5.

D’abord, debout à l’avant du navire, Bonaparte reconnaît les parfums de son île.

Il est, ce 15 septembre 1786, au terme du voyage commencé il y a plus de quinze jours à Valence. Mais il rêve de ce retour depuis sept ans et neuf mois, calcule-t-il, au moment où dans l’aube se dessinent les cimes violettes des montagnes de l’île et qu’apparaissent les murailles de la forteresse d’Ajaccio.

Il a dix-sept ans et un mois.

Il respire à pleins poumons cette brise odorante, presque tiède, chargée des senteurs du myrte et de l’oranger, dont lui parlait Joseph dans ses lettres.

Et quand les marins jettent les amarres, le premier homme que Bonaparte aperçoit, courant vers la passerelle, c’est son frère aîné.

Il faut retenir ses larmes. Napoléon descend lentement, regarde une à une la mère et les grand-mères, minanna Saveria et minanna Francesca, les tantes, zia Gertrude, et la nourrice Camilla Ilari, qui sanglote bruyamment.

Elles entourent leur Rabulione, puis s’écartent, elles veulent admirer l’uniforme bleu à parements rouges. Officier, Rabulione ?

Letizia Buonaparte prend le bras de son fils. Joseph marche de l’autre côté. Les frères et soeurs cadets, Louis, Pauline, Caroline suivent, et le plus jeune, Jérôme, qui n’a que deux ans, s’accroche à sa nourrice. Ils sont tous venus. On charge la grosse malle, si lourde que deux hommes la soulèvent avec peine. Joseph demande ce qu’elle contient, mais il n’a pas besoin d’attendre la réponse de son frère pour deviner que les livres s’y entassent. Ils sont le bien le plus précieux de ce frère qui réprime son émotion et s’enquiert déjà de la situation de la famille.

 

Comment se porte l’archidiacre Lucien, le riche grand-oncle qui a accepté de prendre en main les affaires du clan depuis la mort de Charles Bonaparte ?

Couché, se lamente-t-on, malade, la tête lourde, les genoux et les chevilles gonflés par l’arthrite, incapable de se mouvoir, bon appétit, langue bien pendue, pensée claire, calculant toujours juste, mais impotent, souffrant mille douleurs dès qu’il veut poser un pied par terre.

Et Letizia, déjà, fait part à son fils de ses soucis d’argent, de ses préoccupations pour l’avenir de ses quatre derniers enfants, mais aussi de celui de Lucien, qui est toujours élève au petit séminaire d’Aix. Elle se penche, elle baisse la voix. Et que deviendra son aîné, Joseph ? Il compte partir pour Pise étudier le droit, afin peut-être d’occuper, quand il sera docteur, le poste tenu par son père aux États de la Corse.

Dès les premiers pas sur le sol de son île, Bonaparte sait qu’il est le chef de famille, celui qui a une « position », qu’on admire, mais auquel on demande aide, conseil, protection.

Or, à peine Bonaparte est-il là depuis cinq jours qu’on apporte à la maison Bonaparte la nouvelle de la mort, à Bastia, ce 20 septembre 1786, de M. de Marbeuf.

Letizia Bonaparte a le regard voilé par la tristesse. Qui peut les aider, désormais, les soutenir dans leurs démarches, obtenir des subventions pour la pépinière de mûriers, des bourses pour les enfants ?

Bonaparte rassure sa mère, qu’on lui laisse le temps. Il a un congé de six mois. Il va prendre en charge la maison, les intérêts de la famille.

Sa mère le serre contre elle. Il est le fils en qui elle a confiance. Elle s’en remet à lui.

Et le jeune homme de dix-sept ans se redresse avec fierté sous la charge. Il relèvera aussi ce défi-là. C’est son devoir.

 

Chaque matin à l’aube, il part, à pied ou à cheval.

Il se rend à la propriété de Milelli. Là, il a joué enfant. Pas un pouce de terrain qui ne soit chargé d’un souvenir.

Il marche dans l’épais bois d’oliviers. Il entre dans la grotte dont la voûte est soutenue par deux énormes rochers de granit.

Il lit sous un grand chêne vert qui, enfant, lui servait de repère, lui permettant de retrouver son chemin dans les oliveraies.

Il emporte l’un des volumes de la malle. Un jour, il relit Plutarque, un autre, Cicéron ou Tite-Live, Tacite ou Montaigne, Montesquieu ou l’abbé Raynal. Parfois, avec Joseph, il déclame du Corneille, du Voltaire, ou des pages de Rousseau.

