31.

Napoléon écoute, debout sur la passerelle de l’Orient.

On longe les côtes de Corse. Le vent a faibli. Le temps est beau. On aperçoit déjà le cap Bonifacio et, au-delà, se profilent sur l’horizon les cimes de la Sardaigne. Après, on voguera vers la Sicile, puis Malte, la Crète, Alexandrie enfin.

 

Napoléon donne l’ordre au corps de musique de se rassembler sur le tillac avant. Les musiciens commencent à jouer. Déjà, des navires les plus proches, des fanfares répondent. Les voix des soldats entassés sur les ponts se mêlent aussitôt aux roulements des tambours et à l’éclat des cuivres.

On reprend en choeur, d’un navire à l’autre, Le Chant du départ qui, depuis 1794, est entonné dans toutes les armées.

La Victoire en chantant nous ouvre la barrière

La Liberté guide nos pas

Et du Nord au Midi la trompette guerrière

A sonné l’heure, l’heure des combats.

Tremblez, ennemis de la France.

Les hommes ont besoin de cette communion.

Le refrain est hurlé :

La République nous appelle

Sachons vaincre ou sachons mourir.

Un Français doit vivre pour elle,

Pour elle, un Français doit mourir.

L’amiral Brueys s’approche, parle fort pour se faire entendre, mais Napoléon détourne la tête. Il sait. L’amiral, depuis plusieurs jours, fait état de ses inquiétudes. Une frégate qui a rallié le convoi à hauteur de Bastia a aperçu au loin une escadre anglaise. Un autre message, transmis depuis Gênes à un navire français, apporte le même renseignement. Les navires anglais donnent la chasse, avec à leur tête le Vanguard de l’amiral Nelson.

Napoléon s’éloigne.

Voilà des semaines qu’il n’a pas connu une telle paix. Dans les jours qui ont précédé le départ, il était tenaillé par l’anxiété. Mais depuis qu’il a pris la mer, il éprouve une sensation joyeuse de légèreté et de disponibilité. Il est entre les mains du vent, de la mer, du hasard. Il ne peut plus rien. Si les voiles anglaises se profilent à l’horizon, si le combat s’engage, alors, en effet, il faudra décider, choisir. Mais pour l’heure, que l’amiral Brueys se taise, qu’il veille à la marche des navires, qu’on répare les voiles quand le temps le permet et qu’on force l’allure en tirant des bordées pour parvenir plus rapidement au but.

 

La nuit tombe. L’une après l’autre, les musiques cessent de jouer et l’on n’entend plus que le craquement des coques et des mâts, le claquement des voiles. Le convoi, qui occupait toute la mer comme une ville majestueuse arborant ses bannières et ses étendards, a disparu, enseveli par l’obscurité. Napoléon regarde la voûte céleste, cette traînée laiteuse qui traverse le ciel comme une escadre illuminée, composée d’une myriade de navires que rien ne peut arrêter.

Et c’est cette certitude qui habite Napoléon. Il va d’un point de son destin à l’autre, entraînant avec lui cette flotte et ces dizaines de milliers d’hommes.

 

Il quitte la passerelle. Dans le vaste « salon de compagnie » qu’il a fait aménager près de la salle à manger et de sa cabine, les officiers et certains membres de l’expédition qu’il a conviés à partager sa table et sa soirée se lèvent.

Il a établi dès les premières heures une discipline stricte. Bourrienne, auquel il transmettait ses consignes, s’est étonné de ce qu’il a appelé une « étiquette de cour ». Pourquoi pas ? En mer plus qu’ailleurs, et sûrement dans le désert, où il faudra marcher durant des jours et combattre, l’ordre, la discipline, la hiérarchie sont nécessaires. Il faut donc que les degrés qui permettent d’accéder au sommet soient marqués, respectés. Il faut que l’agencement et le luxe même rappellent que le général en chef est un homme à part.

Les hommes sont entassés dans les entreponts de l’Orient. Leur nourriture devient chaque jour plus détestable. Leurs vêtements sont imprégnés des vomissures répandues chaque jour par les hommes malades. Et ils sont presque tous malades. Mais le général en chef et ses proches doivent échapper à ce sort commun. Non par goût du luxe, mais parce qu’ils sont ceux qui commandent. Et que les privilèges dont ils bénéficient sont la marque de leurs responsabilités et de leur rôle.

Napoléon sait que la manière dont il vit à bord de l’Orient suscite des critiques. « Usages de la cour au milieu d’un camp de spartiates », dit-on. On lui rapporte ces propos. Alors que Napoléon traverse la salle de jeu, quelqu’un a même lancé : « On ne se donne pas d’éclat et de considération par le privilège, mais par l’amour de la patrie et de la liberté. »

Napoléon s’est arrêté, a cherché des yeux l’impertinent, mais il n’a vu que des visages soumis, des regards fuyants.

