et choisit sa résidence, rue de Villefranche, dans une belle demeure où le ci-devant comte Laurenti l’accueille aimablement.

Napoléon, quand il aperçoit la jeune Émilie Laurenti, s’immobilise.

Elle n’a pas seize ans. Elle est vêtue d’une robe blanche et porte ses cheveux relevés. Il s’approche, salue maladroitement.

Il a tout à coup le sentiment d’être sale et boueux. Et il l’est, car la pluie tombe sur Nice ce 12 février 1794.

Napoléon se laisse guider par Laurenti vers sa chambre. Il se retourne : Émilie Laurenti le suit des yeux.

Voilà des semaines qu’il ne croise pas le regard d’une femme. Parfois, durant le siège de Toulon, à la table du contrôleur Chauvet, Napoléon a dîné avec les filles de cet officier. Mais le canon tonnait. Il fallait aller dormir dans son manteau, à même la terre, derrière les parapets.

Dans cette maison niçoise, Napoléon retrouve la douceur et la grâce, la faiblesse d’une jeune fille.

L’uniforme lui devient lourd. Le tissu est rêche, le cuir des bottes raide.

Dans sa chambre, Napoléon ouvre la fenêtre. Sous le ciel bas, la mer paraît noire. Emprisonné entre deux petits caps, le port n’est qu’une anse naturelle. Sur la grève, on a tiré les tartanes et les barques.

C’est comme une vision d’enfance, un paysage de Corse, peut-être en moins rude, en plus tendre.

Tout à coup, Napoléon ressent le désir de se laisser aller et recouvrir par une vague d’émotion, de sentiments, d’amour. Les phrases lues autrefois, celles de Rousseau, reviennent.

Il avait cru les oublier. Elles sont là, palpitantes.

L’amour, les femmes existent. Elles sont au coeur de la vie, comme la guerre et l’argent.

Il veut cela aussi.

 

Dans son bureau, à l’état-major, il fait déplier les cartes. Il trace de grands traits noirs qui sont les directions que doivent prendre les bataillons pour gagner Tende, Saorge, Oneglia, et bousculer les troupes sardes. Il rencontre Masséna, qui lui aussi vient d’être nommé général et dont les huit mille hommes, qui se sont distingués lors du siège de Toulon, défilent dans les rues de Nice.

Napoléon assiste à leur parade. Il mesure l’enthousiasme des révolutionnaires niçois et la crainte de la majorité de la population. N’est-ce pas la peur qui gouverne les hommes ?

Puis, en compagnie de Junot et de Marmont, il s’enfonce dans les hautes vallées, emprunte des chemins escarpés. Voici Saorge, ce village dont les maisons se confondent avec les parois de la montagne. Impossible d’approcher de plus près, car les Sardes bombardent, depuis les sommets, la vallée de la Roya. Les jours suivants, Napoléon inspecte les fortifications côtières, dont s’approche parfois la flotte anglaise venue des ports corses qui désormais lui sont acquis.

À Antibes, en sortant du Fort-Carré, lors d’une des rares belles journées de la fin février 1794, Napoléon remarque sur une colline une maison bourgeoise au toit de tuiles décolorées, aux volets fermés peints en vert vif.

Il grimpe jusqu’à elle, entre dans le jardin planté d’orangers, de palmiers, de lauriers et de mimosas.

De la terrasse fleurie, on domine le cap d’Antibes, le golfe Juan et la baie des Anges. On surplombe le Fort-Carré et ses tours d’angle élevées par Vauban.

— Ce sera ici, dit Napoléon à Junot.

 

Une semaine plus tard, il attend les siens sur le seuil de cette demeure dont il a ordonné la réquisition. On l’appelle, dans le pays d’Antibes, le Château-Salé. Napoléon continue d’avoir sa résidence dans la maison Laurenti, rue Villefranche, à Nice, mais il veut que sa mère, ses frères et ses soeurs soient près de lui, sous sa protection, et puissent bénéficier de son soutien.

Il a besoin de cette famille. C’est dans le regard de sa mère, dans l’admiration et l’envie de ses frères et de ses soeurs qu’il mesure aussi sa marche en avant et ses succès.

