37.

Napoléon n’a que quelques minutes à accorder à chacun de ses visiteurs. Il prend leur bras, les entraîne au fond du salon. Le jardin qu’on aperçoit par les portes-fenêtres de la rotonde est envahi par la brume. Les flammes vives éclairent et chauffent la pièce.

Joséphine se tient devant la cheminée, sourit en faisant patienter, en bavardant avec le futur interlocuteur. Napoléon lui jette un coup d’oeil.

Il faut être aimable avec tous, les flatter, les inviter à revenir.

Joséphine sait à merveille accueillir ces officiers de tous grades, ces membres de l’Institut, ces députés et ces banquiers qui viennent rue de la Victoire parce qu’on murmure, dans le Paris des Importants, celui qui grouille de rumeurs et d’ambitions, que le général Bonaparte sera bientôt au gouvernement, qu’il prépare un coup d’État.

Les faubourgs sont calmes, écrasés par la misère, la recherche d’un emploi, lassés depuis dix ans d’une succession d’espérances et de déceptions, de violences et de répression. Ils n’aspirent plus qu’à obtenir de quoi acheter du pain. Ils rêvent à la paix, pour que les jeunes hommes ne soient plus requis d’aller se battre sur les frontières afin d’engraisser les Barras, les fournisseurs aux armées.

Alors, pourquoi pas ce général Bonaparte, victorieux et qui jadis signa la paix ?

Mais ce n’est plus l’affaire des faubourgs et de la rue. C’est dans les salons et les casernes, dans les assemblées que se règle désormais la question du pouvoir.

Napoléon a compris que c’est entre quelques dizaines d’hommes que la partie se joue.

Il reconnaît, bavardant avec Joséphine accoudée à la cheminée, l’adjudant général Thiébaud, qui servit en Italie, puis, le 13 Vendémiaire, fut de ceux qui l’aidèrent.

— Vous déjeunez avec nous, dit-il.

Joséphine s’assied entre eux.

— Il n’y a que vous qui, pendant mon absence, ayez fait de bonnes choses, continue Napoléon.

Il lève les yeux sur Thiébaud, qui paraît intimidé, puis commence à évoquer les plans d’une nouvelle campagne d’Italie.

Est-ce le moment ? Ne comprend-il pas, celui-là aussi, qu’il faut d’abord régler la question du pouvoir à Paris ?

Napoléon interrompt Thiébaud, s’emporte.

— Une nation est toujours ce qu’on sait la faire, dit-il. Il n’est pas de mauvais peuple pour un bon gouvernement, comme il n’y a pas de mauvaises troupes sous de bons chefs. Mais qu’espérer de gens qui ne connaissent ni leur pays ni ses besoins, qui ne comprennent ni leur temps ni les hommes, et qui ne trouvent que des résistances où ils devraient trouver des secours ?

Napoléon se lève. Il ne peut rester à table plus de quelques minutes. Il commence à marcher dans le salon.

— J’ai laissé la paix et je retrouve la guerre, s’exclame-t-il. L’influence de la victoire a été remplacée par des défaites honteuses. L’Italie était conquise ; elle est envahie, et la France est menacée. J’ai laissé des millions et la pénurie est partout ; ces hommes abaissent au niveau de leur impéritie la France qu’ils dégradent et qui les réprouve…

Il raccompagne Thiébaud, le dévisage. Cet homme est-il sûr ?

— Que peuvent espérer des généraux avec un gouvernement d’avocats ? reprend Napoléon. Pour que des lieutenants se dévouent, il leur faut un chef, capable de les apprécier, de les diriger, de les soutenir…

Thiébaud s’éloigne. Il faut le retenir, lui lancer : « Allez donner votre adresse à Berthier ! »

 

Voir et revoir les hommes qui comptent. Déjeuner et dîner avec eux. Se rendre devant le Directoire, à nouveau, alors qu’on sait que l’intention des Directeurs est de l’écarter.

— Tâchons s’il est possible de le faire oublier, a dit Sieyès.

