2.

L’enfant est seul.

Il a dû se contraindre pour ne pas se tourner lorsque l’abbé Hemey d’Auberive s’est éloigné, le laissant face à face avec le principal de l’École Royale Militaire de Brienne.

Le père Lelue s’efforce de répéter ce nom si curieux : « Napoleone de Buonaparte, c’est cela ? »

L’enfant se tait. Il sent le regard qui l’examine. Il se sait petit, avec des épaules larges. Il rentre ses lèvres jusqu’à les faire disparaître pour que son visage, où l’on voit d’abord le grand front et les yeux vifs, n’exprime rien. Mais il sait aussi qu’on s’étonne, ici, dans ce pays de grisaille, cette France où on l’a laissé, de son teint olivâtre.

Au collège d’Autun, on s’est moqué de cette peau jaune. Il n’a pas compris exactement le sens des questions, mais il a deviné l’ironie, le sarcasme. Avec quoi a-t-il été nourri, pour être si jaune ? De lait de chèvre et d’huile ?

Dans ce pays de crème et de beurre, que connaît-on de la saveur onctueuse de l’olive, des fromages qui sèchent sur la pierre ?

Il a serré les poings.

Maintenant, il suit le principal dans de longs couloirs glacés sur lesquels ouvrent des portes étroites.

Tout en marchant, le père Lelue indique que l’enfant a été choisi pour la noblesse de sa famille, attestée par M. d’Hozier de Sérigny, le juge d’armes de la noblesse de France, auquel M. Charles de Bonaparte, « votre père », a répondu avec diligence et minutie. Charles de Bonaparte a précisé, concernant son fils, en réponse à la question de M. d’Hozier : « Comment faut-il traduire en français le nom de baptême de votre fils, qui est Napoleone en italien ? », que « le nom Napoleone est italien ».

Le père Lelue se tourne. L’enfant ne baisse pas les yeux. Alors, le père Lelue énonce les articles du règlement de l’école : « ployer le caractère, étouffer l’orgueil ». Durant les six années d’études à l’école, pas de congé. Il faudra « s’habiller soi-même, tenir ses effets en ordre et se passer de toute espèce de service domestique. Jusqu’à douze ans, les cheveux coupés ras. Au-delà de cet âge, les laisser croître et les arranger en queue et non en bourse, et les poudrer seulement les dimanches et fêtes ».

Mais l’enfant n’a pas dix ans. Cheveux ras, donc.

Le père Lelue ouvre l’une des portes. Il s’efface, invite l’enfant à entrer dans la pièce. L’enfant fait deux pas.

Il songe à la vaste chambre que Letizia, sa mère, avait fait vider de ses meubles pour que les enfants puissent y jouer. Il songe à la cabane de planches construite pour lui afin qu’il s’y livrât à ses calculs. Il songe aux rues qui ouvraient sur l’horizon libre et la mer.

La cellule où il va dormir a moins de deux mètres carrés. Elle ne dispose pour tout ameublement que d’un lit de sangle, d’un pot à eau et d’une cuvette. Le père Lelue, resté sur le seuil, explique que, selon le règlement, « même dans la saison la plus rigoureuse, l’élève n’aura droit qu’à une seule couverture, à moins qu’il ne soit de constitution délicate ».

Napoléon affronte le regard du principal.

Le père Lelue montre la sonnette placée à côté du lit. Les cellules sont en effet fermées au verrou de l’extérieur. En cas de besoin, l’élève doit appeler un domestique qui veille dans le corridor.

L’enfant écoute, refoule cette envie de hurler, de s’enfuir.

Chez lui, dans sa maison, on l’appelait Rabulione, celui qui touche à tout, qui se mêle de tout.

Ici, le règlement et la discipline l’enchaînent. L’élève doit quitter sa cellule dès qu’il est levé et n’y rentrer que pour dormir. Il passe sa journée en salle d’étude ou à façonner son corps. Il faut que « les élèves cultivent les jeux et surtout ceux qui sont propres à augmenter la force et l’agilité ».