Les voici qui arrivent, entourés par les cavaliers de Junot, car les routes entre Marseille et Antibes ne sont pas sûres.

Durant les trois jours qu’a duré le voyage, Junot raconte à Napoléon qu’ils ont été souvent suivis par les bandes des Enfants du Soleil, des royalistes qui mènent une guerre d’embuscade dans le Var et sont réfugiés dans les forêts de l’Estérel et des Maures.

Sans ordre, sans paix intérieure, qu’est-ce qu’une nation ?

Napoléon fait visiter à sa mère les pièces, pousse lui-même les volets.

— Voilà, dit-il, c’est votre maison.

Ce n’est pas la maison familiale d’Ajaccio, mais il lui semble qu’il a commencé d’en reconstruire les murs.

Il s’approche de Louis, son ancien élève d’Auxonne et de Valence. Il vient de le faire nommer à son état-major, bien qu’il n’ait que seize ans.

Puis Napoléon s’enquiert de Lucien, dont Letizia Bonaparte lui rapporte qu’il a l’intention de se marier avec la fille de son aubergiste. Joseph, lui, est bien introduit à Marseille, chez les Clary, de riches négociants de la rue des Phocéens. L’aînée des filles, Julie, a cent cinquante mille livres de dot.

Napoléon écoute. Il est le centre de ce « système » Bonaparte.

 

Il prend ses habitudes au Château-Salé. Il y dîne avec Marmont, Junot, Muiron, Sébastiani. On y voit aussi Masséna. Et parfois l’épouse de Ricord, le représentant en mission, et même la soeur de Maximilien et Augustin Robespierre, Charlotte, se rencontrent chez celui qu’on appelle « l’ardent républicain ».

Le matin, après ses soirées au Château-Salé, Napoléon rentre à Nice, souvent en compagnie de ses aides de camp. Les chevaux courent le long des grèves, leurs sabots soulevant l’écume des vagues. On traverse le Var à gué, et on arrive sur les quais du port de Nice, dans le soleil levant.

Au travail : sur les plans et les cartes. Réunions avec le général Dumerbion. Napoléon est surpris par la rapidité avec laquelle le temps s’écoule. Son imagination, à partir des cartes, s’enflamme. Il anticipe le mouvement des troupes, les réactions de l’adversaire. Tout s’ordonne dans son esprit comme le déroulement d’une démonstration mathématique, d’un système.

Lorsqu’il s’adresse à Augustin Robespierre ou au général Dumerbion, il sent que rien ne résiste à sa pensée.

 

Un jour d’avril, Augustin Robespierre lui parle longuement, l’entraînant sur le quai du port, lui disant qu’il a écrit à son frère Maximilien pour lui faire l’éloge de ce « citoyen Bonaparte commandant d’artillerie au mérite transcendant ».

L’armée d’Italie a suivi ses plans. Saorge, Oneglia, le col de Tende sont tombés, et Dumerbion, dans un message à la Convention, a reconnu ce qu’il devait « aux savantes combinaisons du général Bonaparte qui ont assuré la victoire ».

— Pourquoi, reprend Augustin Robespierre, ne pas jouer un rôle plus grand encore, à Paris ?

Napoléon s’arrête, fait mine de ne pas comprendre. Il a préparé un plan, dit-il, qu’il veut soumettre à Maximilien Robespierre. Il s’agit d’un projet d’attaque par l’armée d’Italie tout entière, une manière de contraindre les Autrichiens à défendre la Lombardie, le Tessin, et ainsi de permettre à l’armée du Rhin d’avancer face à un adversaire affaibli.

Augustin Robespierre écoute, approuve, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

— Attaquer partout serait du reste une faute militaire, reprend Napoléon comme s’il n’avait pas entendu la remarque du représentant. Il ne faut point disséminer ses attaques mais les concentrer. Il en est des systèmes de guerre comme des sièges des places : réunir ses feux contre un seul point, la brèche faite, l’équilibre est rompu, tout le reste devient inutile et la place tombe.

— Soit, dit Augustin Robespierre.

