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Hugo Fargeat-Touret a refusé d'aller à Agen passer le week-end de Pâques avec ses parents, qui se plaignent de le voir de moins en moins.
Devenu insomniaque, il passe parfois le tiers ou la moitié de la nuit à ressasser des excuses. Il n'y avait rien dans le dossier de l'escroquerie permettant d'établir un lien avec Moran ! Et encore moins avec Collin ! Et y avait les empreintes de Valérie sur les pièces saisies à son domicile ! Les siennes et celles de Ridouet ! Aucune autre ! Le suicide de Dubreuil était un suicide ! Les accidents, des accidents ! Prétendre le contraire n'est que foutaise ! Elle était folle ! Folle à lier ! Et elle me rendait alcoolo, comme elle l'avait fait pour mon prédécesseur ! Elle était dangereuse, merde ! Pour elle et pour les autres ! T'as pas à culpabiliser, t'as fait ce que t'avais à faire… C'est ça le problème quand tu prends une fille que tu ne connais ni d'Ève ni d'Adam, tu cours forcément ce risque… Je me suis planté comme un con… S'attaquer à ces mecs, c'est tracer un trait sur ton futur… Je l'avais prévenue, elle n'en faisait qu'à sa tête… On subit toujours des pressions, et alors ! Tout le monde sait que Collin est un requin, un nuisible, que Moran est un obsédé, une enflure, et alors !… S'ils sont arrivés à leurs âges dans le bon état où ils sont, c'est que le ciel les protège… Qui je suis, moi, pour déclarer cette guerre ? Qui t'étais, toi, putain ?! Tu vois où ça t'a menée ?… Je débloque. J'ai rien à me reprocher ; Moran et Collin avaient rien à voir avec la tentative d'escroquerie
Il avale son deuxième Témesta. Il est 2 h 18.
Croire le contraire, c'était du délire… Nom de Dieu, encore une fois, je vais pas fermer l'œil de la nuit. Et demain, y a ce connard contre qui je dois réclamer la perpétuité, je vais être frais !


Sophie Cazenave est bien décidée à suivre le conseil de la voix qui l'a terrifiée : oublier Lataste et ses confidences mortelles. Une bonne partie de la nuit, le sommeil ne venant pas, elle fait le tour des tenants et des aboutissants… Les gendarmes, les policiers, les juges, les procureurs, les télécoms, le fait que l'ennemi l'ait suivie, qu'il ait été si vite en possession de son numéro de portable… Ça prouve que ces gens communiquent entre eux. La collusion est totale. Ils savent tout de moi. Le type a parlé de ma « copine ». Ils ont sûrement mon adresse. Je te parie que l'appart' est déjà équipé de micros ! Orwell avait tout prévu, on peut plus battre un cil sans qu'un clignotant s'allume quelque part. Quand tu penses que le père Mitterrand faisait espionner qui bon lui semblait. Et qu'il l'était sûrement lui-même !… Tous ces gens sont de connivence, donc y a aucun recours fiable possible. La seule solution, c'est de la boucler, et de la boucler dur !… Tant pis pour Lataste. Il ne fait pas l'ombre d'un doute qu'il a des micros chez lui ; si je l'appelle, je me mets en danger. Je laisse tomber, c'est le seul moyen de nous protéger, lui et moi. Je ne dis rien, je ne dis rien, je ne dis rien
Elle s'endort sur cette ferme résolution.
Le lendemain où, les élections régionales à peine passées, on embraye sur les européennes, le diable va lui tendre la perche. Le diable ou son ange gardien… Allez savoir. Il n'y a qu'en connaissant son destin qu'elle pourrait faire la différence.


