24.

Il est seul.

Et cependant une foule d’hommes l’entoure.

Des soldats crient son nom : « Vive Bonaparte ! », d’autres saluent familièrement « notre petit caporal ».

Des aides de camp bondissent de cheval, apportent un pli.

Des tuniques blanches de fantassins autrichiens ont été vues dans les faubourgs de la ville. « Il faut quitter Vérone, général. » Les avant-gardes de Wurmser sont donc déjà parvenues à ce point. D’autres courriers annoncent que plus à l’ouest les troupes du général Quasdonovitch ont atteint Brescia. Les divisions de Masséna et d’Augereau ont reculé. Des uhlans s’aventurent loin en avant. Ils sont dans les environs de Mantoue. Ils attaquent les convois et les voitures isolées.

Napoléon sent dans l’attitude des officiers, il voit sur le visage des soldats l’inquiétude et l’angoisse, la peur de la défaite, la tentation de la fuite. Dans quelques heures, tout ce qu’il a gagné depuis le début de la campagne d’Italie sera peut-être perdu.

Il voudrait tant pouvoir un moment se laisser aller, trouver un appui, solliciter un conseil. Il a la sensation d’être écrasé par toutes les décisions qu’il doit prendre. Il doute de lui-même.

Il convoque les généraux qui sont sous ses ordres. Peut-être est-ce une erreur ? Mais Wurmser et Quasdonovitch avancent, victorieux.

Augereau, Masséna, Sérurier entrent dans la pièce, et immédiatement Napoléon sait qu’il ne peut rien attendre d’eux.

Commander en chef, c’est être seul.

Alors, calmement, comme s’il ne sentait pas en lui cette anxiété qui le ronge, il dit que la force d’une armée, « comme nous l’a enseigné Guibert », est le produit de la vitesse par la masse. Il faut donc déplacer les troupes à grande allure. Marcher de nuit et de jour afin de surprendre l’ennemi. Le battre. Et marcher, marcher encore jusqu’à un autre objectif.

Il décide donc de lever le siège de Mantoue, ce qui étonnera et troublera les Autrichiens, puis d’aller vers le nord avec toutes les troupes afin de battre Quasdonovitch et de revenir affronter Wurmser, qui s’imaginera avoir emporté une grande victoire en libérant Mantoue, « que nous aurons délibérément abandonnée ».

— Lever le siège de Mantoue…, commence à objecter Sérurier.

— Lever le siège, répète Napoléon d’une voix coupante. Et marcher.

Il est seul. Cela épuise. S’il pouvait se confier, être rassuré, consolé, aimé. Pouvoir un seul instant tomber l’armure, ne plus être seul, quelle paix !

Mais il est seul.

 

« Il y a deux jours que je suis sans lettre de toi, écrit-il en s’efforçant de bien former les caractères pour que Joséphine puisse le lire sans trop d’impatience. Voilà trente fois aujourd’hui que je me suis fait cette observation. Je fais appeler le courrier, il me dit qu’il est passé chez toi et que tu lui as dit que tu n’avais rien à lui ordonner. Fi ! Méchante, laide, cruelle, tyranne, petit joli monstre ! Tu te ris de mes menaces et de mes sottises ! Ah, si je pouvais, tu sais bien, t’enfermer dans mon coeur, je t’y mettrais en prison. »

Cette idée de retenir Joséphine, de ne plus être seul devient obsédante. S’il pouvait posséder au moins cela, une femme aimée, qui ne fuie pas, qui ne serait pas comme la victoire définitive, qui n’est jamais acquise, il lui semble qu’il serait apaisé.

Il l’écrit.