Dans le corridor, l’enfant entend des pas. D’autres élèves arrivent à l’école. Il les aperçoit, devine à leurs vêtements l’aisance de leurs familles. Il écoute leurs voix. Français, tous, de bonne noblesse.

Il se sent plus seul encore.

« Les écoliers changent de linge deux fois par semaine », ajoute le principal. L’enfant le suit à nouveau dans le corridor. Il entre après lui dans le réfectoire. C’est là que la centaine d’élèves qu’accueille l’école va se réunir par grandes tables, sous des voûtes austères, en présence des maîtres. Pain, eau et fruits à déjeuner et à goûter. Viande aux deux repas.

L’enfant s’assied au milieu des autres. On le regarde. On chuchote. D’où vient-il ? Quel nom ? Napoleone ? Quelqu’un s’esclaffe, rit. « Paille au nez ».

Voilà ce qu’ils ont entendu.

Je les hais.

 

Il est l’étranger.

Ses maîtres de géographie ne disentils pas, malgré la conquête française, que la Corse est une dépendance de l’Italie, un pays étranger donc ?

Napoléon l’accepte, le revendique. Il méprise et s’isole. Il se bat quand on réussit à percer son armure, à le surprendre.

On lui tend des pièges. On pousse vers lui un nouvel élève arrivé à l’école en juin 1782. On a incité ce Balathier de Bragelonne, fils du commandant de Bastia, à se présenter à Napoleone « Paille-au-Nez » comme génois. Napoléon l’interpelle aussitôt en italien : « Sei di questa maledetta nazione ? », « Es-tu de cette nation maudite ? » L’autre fait oui. Aussitôt Napoléon se précipite, saisit Balathier aux cheveux, et il faut séparer les combattants.

Napoléon s’éloigne, patriote corse de douze ans dont l’orthographe française est si défaillante qu’il écrit de façon illisible pour dissimuler ses fautes même si le style s’affirme et si la phrase s’affûte au rythme d’une pensée qui s’affermit et se déploie.

Car l’enfant solitaire veut prendre le dessus, effacer sa condition de vaincu.

Étranger ? Peut-être. Soumis, jamais.

Il confie à Bourrienne, l’un des rares élèves avec lesquels il parle : « J’espère rendre un jour la Corse à la liberté ! Que sait-on ? Le destin d’un empire tient souvent à un homme. »

Ses lectures l’exaltent. Il lit et relit Plutarque. Il fait de l’Histoire sa matière favorite, avec les mathématiques où il excelle, selon son professeur, le père Patrault, qui murmure en l’écoutant résoudre des problèmes d’algèbre, de trigonométrie, de géométrie, de sections coniques : « C’est un enfant qui ne sera propre qu’à la géométrie. »

L’enfant laisse dire. Il aime à la fois les jeux abstraits de l’esprit, qui le font échapper à la réalité pleine d’humiliations et de contraintes, mais aussi les Vies illustres de Plutarque qui lui permettent de s’évader dans une réalité autre, non pas imaginaire, puisqu’elle a existé, qu’elle est histoire et qu’elle peut, donc, renaître.

Avec lui.

Il s’identifie aux héros dont il suit le destin. Il est le « spartiate ». Il est Caton et Brutus, Léonidas.

Il marche dans la cour, son Plutarque à la main. On ne l’interpelle même plus. Mais au fil des mois, en constatant que ce qu’il avait pressenti dans un mouvement spontané de fierté est vrai, qu’il est supérieur à la plupart, peut-être à tous, il répond quand on s’adresse à lui. Il est devenu aigre, piquant. Il ordonne plutôt qu’il ne plie. Il juge. Il condamne.

Parfois, dans les corridors, il entend le frottement de pas qui glissent vers les cellules. Ce sont les « nymphes », élèves aux allures et aux moeurs équivoques qui cherchent un compagnon pour quelques instants de la nuit.