Il a lancé d’une voix forte : « Jouez, messieurs. Voyons qui a le privilège et l’inégalité que donne la chance. »

Il y a eu un brouhaha. On a posé les louis d’or sur les cartes. Les joueurs de pharaon, ce jeu de cartes que l’on pratiquait à Versailles, ont empoché leurs mises.

Qu’est-ce que l’égalité au jeu ? Le hasard trie entre gagnants et perdants. Et dans la vie ?

 

Napoléon s’installe dans le salon de compagnie au milieu de ses proches. « Parlons de l’égalité, dit-il, et donc de l’inégalité parmi les hommes. »

Il provoque du regard Monge, assis près de lui, puis Bourrienne ou le général Caffarelli. Junot somnole déjà. Eugène de Beauharnais rêve. Berthollet bougonne. Pas un, pourtant, qui se déroberait à ces débats quotidiens que Napoléon a instaurés, parce que la pensée doit être en mouvement permanent, que chaque instant, chaque regard, fait naître une réflexion.

— L’inégalité, reprend-il.

Ont-ils lu Rousseau ? Caffarelli commence. « Les lois qui consacrent la propriété, dit-il, consacrent une usurpation, un vol. » La discussion est lancée.

Napoléon se lève. Allons sur le pont.

On marche en groupe. Il fait doux. On parle une partie de la nuit. On prolongera demain cette séance des « Instituts », ainsi que Napoléon nomme ces confrontations.

Il demande à Bourrienne de le suivre dans sa cabine. Il s’allonge. Il a fait attacher au pied de son lit des boules de fer pour tenter de diminuer le roulis. Mais rien n’y fait. Parfois il doit rester couché. Bourrienne lit. Monge et Berthollet le rejoignent. On parle de Dieu, de l’islam, des religions qui sont nécessaires aux peuples.

Napoléon tout à coup s’interrompt. Il veut que Bourrienne reprenne à haute voix la lecture du Coran. Le livre est classé là, au côté de la Bible, dans la bibliothèque, au rayon « Politique ».

 

Le 9 juin, tôt le matin, Napoléon monte sur la passerelle de l’Orient. L’amiral Brueys tend le bras. À l’horizon, des dizaines de voiles forment un moutonnement blanc. Dans la longue-vue, Napoléon repère le convoi parti de Civita Vecchia qui rejoint le gros de la flotte. Et cette bande de terre brune qu’on distingue à peine au-dessus de la mer, c’est Malte, et l’île de Gozo, qui n’en est séparée que par quelques encablures.

Napoléon demande qu’on lui apporte son épée, puis il commence à dicter des menaces au ton d’ultimatum pour le grand maître des chevaliers de Malte, Hompesch.

Il veut, dit-il, renouveler la provision d’eau de tous les navires. Il exige la reddition des chevaliers. Il sait qu’il va occuper l’île, peu importe la réponse que vont rapporter ces officiers qui s’éloignent de l’Orient à bord de deux chaloupes.

L’île doit passer sous le contrôle de la France. Sa possession fait partie du plan. Et rien ne peut s’y opposer. Elle doit être emportée comme un avant-poste lors d’une charge qui va continuer sa chevauchée, bien au-delà.

« Le général Bonaparte, dicte-t-il, est résolu à se procurer par la force ce qu’on aurait dû lui accorder en suivant les principes de l’hospitalité qui est à la base de votre ordre. »

Le débarquement des troupes peut commencer.

 

Il entend des voix qui chantent La Marseillaise. Ce sont les soldats de la 9e demi-brigade qui escaladent les défenses de l’île de Gozo. Napoléon les aperçoit dans sa longue-vue. Il lance des ordres. Dans un grand remuement de cordages, des chaloupes sont descendues, les fantassins embarquent. Certaines touchent terre après quelques minutes, et déjà des fumées d’incendies s’élèvent ici et là.

Napoléon commande un feu de batterie. Il faut montrer que rien n’arrêtera la force. Au bout de quelques heures, le grand maître Hompesch demande à parlementer.

Napoléon, alors, peut parcourir les rues de La Valette. Il marche lentement dans cette ville aux rues pavées qui forment un damier. Ici, comme en Italie, il foule l’Histoire. Il est le successeur des chevaliers de la Croisade.

Il reçoit ces chevaliers dans leur propre palais, sur lequel flotte le drapeau de la République. « Que ceux, dit-il, qui sont français et ont moins de trente ans viennent prendre leur part de gloire en rejoignant l’expédition. Quant aux autres, ils ont trois jours pour quitter l’île. »

 

Puis il poursuit sa visite. Il est le maître de ce qui est un État. Rien ne peut résister à sa volonté, et cela excite son imagination.