« J’espère que tu pourras m’accompagner à mon quartier général pour ne plus me quitter. N’es-tu pas l’âme de ma vie et le sentiment de mon coeur ? »

Le lendemain, 22 juillet 1796, il insiste : « Tu me dis que ta santé est bonne ; je te prie en conséquence de venir à Brescia. J’envoie à l’heure même Murat pour te préparer un logement dans la ville, comme tu le désires… Porte avec toi ton argenterie et une partie des objets qui te sont nécessaires. Voyage à petites journées et pendant le frais afin de ne pas te fatiguer… Je viendrai à ta rencontre le 7, le plus loin possible. »

Écrire à Joséphine, exprimer cette passion amoureuse, c’est ne pas être seul, c’est oublier, le temps de l’écriture, la guerre. Comme si brusquement n’existait pour lui que cette femme, cet amour. Il ouvre des lettres qui sont destinées à Joséphine, comme s’il violait une place forte. Puis il s’excuse, il s’humilie, il promet que c’est la dernière fois, et lui, qui fait plier le genou aux Autrichiens de Wurmser et aux Croates de Quasdonovitch, il sollicite le pardon : « Si je suis coupable, je te rends grâce. »

Il se sent mieux d’avoir ainsi pour quelques minutes seulement parlé de ses sentiments, de n’avoir engagé que lui-même, comme s’il n’était en effet qu’un jeune homme qui n’a pas encore fêté, le 15 août 1796, ses vingt-sept ans.

 

À cheval maintenant, en avant des troupes.

Marche, combats.

À Lonato, le 3 août, Quasdonovitch est écrasé. Wurmser, qui est entré triomphalement dans Mantoue comme prévu, en ressort pour se porter au secours de son adjoint défait.

Il faut donc battre Wurmser.

Napoléon passe dans les rues de Brescia reconquise. Les soldats se lavent dans les fontaines, se désaltèrent à cette eau jaillissante, claire, qui rafraîchit chaque rue. Des charrois remplis de fusils pris dans les manufactures d’armes cahotent sur les pavés de cette ville industrieuse, Brescia armata.

Napoléon entre dans le Municipio situé sur la Piazza Vecchi. C’est là qu’il a établi son quartier général. Il entend des rires, s’immobilise. Joséphine apparaît, entourée d’officiers ; Murat se pavane ; ce jeune capitaine Hippolyte Charles tient dans ses bras le chien Fortuné. Napoléon les écarte sans ménagement. Tous s’éloignent. Elle est là, à moi, « petite épaule, petit sein blanc élastique, bien ferme, par-dessus cela une petite mine avec le mouchoir à la créole, à croquer, et cette petite forêt noire ».

Il l’entraîne dans sa chambre avec une sorte de fureur.

Derrière la porte fermée, des aboiements. Mais Napoléon empêche Joséphine d’aller ouvrir à Fortuné. Elle renonce.

Plus tard, au dîner, cependant qu’elle garde son chien sur les genoux, Napoléon ne peut s’empêcher, en montrant l’animal, de chuchoter à Arnault, un écrivain proche de Joséphine, sur un ton où se mêlent amertume et gaieté : « Vous voyez bien, ce monsieur-là, c’est mon rival. Il était en possession du lit de Madame quand je l’épousai. Je voulus l’en faire sortir : prétention inutile. On me déclara qu’il fallait me résoudre à coucher ailleurs ou consentir au partage. Cela me contrariait assez, mais c’était à prendre ou à laisser. Je me résignai. Le favori fut moins accommodant que moi. J’en porte la preuve à cette jambe. » Mais il s’en veut aussitôt de cette confidence. Il a déjà fini de souper. Le temps passé à table lui a toujours semblé perdu. Il oblige les autres convives à quitter la pièce, et il reste enfin en tête à tête avec Joséphine. Le chien grogne.

 

Un jour et demi avec elle. Une seule nuit. Les galops des chevaux. La canonnade lointaine. Les troupes de Wurmser avancent. Des uhlans sont signalés aux portes de Brescia. Joséphine pleure. Elle a peur. Qu’elle regagne Milan, avec une escorte commandée par Junot.

— Adieu, belle et bonne, toute non pareille, toute divine. Wurmser paiera cher les larmes qu’il te fait verser, dit Napoléon.