Napoléon est révulsé, et cependant on le courtise. Il a cette finesse des traits et cette insolence qui attirent. Il rejette avec fureur les séducteurs. Il les frappe. Il se bat. Il les chasse. Il les insulte. Il devine, chez certains maîtres, « ces vices et ces désordres des couvents ». Il mène la guerre contre eux, prend la tête des révoltes contre les « régents » qui assistent le nouveau principal, le père Berton. On se saisit de lui. On le fustige. Il serre les mâchoires sans pleurer. Il tient tête au maître qui le réprimande. Celui-ci s’indigne.

— Qui êtes-vous donc, monsieur, pour me répondre ainsi ?

— Un homme, rétorque d’une voix forte Napoléon.

Il est l’enfant inflexible dont la sensibilité est si forte sous la carapace de la volonté qu’elle surgit parfois comme la lave qui emporte tout.

Un soir, le maître de quartier qui l’a surpris à lire le punit. Il doit dîner à genoux devant la porte du réfectoire, revêtu de la tenue infamante, un pantalon d’étoffe grossière, des brodequins informes.

Celui qui se veut déjà un homme s’exécute calmement et, tout à coup, l’enfant qu’il est encore se contorsionne, crie, se roule sur le sol, vomissant tout ce qu’il a avalé.

Le maître de mathématiques, le père Patrault, accourt, révolté qu’on traite ainsi son meilleur élève. Le principal concède que le châtiment a été excessif et retire la punition.

L’homme-enfant se lève, plus sauvage, plus fier, plus déterminé que jamais à ne pas plier.

 

Séparé des autres, insulaire, voilà ce qu’il était, ce qu’il voulait être.

Un jour, le principal réunit les élèves et déclare qu’il va leur distribuer et leur confier une grande étendue de terrain à proximité de l’école, dont ils auront le libre usage, qu’ils pourront labourer et cultiver à leur guise, et notamment durant ces périodes, en septembre, où l’enseignement prend un rythme plus lent afin de laisser un peu plus de temps aux élèves qui n’ont pas le droit à des vacances.

Bonaparte a écouté le principal, le visage tendu, les yeux fixes.

Dès que le père Berton s’est éloigné, il se dirige vers ses camarades, les interpelle, parlemente. Et plusieurs jours durant lui qui se tient habituellement à l’écart fait le siège des élèves. Puis il cesse. Il a obtenu ce qu’il voulait, que deux d’entre eux lui cèdent leur part de terrain.

On le voit alors, au fil des semaines, à chaque occasion, aménager son territoire, le transformer en citadelle. Il plante des piquets, érige une palissade, retourne la terre afin d’y enraciner des arbrisseaux. Il se construit ainsi un enclos, son « île », bientôt véritable ermitage, comme on l’appelle, où il passe son temps seul, à lire, s’y retirant au moment des récréations, y méditant.

Là, l’été, à l’ombre de sa tonnelle, il peut se laisser aller à la nostalgie. Même à la belle saison, la Champagne est triste et monotone, le ciel voilé, sans que jamais apparaisse le bleu intense du Sud, immaculé.

Il se souvient de sa cabane de planches derrière la maison familiale.

« Être privé de sa chambre natale et du jardin qu’on a parcouru dans son enfance, n’avoir pas l’habitation paternelle, c’est n’avoir point de patrie », ose-t-il confier un jour.

Faiblesse d’un instant. Ceux des élèves qui approchent son « île », ce lieu de retrait, sont repoussés à coups de poing et de pied, quel que soit leur nombre. Et la rage et la détermination de Bonaparte sont telles qu’ils reculent, acceptant qu’il se soit ainsi taillé un « royaume » à part.

« Mes camarades ne m’aiment guère », dira-t-il.

Ils le haïssent même, parce qu’il est fier et hargneux, hautain et solitaire, différent.

On le lui fait payer.