Sieyès : le seul, pourtant, des cinq Directeurs qui pourrait être un allié ! Mais Sieyès ne veut pas d’un égal. Il ne veut qu’une épée, qu’il utilisera à son profit et qu’il remettra dans son fourreau aussitôt l’affaire faite. Il faut aussi répondre à la rumeur que répand Barras. « Le Petit Caporal, a-t-il dit – lui, le corrompu, lui dont les gitons se pavanent, lui qui fut l’amant de Joséphine ! – a entassé une fortune dans ses campagnes d’Italie. »

— C’est un propos indigne, martèle Napoléon lorsqu’il est reçu par les Directeurs. Au reste, s’il était vrai que j’eusse fait de si bonnes affaires en Italie, ce ne serait pas aux dépens de la République que j’aurais fait ma fortune.

Gohier le doucereux, l’homme qui courtise Joséphine, Gohier le timoré, répond que les « effets précieux enfermés dans les caissons du général en chef ne lui appartiennent pas plus que la poule dans le sac du malheureux soldat qu’il fait fusiller. Si vous aviez fait fortune en Italie, ce ne pourrait être qu’aux dépens de la République ! »

— Ma prétendue fortune est une fable que ne peuvent croire que ceux-là mêmes qui l’ont inventée ! répond Napoléon.

Qu’espèrent-ils, ces avocats ? Ne devinent-ils pas qu’il n’y a plus qu’une issue pour moi, vaincre ? Avec certains d’entre eux, ainsi Sieyès, ou contre tous ?

Joséphine le calme. Elle est habile. Elle connaît chacun de ces hommes. Il faut leur parler, les séduire. Ne pas les dresser contre soi.

Napoléon fait quelques pas. Il l’approuve tout en se révoltant contre cette attitude. Il prend Bourrienne à témoin.

— Souvenez-vous d’une chose, dit-il. Il faut toujours aller au-devant de ses ennemis et leur faire bonne mine, sans cela ils croient qu’on les redoute et cela leur donne de l’audace.

 

Il voit Barras. Il l’écoute, impassible, quand le Directeur, d’un ton détaché, lui dit :

— Votre lot, Bonaparte, c’est le militaire. Vous allez vous mettre à la tête de l’armée d’Italie. La République est en si mauvais état qu’il n’y a qu’un président qui puisse la sauver. Je ne vois que le général Hédouville. Qu’en pensez-vous, Bonaparte ?

Saluer et tourner les talons.

Voir le général Jourdan, qu’on dit proche des Jacobins, qui prépareraient un coup de force pour le 20 Brumaire. Le rassurer sans le tromper.

— Je suis convaincu de vos bonnes intentions et de celles de vos amis, mais dans cette occasion je ne puis marcher avec vous. Au reste, soyez sans inquiétude, tout sera fait dans l’intérêt de la République.

Revoir le général Moreau : lui offrir un sabre de Damas garni de brillants, d’une valeur de dix mille francs.

Voir le général Bernadotte, « l’homme-obstacle », tenter de le rallier ou, tout au moins, de l’empêcher d’être hostile. Mais celui-là ira chez le vainqueur. Donc, il faut vaincre.

 

Maintenant, 1er novembre – 10 Brumaire –, l’heure n’est plus aux reconnaissances et aux patrouilles, mais à la préparation de l’assaut.

Napoléon accepte enfin une discussion de fond avec Sieyès. L’entrevue a lieu chez Lucien.

Sieyès est à peine assis que Napoléon l’interpelle. Il faut bousculer cet homme-là, lui faire comprendre qu’on ne sera pas le subordonné, mais l’égal.

— Vous connaissez mes sentiments, dit Napoléon. Le moment d’agir est venu. Toutes vos mesures sont-elles arrêtées ?

Ne pas laisser Sieyès se perdre dans un dédale constitutionnel, l’interrompre.

— Occupez-vous donc exclusivement de la translation à Saint-Cloud des assemblées et de l’établissement simultané d’un gouvernement provisoire. J’approuve que ce gouvernement provisoire soit réduit à trois personnes, je consens à être l’un des trois consuls provisoires avec vous et votre collègue Roger Ducos.

