17.

Napoléon entre dans le bureau du général Dumerbion, qui est assis les jambes allongées, le corps lourd et las. Il semble avoir du mal à lever le bras. Des officiers sont debout autour de la table sur laquelle sont posées des cartes.

Napoléon les dévisage l’un après l’autre. Ils baissent les yeux. Pas un de ces hommes, qu’il côtoie depuis des mois, qui n’ose faire un geste d’amitié ou le féliciter pour sa remise en liberté.

Tous se taisent. Et c’est ainsi depuis que Napoléon a quitté le Fort-Carré et retrouvé ses fonctions à Nice, à l’état-major de l’armée d’Italie.

Le général Dumerbion toussote, soupire.

Il pointe enfin son doigt sur la carte, invite Napoléon à s’approcher. Les officiers s’écartent.

Napoléon a envie de les toucher, de leur lancer en ricanant : « Je suis pestiféré, craignez pour votre liberté et votre vie. » Mais à quoi bon ? Il a découvert depuis son emprisonnement que la lâcheté et la peur étaient largement partagées.

Dumerbion lui a demandé d’établir un nouveau plan d’attaque dans la région de Diego et de Cairo, dans le Piémont, au-delà des cols de Tende et de Cadibona. Mais il se sent entouré par la suspicion. On le surveille. On le guette, et surtout on l’évite. On se méfie des nouveaux représentants en mission. On craint l’épuration ordonnée par la Convention et le Comité de Salut Public. Il s’agit de traquer les officiers suspects de jacobinisme, et de couper « la queue de Robespierre » dans les armées. Des officiers ont été mutés. D’autres emprisonnés. On a guillotiné plus de cent personnes dans les jours qui ont suivi la chute de celui qu’on appelle maintenant « le tyran ». Dans les prisons s’entassent les maîtres d’hier. Et quelquefois la foule en brise les portes, massacre les prisonniers. Les « Compagnies de Jésus » et les « Compagnies du Soleil » pourchassent les Jacobins, font des milliers de victimes. Elles sont animées par des émigrés royalistes ou les nouveaux représentants en mission.

Napoléon sait que Lucien a été arrêté comme Jacobin, jeté dans la prison d’Aix. Et Napoléon a écrit à l’un des administrateurs de la ville : « Assiste mon frère, ce jeune fou, et aie pour lui la sollicitude de l’amitié. »

Mais que peut-on attendre d’un homme quand la peur le tient ? Que peut-on attendre d’un pays, quand le centre du pouvoir bascule ainsi d’une main à l’autre et qu’à la terreur jacobine succède la terreur blanche ?

Pendant que le général Dumerbion parle, Napoléon ne regarde pas la carte.

Il est familier de chaque pli du terrain. Il a rédigé tant de mémoires sur la campagne qu’il faudrait conduire en Italie ! Chaque fois il a proposé les mêmes axes afin de séparer les Autrichiens des Piémontais. Il a expliqué qu’il faut déployer les troupes en tirailleurs. Tout ce qu’il a lu lorsqu’il était en garnison à Auxonne, à Valence, les livres de Guibert et de Gribeauval, les traités de Du Teil, est revenu prendre place naturellement dans ses phrases. Pourquoi dès lors écouter Dumerbion, ce général impotent qui n’imagine rien ?

Si Dumerbion, ces officiers couards savaient la confiance qui est la sienne et s’ils devinaient les idées avec lesquelles il jongle !

Il faudrait, pense-t-il, un pays dont le centre serait un point de ralliement, un axe fixe. Et chaque citoyen serait assuré de la place qu’il occupe dans ce système. Ni terreur rouge, ni terreur blanche. Un ordre méthodique, une organisation mathématique.

Il répond à Dumerbion sans l’avoir écouté.

Il est prêt à conduire les bataillons dans la région de Cairo et Diego. Il se mettra en route pour les rejoindre dès aujourd’hui.

Il sait ce que le général Schérer a écrit sur lui : « Cet officier connaît bien son armée, mais il a un peu trop d’ambition. »

Mais qu’est-ce qu’un homme sans ambition ?

Une terre stérile.

Il est sur le terrain. Il pleut dans ces hautes vallées et sur ces collines piémontaises qui s’enfouissent en longues dorsales serrées dans la plaine de Lombardie.

Là-bas, dans la grasse terre alluviale, sur les rives du Pô, somnolent les villes opulentes, Milan, Vérone, Mantoue. Alors que les soldats sardes reculent, que les troupes républicaines mal vêtues, mal nourries, que ces soldats malades dé dysenterie et parfois de typhus remportent la victoire de Diego et Cairo, Napoléon observe à la lunette cette Italie opulente, la Lombardie, où il suffirait d’un peu d’audace pour pénétrer et régner.

Mais il ne commande pas en chef. Et que peut-on, quand on doit obéir à des hommes qui vous sont inférieurs ?

Il rôde, maigre, le corps penché en avant, dans la maison de Cairo où est installé l’état-major.

Tout est trop simple, trop lent. Il s’impatiente. Il ne pourra pas vivre ainsi.

Il pousse la porte du bureau qu’occupe le Conventionnel Turreau venu en mission à l’armée d’Italie. Il s’immobilise. Une femme est assise. Turreau est absent.

— Je suis la citoyenne Turreau, dit-elle.

Sa longue robe plissée, serrée à la taille, fait ressortir les rondeurs de ses hanches et de sa poitrine.

Elle ne baisse pas les yeux.

Il est attiré par ce corps, ces cheveux blonds, cette attitude alanguie. C’est comme une plaine à conquérir, à prendre dans un assaut court et brutal.