Il dicte des codes, des décrets, réorganise toute l’administration de l’île.

Lorsqu’il va et vient dans la grande salle de l’Ordre, il s’arrête parfois devant l’un des blasons de chevalier. Durant quelques minutes, il ne dicte plus. Il avait fallu des siècles pour bâtir cet État. Il lui suffit de quelques heures pour en construire un différent. Et mettre ainsi en place, en seize paragraphes, toute l’administration de l’île, en finir avec les titres de noblesse. Il sent que ses aides de camp l’observent, figés dans une admiration respectueuse.

Un homme, du haut du pouvoir, il l’a déjà pressenti en Italie en créant les Républiques cisalpine et ligurienne, peut changer tout l’ordre des choses. Un homme commandant à des soldats en armes peut autant, plus qu’un peuple en révolution, qu’une populace et son désordre. Cette idée l’exalte. Il est fier de son oeuvre.

 

Il marche dans les rues de La Valette. Il entre dans la cathédrale Saint-Jean. Elle est transformée en fonderie. On exécute ses ordres.

Dans chacune des chapelles sont installés des fourneaux qui servent à passer au creuset tout l’or et l’argent des reliques. Dix ouvriers tapent à coups de marteau sur les objets précieux avant de fondre les morceaux.

Il rentre dans le palais des chevaliers. Il ordonne qu’on affiche la proclamation qu’il vient de relire : « Tous les habitants de l’île de Malte deviennent citoyens français et font partie de la République… L’homme ne doit rien au hasard de la naissance, seuls son mérite et ses talents le distinguent… »

Les heures, les jours passent. Lorsqu’il flâne dans les jardins du palais des chevaliers, il écoute ses généraux. Lannes se plaint de l’attitude de certains soldats qui ont pillé un couvent à Gozo, tenté de violer les religieuses, menacé leurs officiers. D’autres parlent des prostituées innombrables accueillantes aux Français.

Il écoute. De quoi se souviendra-t-on ? De ces scories ? Des maisons saccagées, des reliques fondues, et même des femmes violées, de la brutalité des soldats, des morts, ou bien qu’il fut ici, conquérant, avant de rejoindre Alexandrie ?

Que garderont les peuples en mémoire ? Le souvenir de la force, ou bien qu’il a libéré les deux mille esclaves musulmans du bagne de Malte ?

Il s’assied dans le jardin du palais. On lui apporte un panier rempli d’oranges qui viennent d’être cueillies. Sous la peau épaisse et âpre du fruit, il y a la fraîcheur veloutée de la pulpe juteuse.

 

Le 18 juin, puisque la tâche est accomplie et que les vents sont favorables, Napoléon donne à l’amiral Brueys l’ordre d’appareiller. L’Orient s’éloigne cependant que la garnison laissée à Malte salue le départ du convoi par quelques coups de canon.

La chaleur, en quelques heures, se fait plus lourde malgré la brise de mer. Les côtes de Grèce, de Cythère et de Crète qu’on longe sont enveloppées au milieu de la matinée par une brume grisâtre que seuls les vents du soir et du matin dissipent. Napoléon reste sur la passerelle. Ici sont les terres où séjourna Ulysse, là sont les côtes que longèrent les galères romaines. Voici le royaume de Minos, l’origine des mythologies.

Est-il le seul à entrer en communion avec ces paysages chargés d’Histoire ? Il parle sans fin. Il évoque la décadence des cités et des empires, celles de Grèce et ceux d’Occident et d’Orient. Il faut la volonté d’un homme, l’égal d’un Alexandre ou d’un César, pour dessiner les frontières d’une nouvelle puissance. Et la gloire se conquiert ici.

Le 27 juin, dans le crépuscule, Napoléon donne l’ordre à Brueys d’appeler à la poupe de l’Orient la frégate Junon.

Il voit les hommes massés et silencieux sur le pont de la frégate qui s’est approchée bord contre bord. Ils attendent comme ils attendraient les oracles d’une divinité. Mais c’est lui qui prononce les mots auxquels on obéit. Le commandant de la frégate écoute les instructions : rejoindre Alexandrie et embarquer le consul de France, Magallon.