Le supérieur a organisé les élèves en un bataillon composé de plusieurs compagnies. On fait l’exercice. On s’aligne, on défile. Chaque compagnie a pour capitaine l’un de ses élèves choisi pour ses résultats scolaires.

Napoléon est l’un d’eux.

Mais l’état-major des élèves le convoque. Il comparaît, méprisant, devant ces enfants de treize ans qui se sont constitués en conseil de guerre. Il écoute la sentence, prononcée selon les règles. Napoleone Buonaparte est, déclare-t-on, indigne de commander, puisqu’il se tient à l’écart, refusant de se lier d’amitié avec ses camarades d’école.

Qu’il soit dégradé, dépouillé de ses insignes, renvoyé au dernier rang du bataillon.

Il écoute. Il ne répond pas à l’affront, comme s’il ne pouvait en être atteint. Il prend sa place dans le rang.

On le suit des yeux. On murmure. On admire sa fermeté. Et les jours suivants, on lui manifeste des signes d’estime. Il savait résister. On reconnaissait son courage.

Il accepte ces marques de respect, se mêlant à quelques jeux, les dirigeant même, comme en cet hiver 1783, quand il faut construire dans la cour de l’école un véritable fort, et qu’il commande à une bataille de boules de neige.

Mais il reste un récif inaccessible que rien ne peut entamer, et plus les années passent, plus il se sent autre, ne pouvant participer aux joies de ces Français.

Et même s’il est, comme tous les élèves, assidu par obligation aux messes, aux communions, récitant les prières, il refuse de « pactiser » avec ceux que, pourtant, il côtoie maintenant depuis plusieurs années.

Les commander, peut-être, mais être l’un d’eux, jamais.

 

En 1782, il a treize ans. C’est un adolescent maigre, aux cheveux si raides et si rebelles qu’un perruquier, en violation du règlement de l’école, les coiffe.

Le sous-inspecteur général des écoles militaires, le chevalier de Keralio, maréchal de camp, arriva à Brienne en septembre cette année-là, pour sa tournée d’inspection. Il fit comparaître les élèves devant lui, consulta leur dossier, étudia leurs résultats, interrogea ces enfants qui se présentaient devant lui comme de vieux soldats.

Bonaparte rêvait de mer et de navires. D’autres nobles corses servaient sur les bâtiments de Sa Majesté. Pourquoi pas lui ? Il pourrait revoir le ciel méditerranéen, croiser des côtes de Provence à la Corse.

M. de Keralio fut satisfait de l’entretien. Le jeune homme était méritant, brillant en mathématiques, « de bonne constitution, de santé excellente, de taille de quatre pieds, dix pouces, dix lignes1 », mais faible dans les exercices d’agrément et en latin.

M. de Keralio prit la décision d’envoyer Napoléon Bonaparte le plus rapidement possible à l’École Militaire de Paris, dans la compagnie des cadets gentilshommes où entraient les meilleurs boursiers des écoles militaires. Puis il pourrait rejoindre Toulon.

Bonaparte écoute, exulte sans que l’un de ses traits tressaille. Il n’a plus que quelques mois à passer à Brienne. Il marche à grands pas vers son ermitage. Il s’y calme. L’avenir semble ouvert comme la mer.

Mais quelques mois suffisent pour que l’espoir se brise, et l’adolescent se ferme. Keralio a été remplacé en juin 1783 par un autre inspecteur, Reynaud des Monts, qui juge Bonaparte trop jeune pour l’École Militaire de Paris, qui rejette le choix de la marine et l’oriente vers l’artillerie, l’arme savante destinée à des élèves qui, comme Bonaparte, excellent en mathématiques. Mais de toute manière, selon le nouvel inspecteur, il est trop tôt pour quitter Brienne : ce Napoleone Buonaparte n’a encore passé que quatre ans et quatre mois à l’école. Qu’il patiente !