Il transmettra ce plan d’attaque par l’Italie. Mais Bonaparte connaît-il Hanriot, le chef d’état-major de l’armée révolutionnaire, à Paris, la sauvegarde de la Convention et du Comité de Salut Public ?

Napoléon laisse passer un moment de silence, puis dit :

— Frapper l’Autriche, l’affaiblir par une blessure en Italie, mettre en mouvement l’armée, à partir d’Oneglia et du col de Tende, voilà mon plan.

 

Le soir, tout au long du trajet vers Antibes qu’il fait en galopant seul, loin devant Junot et Marmont, il analyse la proposition d’Augustin Robespierre : entrer dans le coeur du système robespierriste. Mais faut-il s’exposer prématurément aux coups ?

Hier encore, il a mesuré les jalousies qu’il suscite. On l’a cité à comparaître à la barre de la Convention, pour avoir, à Marseille, remis en état les pièces d’artillerie au bénéfice, dit-on, des aristocrates ! Les représentants en mission l’ont défendu. Mais l’épée d’une condamnation reste suspendue sur sa tête.

Il faut savoir ouvrir le feu au bon moment, sinon le glaive tombe.

 

Napoléon saute de cheval dans le jardin de Château-Salé. Ses frères Lucien et Joseph viennent à sa rencontre. Il les entraîne dans le fond du jardin. Il fait doux. C’est le mois de mai. Il regarde la mer. Il parle pour lui-même. Il ne dépend que de lui de partir pour Paris, dès le lendemain, dit-il. Il serait alors en position d’établir tous les Bonaparte avantageusement.

Il se retourne.

— Qu’en dites-vous ? demande-t-il.

Il n’attend pas que ses frères lui répondent.

— Il ne s’agit pas de faire l’enthousiaste, reprend-il. Il n’est pas si facile de sauver sa tête à Paris qu’à Saint-Maximin. Robespierre jeune est honnête, mais son frère ne badine pas. Il faudrait le servir. Moi, soutenir cet homme ? Non, jamais ! Je sais combien je lui serais utile en remplaçant son imbécile de commandant de Paris, mais c’est ce que je ne veux pas être. Il n’est pas temps. Aujourd’hui, il n’y a pas de place honorable pour moi qu’à l’armée : prenez patience, je commanderai Paris plus tard.

Il s’éloigne de quelques pas.

Il avait déjà tranché, mais d’avoir exprimé ce qu’il pensait en venant de Nice et déjà au moment où Augustin Robespierre parlait le convainc qu’il n’y a qu’un seul choix possible, celui qu’il a fait.

Il se retourne, il lance à ses frères : « Qu’irais-je faire dans cette galère ? » Mais il reste longtemps à contempler la mer.

Il en est sûr, et la proposition d’Augustin Robespierre a fait naître cette certitude : un jour, il sera temps de commander à Paris.

 

L’été, tout à coup, et ces nouvelles qui blessent.

Le 21 juin, au nom d’une consulte, Paoli a proposé à George III, roi d’Angleterre, d’accepter la couronne de Corse, ce que le souverain a fait !

À Paris, les têtes roulent, la terreur devient folle, alors que la victoire de Fleurus, le 26 juin 1794, rend inutile cette répression cruelle.

Souvent, alors que s’écoulent les jours de juin et de juillet 1794, Napoléon s’installe dans le jardin de la maison Laurenti, rue Villefranche.

Il parle peu. Il regarde Émilie. Il s’apaise. Mais il ne peut rester longtemps immobile. L’atmosphère, à l’état-major, est lourde. La caisse de l’armée est vide. Les vêtements manquent. Sur un effectif de quarante mille hommes, seize mille sont déclarés malades !

Le 11 juillet, lorsque Napoléon se rend à la convocation du représentant en mission Ricord, il a encore dans la tête les mots qu’il vient d’écrire à l’un de ces officiers qui se plaignaient de l’état de l’armée. « Ça finira mal pour ceux qui jettent l’alarme dans le peuple. »

Il se sent lui-même emporté par ce climat de violence et d’inquiétude. Que veut Ricord ?

