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Le directeur de la brigade financière n'est pas le
seul à avoir des idées homicides. La perquisition et le passage
éclair en garde à vue du beau JDM, narrés par les médias locaux, ne
laissent indifférents ni Mamie Tornada et l'ultime carré des mutins
aléatoires – dont les travaux de mise en état se réalisent à pas de
tortue –, ni Sophie Cazenave – écœurée par cette justice à deux
vitesses –, ni Patrick Lataste – recevant l'information
pareillement à de l'acide sur ses plaies saignantes –, ni Magali
Miller – portée le soir même en congé maladie pour dépression, afin
de ne pas avoir à affronter le retour de celui qu'elle a trahi sous
les yeux d'Angélique qui caftera à la première occasion
lascive –, ni Émilienne de Saint-Astier, née Dornan –
mortifiée par cette deuxième descente de police entachant le saint
nom de l'œuvre ancestrale.
Résolution concertée ou pure coïncidence : le
lendemain matin, jeudi 15 avril, à 8 heures pétantes, rue
Victor-Louis, maxillaires contractés, attaché-case et
micro-ordinateur à la main, Estelle Gaborit l'impromptue, qui
ressemble de plus en plus à Margaret Thatcher, attend l'ouverture
des portes, solidement adossée aux lourds battants de chêne de la
banque Geoffroy-Dornan.
À 10 h 15, de son poste d'observation
sur l'étagère – l'ex-faux bureau de Valérie entre les claustras
mobiles, qu'elle a fortement espacées au détriment de Sophie –,
Estelle Gaborit téléphone à Robert Puymireau.
– Je dois vous voir d'urgence.
– Je vous attends, chère madame.
– Non ! C'est moi qui vous
attends !
Il marque un temps de stupeur. Un semblable
événement ne lui est jamais arrivé. Il ne sait même pas quel effet
cela fait d'être assis sur l'une ou l'autre des étagères. Il ne va
pas tarder à savoir. Il va y recevoir, à la vue de tous,
l'humiliation de sa vie.
Dès qu'il est mal assis, son ample postérieur
martyrisé par l'étroite chaise en tube, la contrôleuse attaque de
front.
– En son temps, j'ai eu l'occasion d'évoquer
diverses petites choses à examiner…
– Je me rappelle. Elles
ont pourri mon Noël. Et depuis, tu m'as laissé mariner, sale
garce !
Il se sent couvert d'une moiteur dont il a
l'impression qu'elle empeste jusque dans le hall, où les employés
s'évertuent à se concentrer sur le dallage ou leurs chaussures. Le
malaise général est tangible. Partout, s'il lève les yeux, il ne
croise que regards fuyants.
– Vous devez bien vous douter de quoi il
s'agit…
– 206. Abus. Euh,
non, pas vraiment. J'avoue que je n'ai pas cherché.
Ses courtes mains charnues, ses mammifères
inaboutis à peau nue, tourbillonnent à cent tours minute.
Bien sûr. Tu ne sais pas.
Gros malin ! Avec un rictus, la tortionnaire pianote
son micro-ordinateur, et tourne à demi l'écran vers l'homme au
pilori.
– Ici, j'ai trouvé d'importantes factures de
décorateur…
– Notre
chambre ! C'était pour mon bureau.
– À six mois d'intervalle, j'ai deux séries
de factures astronomiques. Vous n'avez pas décoré votre bureau deux
fois, coup sur coup…
– C'étaient des compléments…
Il penche son épais visage aux cheveux déserteurs,
maintenant bien plus blancs que gris, et plisse les yeux pour
accommoder sa vision sur les chiffres qu'elle souligne de la pointe
d'un coupe-papier à l'acier luisant et froid.
– Je… je ne vois pas…
– J'ai consulté le décorateur. Il se rappelle
fort bien de vous et de la chambre de votre jolie maison des
coteaux. Il est fier de son travail. Et vous ?
– Ma foi, je… Je suis
foutu.
– Il y a aussi cette bague à
25 000 francs…
– Là, elle peut pas
savoir ! Oui, effectivement, c'était un cadeau de fin
d'année 2000 ou 2001, pour Éliane Deutsch, une de nos meilleures
intermédiaires, elle nous apporte beaucoup d'affaires !
– À ce prix-là, ce serait la moindre des
choses !
Les deux exclamations ont réveillé les insatiables
appétits de savoir cadenassés depuis dix minutes sous pression dans
tout ce vieux corps de bâtiment qui en a tant vu. Conscient de la
honte lui tombant comme une chape sur les épaules, Puymireau les
découvre, ces voracités des yeux avides d'accaparer le secret,
l'intimité d'autrui ; il les entrevoit l'espace d'une reprise
de soi : trois ou quatre secondes, pas plus.
Sophie Cazenave ressoude son nez au clavier
azerty. Bertrand Ducos consulte trop longuement sa montre.
Tyranneau de Bergerac est entraperçu cou tendu et sourcils froncés,
avant que sa séborrhée crânienne ne revienne briller à l'aplomb du
plafonnier de son bureau, pièce aveugle.
Estelle Gaborit savoure la torture qu'elle inflige
devant témoins.
– Un cadeau de fin d'année,
dites-vous ?
– Oui.
– Comment expliquez-vous que vous l'ayez
acheté le 2 avril 2001 ?
– Merde !
