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Le troisième essai de Carole Aubertin réveille enfin Joël Ardinaud, très vaseux. Il n'a perçu la sonnerie du téléphone qu'au travers d'un Himalaya de coton.
Instruit des déboires de son idolâtrée, le quasi-sosie d'Anthony Perkins, vulnérable et attachant, ne sait être que décevant.
– Non, ch'uis désolé, ell' dit n'import' quoi, Valérie ! Ch'uis au courant d' rien ! Je tiens pas à me faire flinguer ! J' tenais un' méga cuit', j'ai dit n'import' quoi à son pèr', pour fair' l' finaud.
– Il me ment. Il se dégonfle. Elle sera consternée, monsieur Ardinaud. Valérie misait énormément sur votre témoignage.
Il se malaxe l'occiput sous lequel circule une colonne de blindés aux chenilles rouillées.
– Mon silence la protège. Si j'ai rien vu, je ne présente aucun danger pour ceux qui lui en veulent. Si elle n'a plus de preuves contre eux, ils n'auront plus de raisons de s'en prendre à elle. Dit'-lui qu' j' regrette. Ch'uis sûr qu'ell' s'ra innocentée. Elle est incapab' d'un' malhonnêt'té. On trouv'ra rien contr' elle.
– J'aimerais partager votre foi. Trouillard et con. S'il arrivait que, les brumes de votre ivresse d'hier soir se dissipant, vous retrouviez quelques souvenirs, téléphonez-moi.
– Elle me croit pas. Fait chier. D'accord. Mais, y a rien à s' rapp'ler, vous savez. Mon silence, c'est son assurance sur la vie, à Valy.


Jeannot Gourdon se présente à la convocation d'Hugo Fargeat-Touret avec près d'une demi-heure de retard. Il en a décidé ainsi. Par bravade. Son avocat, le redouté et surmédiatisé Jérôme Cervier, l'accompagne ; à la grande surprise du magistrat. Le tarif horaire de Cervier doit représenter environ un tiers des appointements mensuels de Gourdon ! Qui paie le déplacement ?
La confrontation est expéditive. Déjà, en s'asseyant, Cervier, vieux routier au front blanchi, attaque bille en tête.
– Mlle Lataste a-t-elle déposé une plainte ayant pour objet son interpellation mouvementée d'hier soir ?
– Pas pour l'instant mais…
– Elle se montre raisonnable. Mon client, officier de police judiciaire, a accompli son devoir en se donnant les moyens de placer sous main de justice la personne recherchée dont nous déplorons qu'elle soit votre compagne.
– Mais…
– Une rapide enquête de voisinage conduite ce matin par mon client lève tout doute à ce sujet.
– De quel droit M. Gourdon enquête-t-il sur ma vie privée ?
– Non pas sur la vôtre, monsieur le substitut, sur celle de la mise en cause, gardée à vue et suspectée de crimes et délits tels que fabrication et écoulement de fausse monnaie, tentative d'escroquerie avec début d'exécution, recel…
– Arrêtez votre numéro, maître. Allez au but. Vous réfutez mon droit d'entendre M. Gourdon ?
Le sbire de la clique à Collin savoure. Son avocat plastronne.
– Si j'étais votre conseil, je vous recommanderais vivement de n'en rien faire. Nous dirions que, la nuit dernière, dans les prémices de la forêt landaise, emporté par la passion amoureuse qui vous lie à la personne arrêtée, suite à ses affirmations non authentifiées, vous avez, en le convoquant inopinément, sans y réfléchir, lancé une espèce de défi à celui qui, selon elle, malmenait votre bien-aimée. En quelque sorte, une bévue dictée par l'amour qui ferait sourire, si elle venait à être divulguée. Mais, bien entendu, nous n'en ferons rien. Nous saurons en rester là. Si vous-même n'insistez pas pour que la chose devienne publique, nous la garderons confidentielle. Dans le cas contraire, nous craignons qu'un auditoire, toujours friand de belles histoires de cœur, ne voie dans votre insistance qu'un moyen de pression dont vous useriez pour protéger une suspecte très compromise qui vous est chère. Telle n'est pas ma pensée. Je crois qu'entre gens bien éduqués, nous partageons les mêmes conclusions.
Et il se lève… imité par Jeannot Gourdon.
Cloué à son siège, Hugo est blême. L'enfoiré ! Je me suis comporté comme un bleu ! Il me tient à la gorge !
– Si Mlle Lataste finissait par porter plainte contre mon client, hypothèse improbable, je ne saurais trop vous conseiller de vous abstenir de trancher, et de faire examiner son bien-fondé par un de vos confrères.