Il bat Wurmser à Vastiglina le 5 août, et le 7, après avoir repris Vérone, Mantoue est à nouveau assiégée.

J’avais décidé seul. La victoire est à moi.

Mais pour combien de temps ? Wurmser reconstitue ses forces, reçoit de nouvelles troupes. Davidovitch remplace Quasdonovitch. À chaque instant, tout peut être remis en cause. Cette incertitude du futur lui est insupportable. Elle l’épuise.

Junot a demandé à être reçu. Il raconte comment, sur la route du retour, un parti de uhlans a attaqué la voiture de Joséphine de Beauharnais. Il a fallu se battre. Deux chevaux ont été tués et les roues de la voiture ont été brisées par un boulet. Joséphine a dû emprunter un carricolo de paysan et se réfugier à Peschiera avant de regagner Milan.

Il faut cacher son angoisse, féliciter Junot. Accepter que Joséphine reste à Milan, reçoive fastueusement dans le palais Serbelloni en aristocrate royaliste qu’elle demeure, entourée d’hommes empressés.

Puis-je tolérer cela ?

Napoléon s’emporte. Qu’on renvoie le capitaine Charles, qu’on le chasse de l’armée d’Italie. Napoléon interroge Junot, est-il vrai que Joséphine, comme on le lui a rapporté, a été se promener plusieurs jours au bord du lac de Côme avec Charles ? Junot se tait. Junot sait. Ils savent tous.

Faut-il reconnaître que je suis un époux malheureux et trompé ?

« Tu es une méchante et une laide, écrit-il à Joséphine, bien laide, autant que tu es légère. Cela est perfide, tromper un pauvre mari, un tendre amant. Doit-il perdre ses droits parce qu’il est loin, chargé de besogne, de fatigue et de peine ? »

Mais à quoi bon supplier, redire : « Sans sa Joséphine, sans l’assurance de son amour, que lui reste-t-il sur la terre, qu’y ferait-il ? »

Écoutera-t-elle ?

Alors il parle de la guerre :

« Nous avons eu hier une affaire très sanglante, l’ennemi a perdu beaucoup de monde et a été complètement battu. Nous lui avons pris le faubourg de Mantoue. »

Mais qu’est-ce, pour elle, que la guerre ? Et pourquoi comprendrait-elle ce que représentent ces nouvelles victoires ? Ces choix accomplis seul et cette joie qu’on ne peut faire partager quand l’ennemi tombe dans le piège ? Davidovitch, écrasé à Roveredo le 4 septembre parce qu’on a fondu sur lui en masse. Puis on s’est retourné contre Wurmser, battu le 7 septembre à Primolano ; et le 8 à Bassano. Et il n’est resté à Wurmser que le choix de s’enfermer dans Mantoue, impuissant.

Joséphine imagine-t-elle ce que j’exige des soldats ?

En six jours, ils ont marché en combattant, cent quatre-vingts kilomètres. Et en quinze jours la deuxième offensive de Wurmser a été brisée. Qui conduira la prochaine ?

Cette besogne-là, la guerre, elle est insatiable, elle me dévore. Il faudrait l’amour de ma femme pour me défendre de cette carnivore.

« Mais tes lettres, Joséphine, sont froides comme cinquante ans, elles ressemblent à quinze ans de mariage. On y voit l’amitié et les sentiments de cet hiver de la vie. C’est bien méchant, bien mauvais, bien traître à vous. Que vous reste-t-il pour me rendre bien à plaindre ? Ne plus m’aimer ? Eh, c’est déjà fait. Me haïr ? Eh bien, je le souhaite ; tout avilit hors la haine ; mais l’indifférence, au pouls de marbre, à l’oeil fixe, à la démarche monotone… »

Donc la guerre aussi contre elle.