 

Il faut attendre le retour de la frégate. Le temps fraîchit. Un vent du Nord secoue les navires du convoi. Il se renforce encore. Les lames sont hautes, rageuses, jetant les paquets de mer sur les ponts. Les soldats sont malades. Mais ils se rassemblent pour entendre la lecture d’une proclamation de Napoléon. Il les regarde cependant que les officiers lisent. Ces hommes ont du mal à se tenir debout dans la tempête, mais peu à peu ils écoutent. Il faut qu’ils comprennent. Il leur dit : « Celui qui viole est un monstre, celui qui pille nous déshonore. » Ils sont avertis. Il ne pourra pas tout empêcher. Les hommes en guerre, il les connaît. Mais il pourra sévir. Il leur parle pour les prévenir et pour les élever, leur demander d’être au-dessus d’eux-mêmes. Commander, c’est cela.

« Soldats !

« Vous allez entreprendre une conquête dont les effets sur la civilisation et le commerce du monde sont incalculables…

« Nous ferons quelques marches fatigantes ; nous livrerons plusieurs combats ; nous réussirons dans toutes nos entreprises ; les destins sont pour nous.

« Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans ; leur premier article de foi est celui-ci : “Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète.”

« Ne les contredisez pas ; agissez avec eux comme nous avons agi avec les juifs, avec les Italiens ; ayez des égards pour leurs muftis et leurs imams comme vous en avez eu pour les rabbins et les évêques. Ayez pour les cérémonies que prescrit l’Alcoran, pour les mosquées, la même tolérance que vous avez eue pour les couvents, pour les synagogues, pour la religion de Moïse et de Jésus-Christ.

« Les légions romaines protégeaient toutes les religions. Vous trouverez ici des usages différents de ceux d’Europe : il faut vous y accoutumer.

« La première ville que nous rencontrerons a été bâtie par Alexandre. Nous trouverons à chaque pas des souvenirs dignes d’exciter l’émulation des Français. »

Quelques vivats seulement, le vent est trop fort, la mer trop grosse.

 

Le 30 juin, en pleine tempête, la Junon est de retour.

Le consul Magallon réussit à monter à bord de l’Orient malgré les vagues qui poussent la chaloupe contre la coque. Il parle à Napoléon en se tenant aux cloisons de sa cabine. Une escadre anglaise forte de plus de dix navires vient de quitter Alexandrie. Elle doit rôder, attendre le convoi français.

Napoléon monte aussitôt sur le pont. Il devine au visage de l’amiral Brueys que celui-ci est inquiet. Nelson n’est pas loin. La tempête interdit un débarquement dans les heures prochaines.

Il faut attendre, dit Brueys qui insiste.

— Amiral, nous n’avons pas de temps à perdre. La fortune ne me donne que trois jours. Si je n’en profite pas, nous sommes perdus. Être grand, c’est dépendre de tout. Pour ma part, je dépends des événements dont un rien décide.

 

Ordre est donné de débarquer dans la baie du Marabout, à l’ouest d’Alexandrie.

Depuis l’Orient, Napoléon voit des chaloupes chargées de troupes se renverser. Il entend les cris des soldats dont la plupart ne savent pas nager.

C’est le moment le plus périlleux. Napoléon marche sur le pont, les mains derrière le dos. L’anxiété l’a saisi et l’impatience le tenaille.

À quatre heures de l’après-midi, le 1er juillet 1798, il embarque sur une galère maltaise afin d’approcher de la côte. Puis il saute dans une chaloupe et, à une heure du matin, il atteint le rivage.

 

Cette terre enfin !

Il l’arpente, donne ses premiers ordres. La nuit est claire. Les troupes continuent de débarquer. Il se sent à nouveau calme et déterminé. Il s’allonge. Il va dormir sur la terre où marcha Alexandre.

À trois heures du matin, il se réveille, passe en revue les troupes. Les soldats sont trempés. Il scrute les visages puis donne l’ordre aux divisions Kléber, Menou et Bon de marcher vers Alexandrie.

Ici, ce n’est pas le luxe qui doit distinguer le chef, mais son courage et son audace.

Napoléon, d’un pas vif, se place en avant de la colonne. À ses côtés marche le général Caffarelli, qui a une jambe de bois.

 

Bientôt commence le règne du soleil, de la soif, du sable, des Bédouins, de la lumière aveuglante et de cette chaleur si pesante qu’elle coupe le souffle, imprègne les vêtements de laine.

Napoléon marche sans se retourner. Parfois il entend un cri sourd et un bruit. Un homme vient de s’effondrer, épuisé, les lèvres et la langue gonflées par la soif.

Les puits sont vides.

Tout à coup, on aperçoit du sommet d’une dune les fortifications d’Alexandrie.

À quelques centaines de mètres se dresse la colonne de Pompée.

Napoléon s’installe sur le socle, s’assied. Un officier lui apporte quelques oranges de Malte dans lesquelles il mord. Elles sont amères et sucrées à la fois.