 

Colère, amertume à nouveau. Bonaparte se retire dans son ermitage. L’école de Brienne ne peut plus rien lui apprendre. Il n’y suit plus, d’ailleurs, que les classes de mathématiques. Il se désintéresse du latin. Il connaît toutes les autres matières. Il lit, il ronge son frein, refusant de participer à la vie de l’école.

Quand, le 25 août 1784, le jour de la Saint-Louis, les élèves célèbrent « Louis XVI, Notre Père », il ne se mêle pas aux cortèges. On chante dans les corridors. On fait exploser des pétards, selon la tradition.

Tout à coup, une explosion plus violente que les autres : les étincelles d’un feu d’artifice tiré par un voisin de l’école ont mis le feu à un caisson de poudre. La panique s’empare des élèves, qui s’enfuient et, dans leur course, renversent la palissade de l’enclos de Bonaparte, brisent ses arbres, détruisent son « ermitage ».

Il se jette au-devant d’eux, armé d’une pioche, pour tenter de les arrêter, pour défendre son territoire, indifférent à leur peur, au danger qu’ils courent peut-être.

On l’insulte. Il menace avec sa pioche. On l’accuse d’égoïsme et de dureté. On lance que les réjouissances en l’honneur du roi de France ont peut-être exaspéré l’étranger, Paille-au-Nez, et, qui sait, le républicain, puisque tel avait été le régime rêvé de la Corse indépendante.

Napoléon ne daigne pas répondre, même si la fureur l’envahit à l’idée qu’il faut demeurer, combien de temps encore, dans cette école de Brienne. Pour s’en échapper, il doit se maîtriser davantage, parce qu’il est, à quinze ans maintenant, un homme en charge du destin de sa famille.

D’ailleurs, en août 1784 il n’est plus seul à Brienne. Son frère Lucien est avec lui à l’école depuis le mois de juin.

Grand moment que ce mois.

Le 21, on a demandé Napoleone Buonaparte au parloir. Il s’y rend. Et là, dans la grande pièce, le père, Charles Bonaparte, en compagnie de l’un de ses fils, le frère cadet, Bonaparte, Lucien, l’attend.

Napoléon ne s’élance pas. Il se cabre au contraire, pour ne pas se briser sous l’émotion. Car cela fait plus de cinq années qu’il n’a vu aucun membre de sa famille.

Il regarde fixement son père. Il retrouve cet homme de haute taille, sec, maigre, portant perruque en fer à cheval avec une bourse et un double cordon de soie noire qui en sort et vient se rattacher au jabot. Il lui semble ne l’avoir jamais quitté. Charles Bonaparte est toujours élégant, en habit de soie passementé avec des brandebourgs, et il porte son épée au côté.

Et pourtant, les traits sont tirés, le teint jaune. Charles Bonaparte, qui vient de conduire à Saint-Cyr sa fille Marianna Élisa ainsi que deux cousines, se plaint de sa santé. Il explique à son fils qu’il vomit tout ce qu’il avale et que ses douleurs d’estomac sont de plus en plus aiguës.

Bonaparte écoute, son frère Lucien l’observe et s’étonne de cette absence de démonstrations de tendresse ou d’émotion.

Mais quand Bonaparte apprend que Joseph, son aîné, a décidé de quitter le collège d’Autun, de choisir lui aussi la carrière des armes, il argumente avec l’autorité d’un chef de famille, sûr de lui, comme si la maladie de son père le poussait aussitôt à assumer ce rôle.

L’entrevue dure peu. Lucien reste à Brienne. Bonaparte le surveillera, le guidera. Charles Bonaparte se rend à Paris et annonce qu’il repassera par Brienne à son voyage de retour vers la Corse.

Bonaparte l’accompagne jusqu’à leur voiture.

Lorsque les chevaux s’ébranlent, il se tourne avec brusquerie vers Lucien, lui parle sur le ton d’un maître.

 

Il a quinze ans. Il a déjà changé de rôle.

Le 25 juin, il prend la plume.