« Je ne t’aime plus du tout, au contraire, je te déteste. Tu es une vilaine, bien gauche, bien bête, bien cendrillon… Que faites-vous donc toute la journée, Madame ?… Quel peut être ce merveilleux, ce nouvel amant qui absorbe tous vos instants, tyrannise vos journées et vous empêche de vous occuper de votre mari ? Joséphine, prenez-y garde, une belle nuit, les portes enfoncées, et me voilà ! »

 

Un moment de rage dans le creux d’une nuit automnale, alors que les pluies tombent sur la Lombardie, que l’humidité imprègne l’uniforme, que les brouillards masquent les marais qui entourent Mantoue. La fatigue, puis l’épuisement, le rhume tenace, la fièvre, la gale qui revient font le siège d’un corps maigre à la peau jaune qu’il faut pourtant mettre sur pied, tenir à cheval, aller d’une ville à l’autre, de Bologne à Brescia, de Vérone aux faubourgs de Mantoue. Des nouvelles en provenance de Vienne annoncent que l’Empire rassemble des troupes fraîches, plus nombreuses, plus aguerries, mieux armées, sous le commandement du général Alvinczy. Il va falloir faire face à nouveau.

Napoléon inspecte les troupes. Il écoute. Des officiers et des soldats se plaignent. Celui-ci a été insulté en ville. Cet autre agressé. Les chemins ne sont plus sûrs. « La population est contre nous », répète-t-on. Un convoi de tableaux destinés à Paris a dû regagner Coni, car dans les campagnes du Piémont des bandes attaquent les transports de l’armée et les patrouilles. Ces « Barbets » sont des paysans qui nous haïssent, explique-t-on à Napoléon.

Il est une fois de plus seul face à l’avenir.

Peut-on, avec une armée qui compte à peine quarante mille hommes, qui est menacée par des forces supérieures qui semblent inépuisables, venues de Croatie, de Hongrie, d’Allemagne, d’Autriche, tenir l’Italie, le Piémont et la Lombardie ? Bologne et Vérone ?

Il fait entrer Miot de Mélito, le représentant de la République en Toscane. L’homme, petit, disert, expose la situation. Napoléon le questionne. Il observe le diplomate, devine sa surprise. Il s’attendait à trouver l’un de ces généraux à la Masséna, courageux et emportés.

— Vous ne ressemblez pas aux autres, dit-il à Napoléon. Vos vues militaires et politiques…

Il s’interrompt, murmure, comme s’il n’osait pas l’avouer :

— Vous êtes l’homme le plus éloigné des formes et des idées républicaines que j’aie rencontré.

— Il faut nous faire des amis, dit Napoléon, pour assurer nos arrières et nos flancs.

Il s’éloigne, voûté, les cheveux raides tombant le long de son visage pâle et encore amaigri.

— L’on se coalise de tous côtés contre nous, dit-il. Le prestige de nos troupes se dissipe. On nous compte. L’influence de Rome est incalculable. Rome arme, fanatise le peuple.

Il s’interrompt :

— Il faut adopter un système qui puisse nous donner des amis, tant du côté des peuples que du côté des princes.

Puis il croise les bras, lance :

— On peut tout faire avec des baïonnettes sauf s’asseoir dessus.

Il faut donc agir avec d’autres armes.

— La politique, dit-il, les institutions.

Il se souvient de ses lectures. Il pourrait réciter toutes les notes qu’il a prises à Paris ou Valence quand il s’abreuvait de livres d’histoire. Il se remémore les Institutes de Justinien. Pourquoi ne pas créer ici, au coeur de l’Italie, des républiques alliées, comme la Rome antique en avait fait naître autour d’elle ?

— Le Directoire exécutif…, interrompt Miot.

Napoléon a un geste d’irritation. Que savent les Directeurs ? Que font-ils ? Il leur a écrit. Il a réclamé « des troupes, des troupes si vous voulez conserver l’Italie ». Ils ont répondu par des conseils de prudence. Il ne faut pas favoriser les patriotes italiens, ont-ils dit.

— Il faudrait au contraire, reprend Napoléon, réunir un congrès à Bologne et Modène, et le composer des États de Ferrare. Bologne, Modène et Reggio. Ce congrès formerait une légion italienne, constituerait une espèce de fédération, une république.

