28.

— Moi, commence Napoléon.

Il se tient dans le salon du château de Passariano où habituellement il reçoit le comte de Cobenzl.

Le plénipotentiaire de Vienne doit arriver de Campoformio dans quelques minutes et Napoléon est décidé à terminer la négociation de paix. Maintenant que le danger de coup d’État royaliste à Paris est écarté, il faut qu’aux yeux de tous les Français Napoléon soit l’homme de la paix.

— Moi, je n’ai point d’ambition, reprend Napoléon en regardant Berthier qui vient de lui lire les journaux parisiens.

Ils chantent tous les louanges du général Bonaparte.

— Ou, si j’en ai, continue-t-il, elle m’est si naturelle, elle m’est tellement innée, elle est si bien attachée à mon existence, qu’elle est comme le sang qui coule dans mes veines ; comme l’air que je respire ; elle ne me fait point aller plus vite ; je n’ai jamais à combattre ni pour elle, ni contre elle ; elle n’est jamais plus pressée que moi ; elle ne va qu’avec les circonstances et l’ensemble de mes idées.

Qu’est-ce que l’ambition ? Il préférerait dire l’énergie, le désir d’aller de l’avant. Où ? Il sait que, si la paix est conclue, il lui faudra quitter l’Italie. Il ne peut demeurer dans ce pays conquis mais qui n’est pas le sien et où il dépendrait toujours des décisions de Paris. Il faudrait retourner à Paris, mais quelle place pourrait-il y occuper ? Être l’un des Directeurs ? « La poire n’est pas mûre », a-t-il souvent pensé. Alors partir plus loin.

Il s’est rendu plusieurs fois au bord de la mer Adriatique.

Il a regardé, à l’est et au sud, ces côtes découpées qui rappellent celles de la Corse et annoncent déjà la Grèce et l’Orient. Il rêve, il imagine. Il suffirait de quelques heures pour atteindre les îles Ioniennes, françaises désormais. Puis, au-delà, en un nouveau bond, il ne faudrait que quelques jours de navigation pour rejoindre Malte, cette citadelle au coeur de la Méditerranée. Et ainsi, d’île en île, parvenir à ce continent, celui des conquérants antiques entrés dans ces villes mythiques, Alexandrie, Jérusalem. Mais il faudrait pour cela contrôler la mer, réduire l’Angleterre.

« Détruire l’Angleterre, c’est mettre l’Europe à nos pieds », dit-il au diplomate Poulssiègue, qu’il charge d’une mission d’espionnage à Malte. Et comme le diplomate s’étonne de ce propos, Napoléon hausse les épaules. Pourquoi faut-il toujours expliquer une intuition, un rêve ?

« Les temps ne sont pas éloignés, murmure-t-il, où nous sentirons que, pour détruire véritablement l’Angleterre, il faut nous emparer de l’Égypte. »

Mais, naturellement, le diplomate n’a pas lu les Voyages en Syrie et Égypte de Volney, ce vieil ami connu jadis en Corse.

Napoléon reste les yeux immobiles tournés vers l’horizon.

Plus loin.

Mais d’abord, il faut conclure cette paix avec l’Autriche.

 

Le comte de Cobenzl s’assied avec élégance, croise les jambes, commence à développer ses arguments.

Napoléon marche avec impatience dans le salon. Il ne peut écouter. Pour qui cet aristocrate le prend-il ? Pour un quelconque petit diplomate titré qu’on fait tourner en rond comme un âne ? Voilà des jours que la négociation piétine.

Napoléon sent la fureur monter, mais il ne tient pas à l’arrêter. Que le grondement roule, que la lave surgisse ! Il faut parfois rugir.

— Votre empire, crie-t-il tout à coup, est une vieille catin habituée à se faire violer par tout le monde… Vous oubliez que la France est victorieuse et que vous êtes vaincus… Vous oubliez qu’ici, vous négociez avec moi, entouré de mes grenadiers.

Il gesticule. Il renverse le guéridon. Le service à café tombe sur le sol, se brise. Napoléon s’immobilise, voit la surprise et la peur mêlées à l’ironie déformer les traits du comte de Cobenzl.