Le représentant lit deux longues instructions secrètes qu’il a rédigées en compagnie d’Augustin Robespierre.

Le général Bonaparte doit se rendre à Gênes, se renseigner sur l’état des fortifications, y récupérer de la poudre, déjà payée, y juger de l’attitude civique des représentants français et discuter avec le gouvernement de Gênes de la manière dont on peut combattre « les hordes de brigands » auxquelles Gênes laisse libre le passage.

Mission secrète, insiste Ricord, à la fois diplomatique et militaire.

Comment se dérober ?

Ricord et Robespierre ont toujours le pouvoir. Augustin Robespierre doit se rendre à Paris et défendre au Comité de Salut Public le plan d’attaque contre l’Italie que Napoléon a mis au point.

— Je pars, dit Napoléon.

 

Il va seul, en civil, sur ces routes en corniche qui s’accrochent aux falaises.

Le pays n’est pas sûr, mais de place en place il y a des postes français ou des cités tenues par des révolutionnaires italiens. À Oneglia, Napoléon dîne avec Buonarroti, qu’il a connu en Corse et qui a été nommé commissaire de la Convention par Ricord et Robespierre.

Évocation du passé, déjà.

Buonarroti publiait en Corse Il Giornale Patriottico di Corsica, dans lequel Napoléon avait écrit un article.

Napoléon, sur cette terrasse qui donne sur le port, écoute en silence Buonarroti évoquer l’égalité, qui doit régner et que Robespierre peut peut-être contribuer à établir.

Napoléon, d’abord, ne répond pas. L’égalité ?

Comment Buonarroti, cet homme de plus de trente ans, peut-il garder une telle foi ?

L’égalité des droits, commence Napoléon, celle que la loi peut établir…

Mais Buonarroti l’interrompt avec fougue : l’égalité des fortunes, dit-il, celle des richesses, afin d’établir la vraie égalité des droits.

Il faudrait couper la tête d’un homme sur deux, et cela ne suffirait pas, murmure Napoléon. Qui veut être plus pauvre qu’il n’est ?

 

Au retour de Gênes, Napoléon ne s’arrête pas à Oneglia, et, lorsqu’il arrive à Nice le 27 juillet 1794, il rend d’abord compte à Ricord de sa mission à Gênes, puis il regagne Château-Salé avec Junot.

La demeure est vide. Letizia Bonaparte et ses enfants ont quitté Antibes pour assister au mariage de Joseph Bonaparte avec Marie-Julie Clary, la fille des négociants marseillais en soie et savon. Joseph Bonaparte a choisi les cent cinquante mille livres de rente !

Napoléon se sent seul. Il rentre aussitôt à Nice, chez Laurenti.

 

Le 4 août au matin, Junot se présente, nerveux, pâle. Robespierre a été décapité, lance-t-il dès qu’il voit Napoléon. Maximilien a été arrêté le 27 juillet, exécuté le lendemain avec son frère Augustin.

Napoléon baisse la tête.

Laurenti s’approche, se fait répéter la nouvelle. Enfin ! Les emprisonnés seront libérés, on démontera la machine du docteur Guillotin !

Napoléon quitte la maison sans mot dire. Il a vu trop de haine dans les yeux. Il a senti frémir trop de jalousies pour ne pas imaginer des dénonciations contre lui.

— Ils vont se venger, dit-il.

Il pense aux rues de Toulon. Puis il ajoute, fort, pour que les officiers qui l’entourent l’entendent :

— J’ai été un peu affecté de la catastrophe de Robespierre, que j’aimais un peu et que je crois pur, mais fût-il mon frère, je l’aurais moi-même poignardé s’il aspirait à la tyrannie.

Il attend.

Il croise Saliceti, dont le regard se détourne. Il cherche à rencontrer Ricord, mais on le dit en fuite. Il aurait gagné la Suisse.

Le 9 août, lorsque les gendarmes se présentent à la maison Laurenti pour lui signifier qu’il est décrété d’arrestation, de l’ordre des représentants Saliceti et Albitte, qui a remplacé Ricord, Napoléon ne manifeste aucune émotion.