Miot s’affole. Ce ne sont pas là les orientations du Directoire.

Napoléon hausse les épaules.

Le 15 octobre, la réunion se tient à Modène en sa présence, et les cent députés proclament la république Cispadane.

 

La puissance, la politique, le diplomatie : il commence à goûter ces fruits-là, que la victoire des armes permet de cueillir et dans lesquels il peut mordre, parce qu’il est le général en chef de ces soldats vainqueurs.

Le commandeur d’Este, frère du duc de Modène, demande à être reçu. Saliceti, tortueux et tentateur, s’approche, murmure que l’envoyé de Modène transporte quatre millions en or dans quatre caisses.

— Je suis de votre pays, dit Saliceti. Je connais vos affaires de famille. Le Directoire ne reconnaîtra jamais vos services. Ce qu’on vous offre est bien à vous, acceptez-le sans scrupule et sans publicité ; la contribution du duc en sera diminuée d’autant, et il sera bien aise d’avoir acquis un protecteur.

— Je veux demeurer libre, dit Napoléon.

Un représentant du gouvernement de Venise offre peu après sept millions en or.

D’un geste, Napoléon renvoie le financier.

Que sont ces sommes qu’on lui propose, alors qu’il sent monter en lui des désirs et des ambitions immenses ? Il ne veut pas de ces petits pourboires de la puissance. Il veut la puissance. Il veut se servir de la politique et de la diplomatie pour d’autres desseins que de remplir sa cassette personnelle. De toute manière, elle sera pleine s’il réussit. Quoi ? Lorsqu’il cherche à savoir ce qu’il désire, il ne réussit jamais à le définir. Il veut grand, il veut plus. Il ne conçoit pas qu’il y ait des limites. Et il commence, maintenant qu’il a côtoyé beaucoup d’hommes qui comptent dans ces riches petits États, duc, comtes, princes, à penser que personne ne peut le contraindre, parce qu’il se sent plus fort que tous ceux qu’il a rencontrés. N’a-t-il pas battu les généraux autrichiens ?

Il écrit sur un ton de commandement à l’empereur d’Autriche.

« Majesté, l’Europe veut la paix. Cette guerre désastreuse dure depuis trop longtemps.

« J’ai l’honneur de prévenir Votre Majesté que, si elle n’envoie pas des plénipotentiaires à Paris pour entamer les négociations de paix, le Directoire exécutif m’ordonne de combler le port de Trieste et de ruiner tous les établissements de Votre Majesté sur l’Adriatique. Jusqu’ici, j’ai été retenu dans l’exécution de ce plan par l’espérance de ne pas accroître le nombre des victimes innocentes de cette guerre.

« Je désire que Votre Majesté soit sensible aux malheurs qui menacent ses sujets, et rende le repos et la tranquillité au monde.

« Je suis, avec respect, de Votre Majesté,

« Bonaparte. »

La signature claque comme un défi, au bas de ce qui est, il le sait, un véritable ultimatum.

Au souvenir de ce texte, dans les grandes salles glacées du palais des Scaliger à Vérone, Napoléon est saisi par une anxiété qu’il ne peut maîtriser. Sur les murs, les armoiries de Scaliger reproduisent l’emblème de la famille médiévale : une échelle. Lui, le petit Corse, n’a-t-il pas voulu monter trop haut ? Les troupes d’Alvinczy approchent, trois fois plus nombreuses que les siennes. Des milliers d’hommes sont dans les hôpitaux, épuisés, blessés, après des mois de marches et de combats ininterrompus. Lors des premiers affrontements qui ont eu lieu contre Alvinczy, les 6 et 11 novembre, à Caldero, près de Vérone, il a fallu reculer.