Il se penche. Il prononce quelques mots, elle répond. Le citoyen Turreau, dit-elle, est en inspection, il rentrera demain.

Il l’entraîne.

Au matin, alors qu’avec Junot il chevauche vers Nice, il murmure : « Des cheveux blonds, de l’esprit, du patriotisme, de la philosophie. »

 

Il retrouve les bureaux de l’état-major à Nice.

Une femme, une nuit, peut-elle apaiser ce besoin d’agir, ce désir d’être ce qu’on sait pouvoir être ?

Félicité Turreau séjourne quelques jours à Nice et elle se laisse à nouveau prendre.

Mais si les nuits sont brèves, les jours s’étirent.

On parle, à l’état-major, d’une expédition en Corse pour y déloger les Anglais. On rassemble des troupes et des navires à Toulon. Il faut qu’il en fasse partie.

Mais il a le sentiment que chaque fois qu’il interroge on se dérobe. Un matin, il apprend que Buonarroti a été destitué de ses fonctions de commissaire de la Convention à Oneglia. L’Italien est passé dans la nuit par Nice, entouré d’une escorte, en route pour les prisons de Paris, suspect de robespierrisme.

Napoléon comprend que l’arrestation de Buonarroti va encore accroître les soupçons contre lui. Il s’emporte et s’indigne : il ne fera pas partie de l’expédition en Corse. Pis, le 29 mars, il est rappelé de l’armée d’Italie.

Il rudoie Junot, Marmont, Muiron, qui tentent de l’apaiser. Rien ne le calme. Il reçoit une lettre de sa mère. « La Corse, écrit-elle, n’est qu’un rocher stérile, un petit coin de terre imperceptible et misérable. La France, au contraire, est grande, riche, bien peuplée. Elle est en feu. Voilà, mon fils, un noble embrasement. Il mérite les risques de s’y griller »

Mais comment se jeter dans le brasier ?

Brusquement, en ce mois de mars 1795, c’est comme si la corde de l’arc se détendait, parce qu’il n’y a plus de cible à viser et que la flèche retombe.

 

Il se rend à Marseille.

Lorsqu’il traverse Draguignan, Brignoles, et les petites villes du Var, il sent les regards hostiles qui le suivent. Les royalistes des Compagnies de Jésus ont envahi les campagnes, sévissent tout au long de la vallée du Rhône. On pourchasse les Jacobins. On les massacre dans les prisons de Lyon. Les Muscadins, à Paris, les assomment et font fermer le Club des Jacobins.

Que faire sans appui, alors qu’on est un général de vingt-cinq ans soupçonné de jacobinisme, écarté, privé de commandement, dépendant du bon vouloir d’hommes inconnus, hostiles ou indifférents, puissants dans leurs bureaux des Affaires de la Guerre, et qui ne vous ont pas vu charger à la tête des troupes, qui ignorent et peut-être craignent tout ce qu’il y a en vous de force, d’énergie, de désir de vaincre ?

Peut-être est-ce le temps des médiocres qui commence ?

Où est ma place dans ce pays ?

 

Il entre rue des Phocéens, à Marseille, dans le salon cossu des Clary.

Joseph s’avance, grossi, souriant, tenant le bras potelé de son épouse, Julie Clary, cent cinquante mille livres de dot.

Joseph s’efface, pousse vers Napoléon Désirée Clary, sa belle-soeur, une jeune fille brune au visage rond, au corps svelte. Elle a la timidité à éclipses de ses seize ans.

Elle est mutine, admirative et douce. Elle s’offre sans coquetterie comme une place qui se livre dans un élan au chef de guerre qui s’approche.

Napoléon s’assied près d’elle. Elle parle peu. Elle attend. Il rêve à être comme Joseph, ce chapon tranquille, heureux dans son ménage, mangeant gras et régulièrement, sans ennemis ni désirs, soucieux seulement du bonheur quotidien aux côtés des siens.

La rêverie s’obstine, s’amplifie au fil des jours, en mars et en avril 1795.

C’en serait fini, s’il se mariait avec Désirée Clary, d’être ce chat efflanqué qui rôde, le plus souvent seul.

Il saisit le poignet de Désirée. Sa peau est fraîche. Sa main se laisse prendre et serrer.

Chaque nuit, investir cette place, la posséder définitivement.

Pourquoi pas ?

Elle n’a que seize ans, dit-elle. Et lui seulement vingt-six dans quatre mois. Il la presse. Il met à donner de la réalité à ce rêve autant de force qu’à établir une batterie.

Le 21 avril, sous le regard bienveillant de Joseph, le frère aîné, et de son épouse Julie née Clary, la soeur aînée, Napoléon et Désirée Clary sont déclarés fiancés.

Tout est bien.

Le 7 mai, Junot présente à Napoléon l’un de ces feuillets dont il reconnaît la couleur de l’encre.

Il l’arrache des mains de Junot. Il lit. Il jure. Il est nommé commandant d’une brigade d’infanterie en Vendée.

D’infanterie ! Lui, général de l’arme savante, lui, le « capitaine canon » du siège de Toulon, lui, le commandant de l’artillerie de l’armée d’Italie ! C’est une dégradation, pas une promotion.

En Vendée !

Lui, qui a combattu l’Anglais et le Sarde, lui, contre les Chouans !

Il bouscule Junot, il pousse Joseph, il aperçoit Désirée Clary.

Il la fixe.

Son rêve est assis là, dans ce salon, bien sagement, les deux mains sur les genoux.

Il part pour Paris demain, dit-il.

Croit-on qu’il va se laisser étouffer, reléguer, exiler, humilier ? Qu’est-ce que le bonheur, sinon agir, se battre ?