— Sais-tu, confie Bonaparte à son frère, que nous sommes ainsi les habitants du monde idéal ?

Mais ces lectures ne sont pas des fuites comme au temps de sa solitude sur le continent.

La Corse, loin de décevoir Napoléon, le comble. Il descend les sentiers jusqu’à la mer. Il attend que le soleil se « précipite dans le sein de l’infini ». Il est saisi par la mélancolie du crépuscule, et Joseph le surprend debout au sommet d’un rocher, le coude sur le genou ployé, méditant, le visage grave, cependant que la nuit obscurcit le ciel.

Il sursaute. Il est « touché, dit-il à Joseph, par l’électricité de la nature ». Le soir, à la table familiale, il vante l’île « ornée de tous les dons ». Et c’est Letizia qui l’interrompt.

— Rien, plus rien ne se joue ici, dit-elle.

Il le sait. Que serait-il s’il n’avait effectué ses études à Brienne et à Paris ? Il est devenu officier de l’armée française. C’est dans le royaume que se font les carrières.

Bonaparte écoute, respectueux. Il monte dans sa chambre, écrit. Il n’a pas renoncé à rédiger une Histoire de la Corse, mais, les premiers jours, il a découvert avec surprise et désarroi que des pans entiers de la langue corse avaient disparu de sa mémoire.

Lorsque les paysans ou les bergers l’interpellent, il ne les comprend pas parfaitement et il a du mal à leur parler.

Qu’est-il devenu malgré lui ? Un Français ? C’est la langue des livres, qu’il lit avec émotion et enthousiasme. C’est en français qu’il écrit.

Mais lorsque, égaré dans la montagne corse, un berger lui offre une peau de mouton pour se réchauffer pendant la nuit, et une part de fromage et de jambon, il est fier d’appartenir à ce peuple hospitalier. Il observe ces hommes rudes, énergiques mais généreux, qui l’accueillent avec confiance, ne se souciant pas de savoir d’abord qui il est.

Leurs visages et leurs voix font renaître ses impressions d’enfance.

Après quelques jours, la langue lui revient. Il s’efforce même de retrouver la maîtrise de l’italien, qu’il avait perdue.

Dans la cabane du berger, au pied du feu, il suscite les récits. Il s’enivre à cet art de la parole fait de longs silences et d’anecdotes qui prennent la force de symboles.

Lorsqu’il retrouve ses lectures et qu’il s’assied « abrité par l’arbre de la paix et l’oranger », il se sent plus déterminé dans son projet de lier son destin à celui de cette île, « théâtre de ses premiers jeux ».

Sa mère s’approche. Il se lève.

Ils vont s’asseoir côte à côte. Elle se tient le dos droit. C’est une belle femme d’à peine trente-sept ans, au corps déformé par ses douze grossesses. Mais le visage reste altier, creusé par les rides de la souffrance, les deuils de ses enfants mort-nés, de celui de son mari. Elle a le regard et le port volontaires.

— Tu es l’âme de la maison, dit-elle à Napoléon.

Il faut qu’il agisse. L’archidiacre va mal. C’est lui qui prend les décisions. Que fait-on pour la pépinière de mûriers ?

En 1782, Charles Bonaparte avait obtenu cette concession de l’intendant du royaume. On lui avait promis huit mille cinq cents livres à titre d’avance, charge à lui de distribuer, cinq ans après, en 1787, les mûriers. Mais il n’avait touché que cinq mille huit cents livres et, en mai 1786, le contrat avait été résilié, le ministère abandonnant ce projet. Or, Letizia Bonaparte a déjà réalisé la plantation.

Napoléon écoute, calcule, le visage grave.

L’État doit trois mille cinquante livres à sa famille. Il rassure sa mère. Il se battra pour les obtenir, dût-il pour cela demander un nouveau congé à son régiment afin de mener les démarches en Corse.

D’ailleurs, il doit se préoccuper de la santé de l’archidiacre, discuter avec lui du sort de la propriété de Milelli.

Il sait ainsi passer de la mélancolie rêveuse à l’organisation précise, glisser du projet d’écrire une Histoire de la Corse à une âpre discussion avec l’archidiacre.