Napoléon a été battu. Il n’a pas baissé la tête malgré la douleur insupportable de l’échec. Il a marché aux côtés des soldats dans la terre boueuse. Demain, il se battra encore. Il vaincra. Car, il le pressent, si la vague noire de la défaite, une nouvelle fois, submerge l’armée d’Italie, alors toutes les faiblesses, les fatigues accumulées, les jalousies, les rancoeurs noieront les hommes, et lui, leur général en chef, le premier.

Il écrit au Directoire.

« Je vous prie de me faire passer au plus tôt des fusils, vous n’avez pas idée de la consommation qu’en font nos gens… »

Il faut que le Directoire connaisse la situation.

« L’infériorité de l’armée et l’épuisement où elle est des hommes les plus braves me font tout craindre. »

Comment la nourrir ?

« Les Allemands, en s’en allant, ont commis toutes espèces d’horreurs, coupé les arbres fruitiers, brûlé les maisons et pillé les villages… »

Il est le général en chef. Mais au-dessus de lui les Directeurs doivent prendre leurs responsabilités comme il accepte les siennes :

« Les destinées de l’Italie et de l’Europe se décident ici, en ce moment. Tout l’Empire a été en mouvement et l’est encore… Peu de jours où il n’arrive cinq mille hommes ; et depuis deux mois, il est évident qu’il faut des secours ici… Je fais mon devoir, l’armée fait le sien. Mon âme est déchirée, mais ma conscience est en repos. Des secours, des secours… »

Mais quand il marche au milieu des marais d’Alpone, le 14 novembre 1796, il ne pense plus aux secours. On fait avec ce qu’on a.

Il avance en tête des troupes, sur des étroites chaussées de terre qui traversent les marais. La ville d’Arcole est enfouie dans le brouillard. L’eau des marais est glacée, fétide. Les Autrichiens d’Alvinczy sont sur l’autre rive, retranchés. Des officiers tombent en grand nombre aux côtés de Napoléon, parce qu’ils marchent eux aussi sur ces levées de terre où l’on se presse, offrant des cibles faciles à l’ennemi.

Voici un pont de bois, comme à Lodi.

Napoléon éprouve ce même mouvement du corps. Il faut tout risquer chaque fois si l’on veut vaincre.

Napoléon s’engage, accompagné d’un tambour qui bat la charge. Il ne regarde pas derrière lui. Il arrache un drapeau des mains d’un sergent, le brandit. Il crie : « Soldats, n’êtes-vous plus les vainqueurs de Lodi ? » En avant ! Il trébuche sur des corps. On le bouscule. Des grenadiers le dépassent, une décharge ennemie et ils sont couchés à terre. Il est seul, poitrine offerte. La mort n’est rien si elle vient ainsi au coeur de l’action. Muiron, Muiron son ami du siège de Toulon, le meilleur de tous ses aides de camp, se place devant lui. Une secousse. Muiron est mort. Son corps glisse contre celui de Napoléon. Il faut avancer. Il glisse, heurte l’un des montants du pont, bascule et tout s’efface. La nuit l’enveloppe.

 

Lorsqu’il ouvre les yeux, il écoute sans mot dire son frère Louis lui expliquer qu’il s’est évanoui et qu’on l’a arraché au marais au moment où des Croates arrivaient de l’autre rive pour se saisir de lui.

Il se redresse. C’était l’épreuve. Le moment sombre. Il est vivant. Alvinczy est battu.

Que la cavalerie poursuive les Autrichiens, dit-il. Un officier murmure que c’est là une manoeuvre risquée qui ne se pratique jamais.

— La guerre, c’est imaginer, dit-il en fermant les yeux.

Il pense à Muiron, aux hommes dont on voyait les dos comme des troncs morts affleurant à fleur d’eau dans les marais de l’Alpone. Il aurait pu être l’un d’eux. Mort comme Muiron qui a donné sa vie pour lui. Mais tout est possible, puisqu’il est vivant. La mort l’a effleuré comme pour lui faire sentir qu’elle ne voulait pas de lui, qu’il était encore plus fort qu’elle.