L’écriture est penchée, les fautes nombreuses, mais l’expression claire, la pensée forte. C’est un adulte de quinze ans qui s’exprime en s’adressant à son oncle Fesch. Il juge les uns et les autres, son frère cadet Lucien – qu’on nomme, parce que cadet, le Chevalier –, son aîné, Joseph. Chaque phrase indique un homme qui plie ses sentiments à sa raison.

Un homme – quinze ans à peine ! – qui pense par lui-même, forge seul son jugement. Il s’est construit une pensée personnelle en s’opposant à ceux qui l’entouraient. L’enfant qui a dû se défendre, se fermer pour ne pas se dissoudre dans la nostalgie, la tristesse, ou se fondre parmi les autres, est devenu une personne autonome, indépendante, sachant analyser et trancher, conclure.

Quinze ans !

Il écrit :

« Mon cher oncle :

« Je vous écris pour vous informer du passage de mon cher père par Brienne. Il a laissé ici Lucciano, qui est âgé de neuf ans et grand de trois pieds, onze pouces, six lignes2. Il est en sixième pour le latin, va apprendre toutes les différentes parties de l’enseignement. Il marque beaucoup de dispositions et de bonne volonté. Il faut espérer que ce sera un bon sujet. Il se porte bien, est gros, vif et étourdi, et pour le commencement on est content de lui. Il sait très bien le français et a oublié l’italien tout à fait…

« Je suis persuadé que Joseph mon frère ne vous a pas écrit. Comment voudriez-vous qu’il le fît ? Il n’écrit à mon cher père que deux lignes, quand il le fait. En vérité, ce n’est plus le même… Quant à l’état qu’il veut embrasser, l’ecclésiastique a été comme vous le savez le premier qu’il a choisi. Il a persisté dans cette résolution jusqu’à cette heure où il veut servir le roi : en quoi il a bien tort par plusieurs raisons… Il n’a pas assez de hardiesse pour affronter les périls d’une action. Sa santé faible ne lui permet pas de soutenir les fatigues d’une campagne, et mon frère n’envisage l’état militaire que du côté des garnisons… Il se tirera toujours bien d’une société, mais d’un combat ? »

Et Bonaparte, de son écriture rapide, poursuit le réquisitoire. Joseph, qui ne connaît pas les mathématiques, ne pourra faire un officier ni de marine, ni d’artillerie. Infanterie alors ? « Bon, je l’entends, il veut être toute la journée sans rien faire, il veut battre le pavé… Qu’est-ce qu’un mince officier d’infanterie ? Un mauvais sujet les trois quarts du temps, et c’est ce que, mon cher père, ni vous ni ma mère, ni mon cher oncle l’archidiacre ne veulent, car il a déjà montré des petits tours de légèreté et de prodigalité… »

C’est un cadet qui parle de son aîné ! Un adolescent-homme qui se sent responsable de toute sa famille, comme s’il en était le chef.

Quelques jours plus tard, Bonaparte reprend la plume. Il a essuyé une nouvelle déception. Son père ne repassera pas par Brienne. Il rentre directement de Paris en Corse.

« Mon cher père

« Votre lettre, comme vous pensez bien, ne m’a pas fait beaucoup plaisir, mais la raison et les intérêts de votre santé et de la famille qui me sont fort chers m’ont fait louer votre prompt retour en Corse et m’ont consolé tout à fait.