Sans doute l’aristocrate voit-il en lui un « insensé », comme il l’a confié à des proches.

Insensé ? Celui qui remporte la victoire ne l’est jamais.

Une semaine plus tard, le 17 octobre 1797, Cobenzl signe à Campoformio, au nom de l’Autriche, le traité de paix avec la France, confirmant les Préliminaires de Leoben. L’Autriche cède à la France la Belgique. Elle abandonne la Lombardie à la République Cisalpine. La France annexe les îles Ioniennes (Corfou, Zante, Céphalonie) mais en échange l’Autriche reçoit Venise et la terre ferme jusqu’à l’Adige.

 

— Savez-vous, raconte Lavalette six jours après avoir quitté la capitale, qu’à Paris vous êtes « le Grand Pacificateur » ? On acclame votre nom. Le retour de votre épouse a été salué comme celui d’une reine. Vous êtes auréolé de la gloire du général victorieux et de celle du sage.

Napoléon écoute. Il vient de recevoir les félicitations du Directoire pour la conclusion du traité de Campoformio. Le nouveau ministre des Relations extérieures, Talleyrand, l’ancien évêque d’Autun, que Napoléon n’a jamais rencontré, lui a écrit : « Voilà donc une paix à la Bonaparte… Le Directoire est content, le public enchanté. Tout est au mieux. On aura peut-être quelques criailleries d’Italiens ; mais c’est égal. Adieu, général Pacificateur ! Adieu, amitié, admiration, respect, reconnaissance : on ne sait où s’arrêter dans l’énumération. »

« Criailleries d’Italiens » : voilà un ministre qui se soucie peu de la Vénétie livrée aux Autrichiens, voilà un homme qui semble comprendre ce que sont la politique et la diplomatie.

— À Paris ce sera un triomphe, assure Lavalette. On se pressera dans les rues que vous emprunterez.

— Bah, dit Napoléon, le peuple se porterait avec autant d’empressement sur mon passage si j’allais à l’échafaud.

Lorsqu’on lui annonce sa nomination au commandement en chef de l’armée d’Angleterre destinée à préparer l’invasion puis, lorsqu’un nouveau message de Paris reçu le lendemain le charge de représenter la République au congrès de Rastadt où doit s’organiser l’exécution du traité de Campoformio, il ne manifeste aucune surprise.

Il sait que certains députés et, parmi les Directeurs, Reubell n’ont pas apprécié les clauses du traité. Tous n’ont pas eu le réalisme de Talleyrand. Mais comment aurait-on pu rejeter cette paix attendue et saluée avec enthousiasme ?

— Ils m’envient, je le sais, dit Napoléon, bien qu’ils m’encensent. Mais ils ne me troubleront pas l’esprit. Ils se sont dépêchés de me nommer général de l’armée d’Angleterre pour me retirer de l’Italie où je suis plus souverain que général. Ils verront comment les choses iront quand je n’y serai plus.

Mais il part sans regret.

Il rassemble les officiers du palais Serbelloni. Il passe devant eux lentement. Chaque visage évoque un moment de ces presque deux années passées à combattre. Du printemps 1796 où il prenait en main une bande de « brigands » à ces grenadiers fidèles jusqu’à la mort, à ces capitaines et à ces généraux aux uniformes chatoyants l’entourant de leur admiration dans ces salons décorés avec faste, une révolution a eu lieu dans sa vie.

Hier, il n’était que le général Vendémiaire, le voici aujourd’hui acclamé, fêté, encensé, « général Pacificateur ».

Il s’éloigne des officiers qui l’entourent. Il se souvient de Muiron, qui s’est placé comme un bouclier entre la mort et lui. Mort Muiron comme ces milliers d’autres, jeunes vies pleines comme la sienne d’énergie, de désir, d’ambition. Il se sent porteur de tout cet héritage de force et de sang. Vivant par et pour tous ces morts. Solidaire à jamais d’eux, hanté par leur souvenir.

— En me trouvant séparé de l’armée, dit-il, je ne serai consolé que par l’espoir de me revoir bientôt avec vous, luttant contre de nouveaux dangers. Quelque poste que le gouvernement assigne aux soldats de l’armée d’Italie, ils seront toujours les dignes soutiens de la liberté et de la gloire du nom français.