Il est las mais déterminé, dans la voiture qui le conduit à Milan. Ses membres sont comme brisés par la fatigue. Il tousse. Mais il n’y a que la mort qui empêche d’agir. Et il a tant de choses à faire encore. Le Directoire a envoyé de Paris le général Clarke, chargé de négocier avec Vienne.

On se méfie donc de moi. Moi, le vainqueur. Moi, dont Paris applaudit les succès.

Au point que la rue Chantereine où habite Joséphine a été baptisée « rue de la Victoire », et qu’un théâtre joue une pièce à la gloire de Napoléon, intitulée Le Pont de Lodi. Chaque soir, les spectateurs se lèvent pour applaudir le général vainqueur et héroïque.

Mais les directeurs le craignent. On n’en finit jamais avec la rivalité entre les hommes.

Que ma femme me console.

 

Le 27 novembre, Napoléon entre dans le palais Serbelloni. Il n’a pas besoin d’aller au-delà du perron. Ce palais est vide, mort. Où est-elle ? À Gênes, invitée par le Sénat à présider des festivités. Partie avec Hippolyte Charles. « Qu’on le fusille ! » crie-t-il. Puis il se reprend. Que pourrait-il invoquer ? La jalousie ? Qui est ridicule ? Le mari ou l’amant ? Il ne reste que le désespoir, comme une petite mort qui répète dans la vie privée cette chute dans les marais de l’Alpone, du haut du pont d’Arcole.

« J’arrive à Milan, écrit-il à Joséphine, je me précipite dans ton appartement, j’ai tout quitté pour te voir, te presser dans mes bras… Tu n’y étais pas : tu cours les villes avec des fêtes, tu t’éloignes de moi lorsque j’arrive… Accoutumé aux dangers, je sais le remède aux ennuis et aux maux de la vie. Le malheur que j’éprouve est incalculable ; j’avais le droit de ne pas y compter.

« Je serai ici jusqu’au 9 dans la journée. Ne te dérange pas ; cours les plaisirs ; le bonheur est fait pour toi. Le monde entier est trop heureux s’il peut te plaire, et ton mari seul est bien, bien malheureux… »

La nuit est interminable. Quand donc viendra le jour ? Cette victoire sur Joséphine, il ne la remportera pas. Il a donné des ordres pour qu’Hippolyte Charles soit, cette fois, renvoyé de l’armée d’Italie par ordre du général en chef, mais il l’avait déjà exigé. Et Joséphine avait pleuré, supplié. Et il était revenu sur sa décision.

« Environnée de plaisir, tu aurais tort de me faire le moindre sacrifice, écrit-il… Je n’en vaux pas la peine, et le bonheur ou le malheur d’un homme que tu n’aimes pas n’a pas le droit de t’intéresser… Quand j’exige de toi un amour pareil au mien, j’ai tort : pourquoi vouloir que la dentelle pèse autant que l’or ? J’ai tort si la nature ne m’a pas donné les attraits pour te captiver, mais ce que je mérite de la part de Joséphine, ce sont des égards, de l’estime, car je t’aime à la fureur et uniquement. »

 

Il quitte Milan.

Il a hâte de retrouver la guerre. Elle ne trompe pas.

On voit sur le plateau de Rivoli, dans la nuit du 14 janvier 1797, les feux des avant-postes autrichiens du général Alvinczy, revenu avec de nouvelles troupes. En face, à quelques centaines de mètres seulement, ces feux qui forment au sommet des collines comme une zone étoilée sont ceux des divisions Joubert et Masséna.

On passe la nuit à préparer la bataille. Là, à gauche, en réserve, Masséna. À droite, vers l’Adige, la division Joubert. Au centre, Berthier et ses hommes.

Le matin vient vite. Il faut parcourir en compagnie de Murat et de l’aide de camp Le Marois la ligne des troupes. Un régiment fait retraite. On lance une contre-attaque. Des officiers s’élancent ventre à terre, après avoir pris leurs ordres.