Ne rien déclarer ! Tandis que ses visiteurs se dirigent vers la sortie, Hugo reste ostensiblement assis, excluant de leur manifester le moindre égard.
Dès qu'ils ont franchi le seuil, son masque se révulse, défiguré par la rage. Du poing, il brutalise sa table de travail où un amoncellement de dossiers chancelle.
– Il a raison, l'emmanché ! Il a raison ! Fourre-toi dans le crâne que tu ne peux pas passer pour impartial dans cette affaire ! Avec des ennemis de ce calibre, Valérie ne s'en sortira jamais… C'est le moment de savoir si tu l'aimes ou si… Mais, putain de moine, j'étais prêt au mariage, je l'aime !
Ému, il détourne le regard vers l'épais vitrage neutralisant les bruits extérieurs. Derrière, vu en légère plongée, le cours d'Albret regorgeant de véhicules apparaît comme l'image animée d'un film muet. Alors, il va falloir mouiller la chemise ! Bouge-toi !
Il décroche son téléphone et appelle Siméon Bensoussan.


Durant l'audition d'une PDG de société d'embouteillage soupçonnée d'abus de biens sociaux, Matthieu Fourrier est surpris d'être interrompu par son patron qui le demande d'urgence.
– Du nouveau pour Lataste. Son jules vient de m'appeler.
– L'alcoolo ou le proc ?
– Le proc. Il fait siennes les déclarations de sa copine. Il m'a balancé le fameux « Jean de ».
– Sans blague !
– D'après lui, les méchants qui s'en prennent à la fille sont managés par Jean-Denis Moran.
– Le promoteur ? C'est quoi, ce souk ?
– En personne. Une belle gueule, ce type. On lui prête des mœurs très libertines. C'est une anguille, souvent cité à l'ordre du mérite, jamais pris aux pattes. Collectez-moi tout ce que nous avons sur lui, j'aimerais connaître ses états de service. Il aurait racketté ses sous-traitants et la banquière a mis au jour son système. Y en aurait pour des millions. En euros ! Laurent Dubreuil serait une des victimes ; il était prêt à porter plainte. Moran l'aurait fait descendre. Dès que Fargeat aura entendu l'ex, l'alcoolo, qui dit avoir été témoin de l'assassinat et doit passer le voir, il nous briefera.
– Ça, ça concerne plus la criminelle que nous.
– On avisera… Vous vous êtes tuyauté sur les zèbres qui accompagnaient Jeannot Gourdon, la nuit dernière ?
– Pas question ! Quels zèbres ?
– Je vous ai donné la liste que le substitut m'avait remise.
– Meeerde !
C'est pas vrai, quel con !
L'esquimau fouille ses poches.
– Il me fait passer pour un con, le Jeannot ! Excusez-moi. Je sais plus où je l'ai foutue. On travaille tellement dans le speed. Je vais chercher.
– Voyez du côté des RG et des mœurs, au sujet de Moran… Fargeat m'a parlé d'un château à partouzes dont j'ai rien à cirer, mais y aurait un club d'initiés à cotisations prohibitives occultes et des profits non déclarés pour cause de proxénétisme mondain, là-dedans, y a à gratter pour nous. Avec l'immobilier, ça peut faire un joli paquet cadeau.
– Rien d'autre ? Pourquoi je dis ça ?
– Ça vous suffit pas ? C'est pas tous les jours qu'on a un proc comme indic ! Laissez tomber le reste. Je veux dare-dare un CV complet du sieur Moran. Et retrouvez cette putain de liste ! Présentez-moi un bilan avant midi.
– Je m'y colle. Sur quel coup pourri ils m'ont branché, ces enculés ! Me foutre les mains dans le cambouis pour cette ordure de Moran, un bétonneur de merde ! Ça me troue le cul ! Le Comité devient n'importe quoi ! Y a plus d'idéal !
Tandis qu'il va sortir, la lieutenant Yvette Chevillon et sa mâchoire chevaline entre ; il s'incruste.
– Les experts ont authentifié les pièces d'or saisies chez Lataste. Y en a pour environ 12 000 euros. Les bons de caisse anonymes sont identiques à ceux déposés à la BGD, mais leurs numéros de série sont différents, ceux-là sont vrais. Y en a pour 10 000 euros.
Fourrier se pavane.
– C'est bien ce que je disais ! Ridouet s'est mélangé les pinceaux dans la manip de sa valise magique. Il a remis les faux au lieu des vrais.
Chevillon ricane.