« D’ailleurs, étant assuré de la continuation de vos bontés et de votre attachement et de votre empressement à me faire sortir et seconder en ce qui peut me faire plaisir, comment ne serais-je pas bien aise et content ? Au reste, je m’empresse de vous demander des nouvelles des effets que les eaux ont fait sur votre santé et de vous assurer de mon respectueux attachement et de mon éternelle reconnaissance. »

Fils aimant, fils « respectueux », attaché à la famille, fils reconnaissant qui salue les efforts de son père pour le faire « sortir » de Brienne, il n’en poursuit pas moins sa lettre en conseillant son père quant au choix des études de Joseph. Il souhaite qu’il place son frère aîné à Brienne plutôt qu’à Metz, « parce que cela sera une consolation pour Joseph, Lucien et moi ». Il souhaite que son père lui envoie des ouvrages sur la Corse. « Vous n’en avez rien à craindre, j’en aurai soin et les rapporterai en Corse avec moi quand j’y viendrai, fût-ce dans six ans. »

« Adieu, mon Cher Père, conclut-il. Le Chevalier – Lucien – vous embrasse de tout coeur. Il travaille fort bien. Il a fort bien su à l’exercice public. »

Puis il adresse ses respects à tous les membres de la famille, aux Zie – les tantes –, et il signe :

« Votre très humble et très obéissant T.C. et fils de Buonaparte, l’arrière-cadet. »

 

Dans la lettre à son père, une phrase apparemment anodine – « Monsieur l’Inspecteur sera ici le 15 ou le 16 au plus tard de ce mois, c’est-à-dire dans trois jours. Aussitôt qu’il sera parti, je vous manderai ce qu’il m’a dit » – marque l’attente de Bonaparte.

Il doit comparaître en effet une nouvelle fois devant Reynaud des Monts, qui a reçu du ministre l’autorisation d’appeler à l’École Militaire de Paris « les boursiers des petites-écoles qui se recommanderaient non seulement par leurs talents, leurs connaissances et leur conduite, mais par leur aptitude aux mathématiques ».

En septembre 1784, il choisit, lors de son inspection à Brienne, cinq élèves des minimes, qui deviennent ainsi cadets-gentilshommes et sont destinés à rejoindre Paris. Le premier nom cité est celui de Montarby de Dampierre qui a opté pour la cavalerie. Le second, Castres de Vaux, se destine au génie. Les trois autres sont candidats à l’artillerie. Aux côtés de Laugier de Bellecourt et de Cominges, Napoleone Buonaparte.

Quand il entend son nom, l’adolescent se contente de redresser la tête, et son émotion ne se lit que dans l’éclat du regard.

Il sait ce que signifie ce départ. D’abord, échapper à la routine de Brienne, à ces lieux trop familiers, à ces paysages trop gris. Il y abandonne Lucien, c’est sa blessure. Mais il peut obtenir le grade d’officier en une année, et son frère Joseph disposera alors d’une bourse et rejoindra à son tour Brienne, pour y suivre les cours de mathématiques du père Patrault.

Bonaparte ne laisse rien paraître de sa joie. Mais il marche plus vite, arpentant la cour de long en large, les bras croisés derrière le dos. Il a franchi un obstacle. Il avance. Tout est possible.

 

Cependant il faut attendre. Les jours s’étirent démesurément. Et ce n’est que le 22 octobre 1784 que Louis XVI, « ayant donné à Napoleone de Buonaparte, né le quinze août 1769, une place de cadet-gentilhomme dans la compagnie des cadets-gentilshommes établie dans mon école militaire », prie « l’inspecteur général, M. de Timbrune-Valence, de le recevoir et de le faire reconnaître en ladite place ».

Le 30 octobre, Napoléon Bonaparte quitte Brienne en compagnie de ses quatre camarades et d’un minime qui les surveille.

Ils prennent d’abord la voiture jusqu’à Nogent, et là embarquent sur le coche d’eau pour Paris.

Le ciel est gris. De temps à autre il pleut.

Mais un cadet-gentilhomme de quinze ans peut-il se laisser aller à la mélancolie lorsqu’il se dirige vers la capitale du royaume de France, où le roi l’accueille comme boursier de sa plus prestigieuse école militaire ?

Voilà ce qu’arrache un étranger, le citoyen d’une patrie vaincue, un Corse, quand il sait vouloir.

« Je veux », murmure Bonaparte.

1- 1,58 m environ.

2- 1,10 m environ.