Laurenti s’interpose, propose une caution pour permettre à Napoléon de demeurer aux arrêts dans leur maison.

On apprend à Napoléon qu’on le soupçonne d’être un partisan de Robespierre. Pourquoi s’est-il rendu à Gênes ? Des commissaires de l’armée des Alpes prétendent même qu’en Italie un million a été mis à sa disposition par les émigrés pour le corrompre.

Saliceti ajoute une phrase :

— Il y a sur Bonaparte de forts motifs de suspicion, de trahison et de dilapidation.

 

Il a été finalement conduit au Fort-Carré d’Antibes sous bonne escorte. De la fenêtre de la pièce où il est enfermé, il aperçoit le Château-Salé.

Il se tient d’abord recroquevillé sur lui-même.

Il pense à Saliceti qui l’a dénoncé, trahi pour se sauver. Lâcheté des hommes. Il pense à ce destin qui l’a mené si haut déjà, en si peu de mois, et maintenant, alors qu’il va avoir vingt-cinq ans, qui le précipite à terre, promis à la guillotine.

Accepter ce destin, ou se relever comme après une chute dans une charge ? Il demande une plume et du papier. Il va écrire aux représentants en mission. Il va se redresser.

« Vous m’avez suspendu de mes fonctions, écrit-il, arrêté et déclaré suspect. Me voilà flétri sans avoir été jugé ou bien jugé sans avoir été entendu. Depuis l’origine de la Révolution, n’ai-je pas toujours été attaché aux principes ? J’ai sacrifié le séjour de mon département, j’ai abandonné nos biens, j’ai tout perdu pour la République. Depuis, j’ai servi sous Toulon avec quelque distinction et mérité à l’armée d’Italie la part de lauriers qu’elle a acquise. L’on ne peut donc me contester le titre de patriote. »

Saliceti, tu me connais ! As-tu rien vu de suspect dans ma conduite de cinq ans qui soit suspect à la Révolution ?

« Entendez-moi, détruisez l’oppression qui m’environne et restituez-moi l’estime des patriotes !

« Une heure après, si les méchants veulent de ma vie, je la leur donnerai volontiers, je l’estime si peu, je l’ai souvent méprisée ! Oui, la seule idée qu’elle peut être encore utile à la patrie me fait en soutenir le fardeau avec courage. »

Il donne la lettre au factionnaire.

Napoléon est debout. Il entend les coups de la mer contre les rochers qui entourent le fort.

Il sera un bloc.

Dans la nuit, un soldat lui glisse un projet d’évasion que Junot, Sébastiani et Marmont ont mis au point.

Il écrit à nouveau :

« Je reconnais bien ton amitié, mon cher Junot… Les hommes peuvent être injustes envers moi, mais il me suffit d’être innocent, ma conscience est le tribunal où j’évoque ma conduite.

« Cette conscience est calme quand je l’interroge. Ne fais donc rien, tu me compromettrais.

« Adieu, mon cher Junot, salut et amitié,

« Bonaparte, en arrestation au Fort-Carré (Antibes). »

Il ne dort pas.

Des hommes trahissent. D’autres demeurent fidèles. On se désespère ou on se réchauffe quand on apprend les actions des uns ou des autres.

Mais il ne faut compter que sur soi. Ne faire confiance qu’à soi.

 

Il sait qu’à Nice ses aides de camp harcèlent les représentants en mission et le général Dumerbion.

Sur le front, dans les hautes vallées, les Sardes attaquent, profitant du trouble qui a gagné la République et ses armées à la suite de la chute de Robespierre.

On a besoin de Napoléon. Saliceti se rétracte. « Rien de positif » n’a été découvert contre Bonaparte, écrit-il le 20 août au Comité du Salut Public.

Ce même jour, le factionnaire ouvre la porte de la pièce et sourit en présentant son arme.

— Citoyen général…, commence-t-il.

Napoléon passe d’un pas lent devant lui.

Il est libre.

Il ne faut pas dépendre d’un système. Il faut être son propre système. Il a vingt-cinq ans depuis cinq jours.