 

Il lui rend visite plusieurs fois. À la manière dont l’homme est entouré, Bonaparte mesure son influence. Un archidiacre en Corse, cela vaut un évêque en France, pense-t-il.

L’archidiacre est couché. Il maugrée, se plaint. Il conteste les projets de Napoléon, qui veut exploiter le domaine de Milelli alors que, selon lui, on y perdra de l’argent inutilement.

Le jeune homme et le vieil archidiacre de soixante-huit ans disputent sur le sort qu’on doit réserver aux chèvres de l’île.

— Il faut les chasser, dit Bonaparte. Elles gâtent les arbres.

L’archidiacre, qui possède de grands troupeaux d’ovins, s’indigne :

— Voilà bien vos idées philosophiques, chasser les chèvres de Corse !

Mais la conversation s’interrompt. La douleur fait hurler l’archidiacre. Il montre ses genoux, ses chevilles.

Le 1er avril 1787, après l’une de ces rencontres, Bonaparte décide d’écrire au docteur Tissot, un médecin célèbre, « membre de la Société royale de Londres, de l’Académie médico-physique de Bâle et de la Société économique de Berne ».

Celui-ci est particulièrement admiré en Corse pour avoir déclaré que Pascal Paoli est l’égal de César et de Mahomet.

« Vous avez passé vos jours, lui écrit Bonaparte, à instruire l’humanité, et votre réputation a percé jusque dans les montagnes de Corse où l’on se sert peu de médecins.

« Il est vrai que l’éloge court mais glorieux que vous avez fait de leur aimé général est un titre bien suffisant pour les pénétrer d’une reconnaissance que je suis charmé de me trouver par la circonstance, dans le cas de vous témoigner, au nom de tous mes compatriotes…

« J’ose vous importuner et vous demander vos conseils pour un de mes oncles qui a la goutte… Mon oncle a les pieds et les mains extrêmements petits et la tête grosse… Je crois qu’ayant du penchant pour l’égoïsme il s’est trouvé dans une situation heureuse qui ne l’a pas mis dans le cas d’en développer toute la force… Sa goutte lui prit en effet à l’âge de trente-deux ans… des douleurs cruelles s’ensuivirent dans les genoux et les pieds, la tête s’en ressentit… Il mange bien, digère bien, lit, dort et ses jours se coulent, mais sans mouvement, mais sans pouvoir jouir des douceurs du soleil. Il implore le secours de votre science…

« Moi-même depuis un mois je suis tourmenté d’une fièvre tierce, ce qui fait que je doute que vous puissiez lire ce griffonnage ».

L’écriture de Bonaparte est en effet plus cursive encore qu’à l’habitude, plus tremblée aussi.

D’ailleurs, quelques jours plus tard, le 31 avril 1787, il adressera à son colonel un certificat de maladie signé par un médecin-chirurgien d’Ajaccio, afin de solliciter un congé de cinq mois et demi à compter du 16 mai 1787. « Vu mon peu de fortune et une cure coûteuse, précisait-il, je demande que le congé me soit accordé avec appointements ».

La réponse du ministère est favorable. Le congé se prolongera jusqu’au 1er novembre 1787.

Bonaparte sait que, s’il veut mener à bien les démarches pour arracher aux bureaux de Paris les trois mille cinquante livres qu’il estime dues à sa famille, il lui faut se rendre dans la capitale.

Sa mère l’y incite, et se réjouit lorsque Napoléon obtient son congé.

Bonaparte, pourtant, hésite quelques semaines à partir, semaines durant lesquelles il parle peu, comme si toute son énergie était employée à répondre aux questions qu’il se pose, à tenter de résoudre ce dilemme qui le partage : France ou Corse, France et Corse. Comment opposer l’une à l’autre alors qu’il dépend de l’une et qu’il est attaché à l’autre ?

Sa mère l’interroge. Elle s’inquiète de sa fièvre. Mais celle-ci, peut-être un accès de paludisme, a disparu.

— Ira-t-il à Paris ? lui demande-t-elle.

Il se dérobe, s’enfonce dans le maquis, passe des nuits avec les bergers, observe le ciel, y perd son regard, médite dans le silence, mélancolique à nouveau.

Puis, au début septembre 1787, il annonce à sa mère qu’il se rend à Paris.

Il embarque le 16 du même mois pour Toulon.

Le vent est fort, plus âpre que parfumé par les senteurs de l’île.

Il a dix-huit ans et un mois.