La bataille est indécise. Tout à coup, au son de la musique et drapeaux déployés, des renforts surviennent, ce sont ceux du 18e régiment. Napoléon va à leur rencontre. Les mots qu’il prononce résonnent comme des roulements de tambour.

— Brave 18e, vous avez cédé à un noble élan ; vous avez ajouté à votre gloire ; pour la compléter, en récompense de votre conduite, vous aurez l’honneur d’attaquer les premiers ceux qui ont eu l’audace de nous tourner.

Des vivats lui répondent, des hommes chargent à la baïonnette, bousculent les Autrichiens, qui commencent à se rendre par centaines en criant : « Prisonniers ! Prisonniers ! »

On n’a que le temps de commander et d’agir.

La nuit vient. On s’entasse dans deux chambres, à plusieurs dizaines d’officiers. Napoléon est au centre de ce groupe. On mange du pain rassis et du jambon rance.

Napoléon plaisante sur la qualité de cette « pitance ».

— Pitance d’immortalité est toujours bonne, lance le capitaine Thiébaud.

Puis l’officier baisse les yeux, tout à coup intimidé, lui qui a combattu toute la journée, sabre au clair. Voilà qui confirme Napoléon dans la certitude qu’il a reçu le don qui permet de commander aux autres hommes.

Il choisit sa place sur la paille. Il va dormir entre ses officiers. Il partage leur sort, mais il est seul.

 

Le matin, il faut parler aux soldats, que la nuit a glacés. Commander, c’est ne pas s’arrêter à leur souffrance, mais exiger d’eux qu’ils marchent encore pour battre Wurmser qui tente de porter secours à Alvinczy et à un autre général autrichien, Provera. « Général, tu veux de la gloire ? lance un soldat. Eh bien, nous allons t’en foutre, de la gloire ! »

Ils s’ébranlent d’un pas rapide.

Ils battront Wurmser à La Favorite. Provera se rendra avec ses troupes. Wurmser capitulera le 2 février et évacuera Mantoue.

 

On devient autre à vaincre ainsi, à entendre les vivats des hommes qui meurent quand vous leur en donnez l’ordre. Quand les Milanais comptent vingt-deux mille prisonniers qui traversent la ville et marchent, encadrés par des soldats, vers la France. Quand on rentre dans Vérone avec autour de soi des guides portant déployés plus de trente drapeaux enlevés à l’ennemi, à Rivoli.

On parle et on écrit d’une manière différente quand on peut dire à des soldats : « Vous avez remporté la victoire dans quatorze batailles rangées et soixante-dix combats. Vous avez fait plus de cent mille prisonniers, pris à l’ennemi cinq cents pièces de canons de campagne, deux mille de gros calibre… Vous avez enrichi le Muséum de Paris de plus de trois cents objets, chefs-d’oeuvre de l’ancienne et de la nouvelle Italie… »

Et les Directeurs voudraient donner leurs ordres depuis Paris ? La politique, la diplomatie, c’est moi aussi.

 

Napoléon reçoit les envoyés du pape et signe avec eux le traité de paix de Tolentino : aux seize millions déjà promis, ils doivent ajouter quinze autres millions, et céder Avignon.

Je modifie la carte de la France.

 

Et voici la mer.

Le 4 février 1797, Napoléon occupe Ancône. Il va seul au bout de la digue du port. Il regarde droit devant lui.

— En vingt-quatre heures, on va d’ici à la Macédoine, dit-il à Berthier qu’il retrouve sur le quai.

La Macédoine, terre natale d’Alexandre le Grand.

Mais, brusquement, toutes les victoires acquises appartiennent au passé, déjà poussiéreux.

« Je suis toujours à Ancône, écrit-il quelques jours plus tard à Joséphine. Je ne te fais pas venir, parce que tout n’est pas encore terminé. D’ailleurs, ce pays est très maussade, et tout le monde a peur.

« Je pars demain pour les montagnes. Tu ne m’écris point… Je ne me suis jamais autant ennuyé qu’à cette vilaine guerre-ci. »