– Y a des chances que les signatures du dirlo sur les ordres de mission laissant suspecter un trafic de devises de la BGD, trouvés par l'équipe de nuit dans la 605, volée et si mal garée que ça en est louche, soient bien imitées mais fausses… Une question de force d'appui légèrement supérieure.
Siméon Bensoussan fronce les sourcils.
– Quelqu'un veut discréditer cette banque. On peut savoir quelles empreintes portent les blisters et les bons ?
– J'ai amené le tout, dans la valoche, au labo. Ils sont méga saturés… Ils vont faire au plus vite.
– Au plus vite, ça veut dire pas avant lundi.
– Forcément euh… avec les trente-cinq heures euh…
Fourrier ricane.
– Quoi qu'elle en dise, la Lataste, elle en a croqué. 22 000 euros, ça lui a fait une jolie com.
Yvette Chevillon dodeline de la tête.
– Je te crois ! Ça paierait la piscine dont rêvent mes mômes.
– Ah ! elle serait pas mal, à ce prix-là !
Le commissaire renifle bruyamment.
– Je peux pas la garder cent sept ans, la grande.
L'esquimau saisit la balle au bond.
– Son passif est assez lourd pour la faire tomber.
Bensoussan fourrage sa barbe rousse.
– Je vais appeler Gautier Bideault, il décidera. Il discutera de ça avec son pote Fargeat-Touret, et je serai couvert vis-à-vis de Vérane, au cas où.


Joël a avalé un café et s'est forcé à ingurgiter un quignon de pain dur. Très vite a suivi une Pelforth brune devenue consubstantielle à sa nature. L'encéphale bourdonnant, il émerge laborieusement d'une ivresse pour voguer vers une autre. Je m'en tenais une sacrée prune ! Je sais même plus comment je suis rentré. Maman a raison, y a un dieu pour les ivrognes. On sonne. Qui c'est qui vient m'emmerder ? Il se traîne jusqu'à la porte, la démarche mal assurée.
Il colle son œil au judas. Fi de pute ! c'est une femme, ça ? On dirait une armoire normande ! Le faciès revêche, il déverrouille et ouvre.
– Ouais ?
– Bonjour, vous êtes monsieur Ardinaud ?
– Ça s' pourrait.
Il ne la regarde plus, il ne voit que la carte tricolore qu'elle vient de lui flanquer sous le nez. Encore un flic ! Mais, ils vont pas arrêter de me faire chier ?!
– Qu'est-ce y s' passe ?
– Votre amie, mademoiselle Lataste, a été placée en garde à vue…
– Ch' sais, son avocat' m'a…
– Elle réclame votre aide pour conforter son témoignage sur les événements de la nuit dernière. Elle dit avoir eu des ennuis en forêt, en étant allée chez son père.
– Sûr ! qu'elle est allée chez son pèr'. J'y étais. Il écrit un bouquin sur la trait' négrière bordelaise. On a parlé pendant des heur'.
– J'ai l'ordre de vous conduire auprès d'elle, si vous acceptez de la voir, naturellement.
– Ben, évidemment que j' veux la voir. Valy a besoin de moi ! Elle se souvient enfin que j'existe !
Il prend un caban accroché au vestiaire de l'entrée, retire le jeu de clés pendu à la serrure intérieure et passe sur le palier.
– Ch' pourrai discuter avec elle ?
– Le commissaire Bensoussan le souhaiterait vivement.
– Super !
Il referme et dépasse sa lourde « déménageuse » – le surnom qu'il lui a donné –, pressé de pouvoir prouver son amour en portant assistance, mais bien décidé à nier sa présence sur les lieux de l'assassinat de Laurent Dubreuil, si le sujet venait à être abordé. Ils m'auront pas, pas question de cracher le morceau.
Un homme attend l'ascenseur. Il a une tronche d'huissier. Quand ils arrivent, « l'huissier » ouvre la porte de fer et la tient.
– Après vous.
Joël contourne le quinquagénaire à lunettes dorées, groom improvisé, et, s'apprêtant à entrer, a un sursaut en arrière.
– Hé ! la cabin' est pas là !
Reçu sur la forte poitrine de sa « déménageuse », il est renvoyé d'une brusque pression des deux mains et bascule dans le vide avec un cri d'horreur.
L'homme referme posément la porte.
Le hurlement terrifié va decrescendo.
Conservant un parfait sang-froid, le couple, qu'on pourrait prendre pour des auxiliaires judiciaires ou sociaux, emprunte l'escalier qui le conduit au treizième. Un garçon athlétique au visage rêveur les y attend, tenant ouvert, prêt à les recevoir, l'ascenseur des étages impairs.
Tous trois y montent sans un mot.
La voix de Joël s'est tue. Mission accomplie.