Je suis devenu ce nom.

 

Dans la nuit du 17 au 18 novembre 1797, il arrive à Turin.

L’ambassadeur de France Miot de Mélito l’accueille pour quelques jours dans sa résidence.

Napoléon ne peut dormir. Il va et vient dans le grand salon, regarde à peine Miot, déférent et silencieux. Napoléon se parle d’abord à lui-même dans ce moment qui est une parenthèse entre une partie de son histoire qui s’achève, et une autre qui commence et qu’il veut déjà explorer.

— Ces avocats de Paris qu’on a mis au Directoire, dit-il, n’entendent rien au gouvernement, ce sont de petits esprits. Je vais voir ce qu’ils veulent faire à Rastadt. Je doute fort que nous puissions nous entendre et rester longtemps d’accord.

Il s’interrompt. Il semble découvrir la présence de Miot, puis, sans le quitter des yeux, il ajoute :

— Quant à moi, mon cher Miot, je vous le déclare, je ne puis plus obéir ; j’ai goûté du commandement et je ne saurais y renoncer. Mon parti est pris, si je ne puis être le maître, je quitterai la France ; je ne veux pas avoir fait tant de choses pour la donner à des avocats…

 

À neuf heures du matin, la voiture quitte Turin.

Napoléon passe à Chambéry, à Genève, à Berne, à Soleure, à Bâle.

Il regarde ces foules qui l’acclament et, dans le reflet des vitres, il aperçoit son visage, mince, pâle, fatigué. Mais quand la voiture s’arrête, il saute à terre, vif et énergique. On l’entoure. On sollicite ses avis. Il tranche, dîne en quelques minutes, frugalement, repart à l’aube, traverse le Brisgau et arrive aux portes de Rastadt le 25 novembre au soir.

Il fait arrêter la voiture, change d’équipage. Il faut frapper le peuple. Il entre en ville dans un carrosse tiré par huit chevaux et escorté par trente immenses hussards de Veczay, aux chevaux harnachés pour la parade.

Il occupe entièrement, avec sa suite, l’une des ailes du château. Mais aussitôt il se sent englué dans ces négociations entre les diplomates. Il n’est pas le maître mais le subordonné du Directeur Reubell, qui est responsable de la diplomatie au Directoire. Autour de lui, il n’a plus ses grenadiers fidèles, ni la cour du château de Mombello. Il s’irrite. On ne peut accepter d’être rabaissé quand on a été grand.

Dans la salle des négociations, il rencontre Axel Fersen, le délégué de la Suède, qui fut l’amant de Marie-Antoinette. Il le toise.

— La République française ne souffrira pas, lui dit-il d’un ton cassant, que des hommes qui lui sont trop connus par leurs liaisons avec l’ancienne cour de France viennent narguer les ministres du premier peuple de la terre.

Puis il lui tourne le dos. Il ne supporte pas le « bavardage diplomatique ».

Le 30 novembre, pressant les diplomates, il échange les ratifications du traité. Le 2 décembre, il convoque son aide de camp Murat et lui donne l’ordre de gagner Paris afin d’y préparer son arrivée. Le 3 décembre 1797, il part à son tour. Il s’arrête à Nancy le 4, pour quelques heures.

Les francs-maçons de la loge Saint-Jean-de-Jérusalem l’accueillent et le fêtent, mais il ne répond que par quelques mots. Il est distrait. Il semble rêver. Il s’est habillé en bourgeois, et c’est en voiture de poste qu’il arrive à Paris le 5 décembre 1797, à cinq heures du soir, accompagné de Berthier et de Championnet.

Joséphine doit être sur les routes d’Italie, puisqu’il lui a donné l’ordre de regagner Paris. Il ne veut pas penser à elle. Car l’imaginer est souffrance, jalousie.

 

Paris est désert. Ni bruit, ni cortège.

Il rentre chez lui, rue Chantereine. Mais la rue s’appelle désormais « rue de la Victoire ».

Et le silence et la discrétion alors qu’on attend les vivats pour saluer sa gloire sont un autre moyen de surprendre.

Et comment gouverner les hommes sans les étonner ?