Le silence de Sieyès et celui de Lucien disent assez leur étonnement devant cette déclaration brutale.

— Sans cela, ne comptez pas sur moi. Il ne manque pas de généraux pour faire exécuter le décret des Anciens.

Mais quel général oserait marcher contre moi dès lors qu’ils savent tous quel est mon but ?

 

Parfois, pourtant, l’inquiétude le saisit.

Un soir, chez Talleyrand, rue Taitbout, il entend le trot d’un peloton de cavalerie. Les soldats font halte devant la maison. Talleyrand, en boitant, se précipite, souffle les bougies. Dans la rue, un fiacre entouré de cavaliers est arrêté.

Ils peuvent vouloir m’arrêter.

Qui protesterait ? Les alliés d’aujourd’hui, ceux qui viennent chaque jour rue de la Victoire, se rallieraient aux vainqueurs. Le peuple ne bougerait pas. Pour qui le ferait-il ?

Talleyrand rallume en riant les bougies. Il ne s’agit que d’un banquier qu’on escorte chez lui.

Il faut cependant prendre ses précautions. L’opinion peut changer. Napoléon entend, mêlés aux acclamations, des cris hostiles quand il entre dans le temple de la Victoire – l’église Saint-Sulpice, où les Conseils des Cinq-Cents et des Anciens, offrent, le 6 novembre, un banquet en son honneur et en celui du général Moreau.

Il ne mange que trois oeufs et une poire.

Ces mets-là, au moins, personne ne peut les empoisonner.

Dans l’église décorée de bannières et d’une grande inscription, Soyez unis, vous serez vainqueurs, il fait froid. La musique joue des airs entraînants, mais l’atmosphère est funèbre. Dehors il bruine. À tour de rôle, les personnalités se lèvent pour porter des toasts. « Aux armées de terre et de mer de la République », lance Lucien en tant que président du Conseil des Cinq-Cents. « À la paix », dit Gohier. Moreau déclame : « À tous les fidèles alliés de la République. »

Napoléon se lève, attend quelques minutes, regarde cette salle où les ombres des colonnes dessinent un labyrinthe. Il dit d’une voix forte :

— À l’union de tous les Français !

Puis, sans attendre, il quitte le banquet.

Il est plus important de revoir Sieyès pour confirmer l’accord, Barras pour lui faire comprendre qu’il doit démissionner, Fouché pour sceller l’alliance avec le ministre de la Police générale, Bernadotte pour s’assurer de sa neutralité.

 

Le 17 Brumaire, 8 novembre, il est chez lui, rue de la Victoire. Il chantonne. Tout est prêt. Il vient de relire les tracts, les affiches, les proclamations qui annonceront à la population le changement de gouvernement. Puis il convoque pour le lendemain 18 Brumaire – 9 novembre – à six heures du matin chez lui, les généraux et les officiers. Des troupes, précise-t-il à Sébastiani et à Murat, prendront position place de la Concorde, puisque le Conseil des Cinq-Cents siège au palais Bourbon et le Conseil des Anciens aux Tuileries, et qu’ils ne seront déplacés à Saint-Cloud que le 19 Brumaire.

Il rédige une invitation à dîner pour le lendemain soir au président Gohier. Voilà qui devrait rassurer Gohier.

Puis Napoléon se ravise, appelle Joséphine. Gohier lui avait fait la cour, n’est-ce pas ? Qu’elle invite donc cet imbécile demain matin.

Elle sourit, prend la plume, écrit :

« Au citoyen Gohier, président du Directoire exclusif de la République française

« Venez, mon cher Gohier, et votre femme, déjeuner avec moi demain, huit heures du matin. N’y manquez pas ; j’ai à causer avec vous sur des choses très intéressantes.

« Adieu, mon cher Gohier, comptez toujours sur ma sincère amitié.

« Lapagerie Bonaparte. »

Il est minuit quand Eugène de Beauharnais remet à Gohier cette invitation pour le lendemain, 18 Brumaire.