Je… je me trompe sûrement… Il n'est pas impossible que ce soit un
cadeau pour Pâques…
– L'artisan joaillier à qui je voulais
commander la même a retrouvé votre bon de commande…
– Oh, non… Ah,
bon.
– Est-ce bien raisonnable d'avoir fait graver
votre monogramme lié à celui de votre épouse dans une bague que
vous offriez à Mlle Deutsch ?
Hébété, ses grosses lèvres entrouvertes, en quête
du mot magique qui le sauvera, Puymireau tord convulsivement les
mammifères inaboutis à peau nue. Il réalise subitement qu'un
silence de mort règne sur le hall, dont la vastitude lui semble
s'enraciner dans l'enfer qui le guette, pour s'élever jusqu'au ciel
inaccessible. Ils doivent tous entendre ce
qu'elle dit !
Les spectateurs brûlant de curiosité, mués en
immenses pavillons acoustiques avides du plus chétif frémissement,
s'ingénient à paraître autres qu'ils ne sont.
À l'intention de ce public de choix qu'elle
méprise, la tourmenteuse enfonce un troisième clou.
– Après les hors-d'œuvre, venons-en au plat
principal.
Quelques clics de souris. Puymireau la hait, cette
souris.
– Voilà l'inventaire des indemnités
kilométriques que vous vous êtes fait payer par la maison…
Il considère l'écran qu'elle a tourné carrément
vers lui.
– Tant que ça ? Imbécile ! Pourquoi tu dis ça ?!
Instinctivement, il a baissé la voix, elle est à
peine audible.
En châtiment, l'inquisitrice choisit de
piailler.
– Je ne vous le fais pas dire !…
Ventilons. Là, les chiffres concernent votre ancienne voiture, la
605 qui a été l'objet de l'aventure que l'on sait…
– Je n'y suis pour rien !
– Il n'est pas dans mes compétences d'en
juger… Et là, ce sont ceux de votre Audi, que vous avez depuis
vingt-deux mois. Sur le premier véhicule que vous avez conservé un
peu moins de quatre ans, vous vous êtes fait rembourser
192 384 kilomètres.
– Je suis
fou ! Vous… vous êtes sûre de vos chiffres ?
– Certaine. J'ai moi-même additionné tous vos
bordereaux mensuels. On ne se rend pas compte quand on les rédige,
hein !… Lorsque cette 605 a été mise en fourrière par la
police, elle avait 122 791 kilomètres au compteur.
– Vous êtes allée voir la
police ?!
– Non. La fourrière. Ils conservent un état
de chaque véhicule reçu.
– Celui qui l'a achetée a traficoté le
compteur !
– Je vois mal pour quelle raison il l'aurait
fait, mais j'attendais votre objection… J'ai donc contacté votre
acheteur, et je me suis plongée avec sa permission dans le carnet
d'entretien… Quand vous lui avez cédée, la 605 affichait
89 276. La facturation informatisée de votre garagiste m'a
permis de le confirmer.
Puymireau coule un regard panoramique…
Nul, autour de lui, au-dessus de lui, en dessous
de lui, n'a jamais eu l'air plus enseveli dans une apparence de
labeur.
En bas, un client exubérant, aux annulaires et
poignets pesamment ceints d'or, qui vient d'arriver au guichet,
plaisante.
– Dites donc, vous avez fait le vœu des
trappistes, aujourd'hui ? On entendrait une mouche
voler !
Carla Mazotti lui répond en chuchotant presque.
Robert Puymireau ne saisit pas sa réponse. Elle doit lui dire que nous sommes en deuil ; elle
n'a pas tort. L'homme a réfréné sa bonne humeur, et parle
bas à son tour.
L'incident a été le commutateur redonnant une
conscience aux écouteurs. La ruche culpabilisée se remet au
travail. Le bourdonnement habituel renaît.
Dents serrées, Robert Puymireau arrête de malmener
ses pattes, et les pose côte à côte, à plat sur le bureau.
Sa mi-voix est très peu plus sonore, mais plus
ferme.
– Bien… Si nous arrêtions ce jeu ? Où
voulez-vous en venir ?
– Selon le même principe d'enquête, je suis
en mesure de prouver que vous avez persévéré avec votre Audi en
vous faisant payer 37 512 kilomètres indus.
– Je vous le répète… Où souhaitez-vous en
venir ?
– Ça ne te plaît pas que
j'insiste, mais je veux que tu saches que je sais que tu es un
voleur. Vous n'avez arrêté qu'à partir de mes passages
inopportuns en ce bel immeuble. J'apprécie le geste. Et je vous
remercie de ne pas m'avoir prise pour une conne.
– Il n'y a assurément pas de quoi.
Elle sourit, le bec pointu.
– Jouez sur le sens des mots ! C'est
tout de même moi qui aurai le dernier… Je pourrais aligner de
multiples autres abus et détournements mais, puisque vous avez hâte
d'en finir, finissons-en.
– Je suis viré ?
– Monsieur Puymireau… Une des guichetières
qui volerait 100 euros dans la caisse le
serait-elle ?
– Je vais me
flinguer… Oui… Immanquablement.
Le bec pointu s'évase, presque avec
tendresse.
– La maison en fait une question de principe,
n'est-ce pas ?… Mme Saint-Astier et le président Baudin
attendent que je leur faxe votre lettre de démission.