Ayant besoin d'argent liquide, juste après que Marc Léglise est parti déjeuner, Sophie décide d'aller retirer 300 euros à la caisse.
Pendant qu'elle descend de l'étagère, Carla Mazotti, la plus jeune des deux guichetières, prend un appel téléphonique, aussi Sophie arrive-t-elle à la minute précise où elle surprend des propos que, dans son état d'esprit, il serait préférable qu'elle n'entende pas.
– Vous passerez demain ?… Matin ou après-midi ?… Nous faisons la journée continue… Pas de problème, ce sera prêt… Merci. Bonne fin de journée, madame Décombes. À demain.
À son corps défendant, à l'énoncé du nom, Sophie dresse l'oreille, tandis que Diane Boyer compte les billets de son prélèvement.
Carla va au box en verre martelé de Bertrand Ducos.
Pour la forme, elle cliquette des ongles sur la porte entrouverte, glisse la tête par l'entrebâillement et avertit le chef de caisse.
– Demain vers 14 heures, Béatrice Décombes de la SMABD viendra chercher 14 400 euros.
– 14 400 ! Pétard ! Y a du main à la main dans l'air !
En prenant ses billets, Sophie a la cervelle en ébullition. Valérie a appelé cette femme pour lui parler d'un possible rançonnage ! Je me rappelle très bien, le mot m'avait frappée… À tous les coups, elle vient retirer cet argent pour le donner à Moran, elle est rackettée comme l'était Dubreuil ! Si j'avertis Bensoussan, il peut les prendre sur le fait, Moran et elle… Arrêêêête de penser à ça !!! Pas question de risquer ta peau pour de malheureux billets de banque !
Ne pas penser à ça, facile à penser, mais comment s'extirper les idées des neurones ? Revenue sur l'étagère, elle résiste à la tentation de consulter le compte SMABD… Huit à dix minutes, pas plus… Après, elle craque. En quelques clics, elle y est. L'évidence lui saute aux yeux : la semaine dernière est arrivé un virement de 143 950 euros. Oublie ça ! Oublie ça ! Oublie ça !
Une heure après, quand c'est son tour d'aller déjeuner, à la brasserie L'Orléans, Sophie y pense plus que jamais. Une occasion pareille de coincer ce pourri ne se présentera plus… Oui, mais si tu te goures, si cet argent n'est pas pour lui… Il suffit de prévoir ce cas avec Bensoussan ; je ne suis pas voyante ; à lui de décider s'il tente sa chance ou non… Arrêêêête ! t'en parles comme si t'allais le faire ! On a dit qu'on la fermait ! Si tu la fermes, tu la fermes. Pas à moitié ou aux trois quarts, à cent pour cent ! Fermé, c'est fermé ! Pense à Romain, t'as le devoir de lui garder sa mère vivante.
Tout l'après-midi, elle ballotte entre détermination et remords, fermeté et friabilité. Mais, peu à peu, un leitmotiv s'est infiltré dans le tohu-bohu de ses réflexions. Est-ce que j'ai le droit de priver la mémoire de Valérie d'une occasion de réhabilitation incontestable ?… Ne te mêle pas de ça ! T'es dingue ! Quand la journée de travail tire à sa fin, une certitude fleurant le reproche vient parachever le refrain lancinant. T'as pas le droit de la laisser tomber, c'était ton amie. Romain désapprouverait une lâcheté.


Sophie est convaincue que son portable est sur écoute, les lignes de la BGD aussi. Rue Victor-Louis, en quittant le bureau, elle regarde bien à droite et à gauche… Personne ne guette… Ni sur les trottoirs, ni dans les voitures en stationnement, ni aux fenêtres. Personne, à première vue… Elle choisit d'accepter l'idée que Bensoussan, dont elle a gardé dans son sac la carte qu'il lui avait donnée lors de la perquisition, doit avoir des lignes protégées, qu'elle pourra rester anonyme, tout en apportant des précisions la rendant crédible, qu'elle n'a qu'à téléphoner d'un lieu où sa présence n'apparaîtra pas suspecte si un malfaisant est désormais accroché à ses basques. C'est ainsi que les Couralet ont la surprise de la voir débarquer après six mois de pause dans leur amitié vieille de vingt-huit ans ; une de ces camaraderies où l'on se rapporte, de vacances d'été en premiers de l'an, la chronique des joies et tribulations familiales.


Sitôt bruyamment raccroché le combiné de son poste fixe, Siméon Bensoussan empoigne sa barbe rousse avec une hargne donnant à croire qu'il va l'arracher.
– Enfin quelqu'un qui rompt la loi du silence dans l'affaire BGD !
Son exaltation enchante la lieutenant Chevillon.
– Qui c'est ?
– Anonyme. Une femme. Elle avait mon numéro perso. Si c'est celle que je crois, la meilleure copine de Lataste à qui j'avais laissé ma carte lors de la perquise, de là où elle est, elle a une bonne vue sur ce qui se passe dans la banque. Réunissez-moi la meute, en disant que le retrait doit se faire d'ici une heure ; en privé, comme lors de la tentative d'escroque… On fait comme vous savez, pour qui vous savez.
– Ça roule !
Et la voilà qui ramène sa face chevaline rayonnante dans la plupart des bureaux où elle piaille avec délice.
– Une info de première main ! Dans une heure, une possible victime du racket de Moran passe retirer 14 400 euros à la Geoffroy-Dornan, en dehors des horaires d'ouverture ! On tente le flag !
La perspective met chacun de bonne humeur. Dernier à être averti, Matthieu Fourrier se fend d'un ample sourire qui bride encore plus qu'à l'ordinaire ses yeux bruns.
– Qui fournit l'info ?
– Top secret.
– On ne risque qu'une balade pour des prunes. Pas bien grave.
– Le patron nous briefe dans cinq minutes.
– Bordel ! Y a le feu au lac ! Je vais pisser et j'arrive.
L'esquimau prend la direction des toilettes en sortant son portable. Le geste n'a pas échappé à Yvette Chevillon qui enfonce le poussoir de son émetteur-récepteur.
– Il fait exactement ce que vous avez prévu, patron. J'en reviens pas.
Dans le couloir, l'esquimau croise le lieutenant Moricet et la capitaine Veyssières – grand black et blonde trapue – qui se rendent au briefing… Il pianote un code en poussant la porte ornée d'un dandy en habit et haut-de-forme.
La capitaine chuchote à son émetteur.
– Il a composé un code.
Fourrier franchit le seuil.
– Merde ! Salut.
Trois saluts enjoués lui répondent. Ce sont ceux d'un trio de malabars, agents de la sécurité, qui se lavent les mains. Qu'est-ce qu'ils foutent ici, ceux-là ? Le portable en suspens, il marque une indécision fatale. Les poids lourds qui allaient aux sèche-mains se précipitent sur lui avec un bel ensemble.
– Je suis foutu ! Qu'est-ce qui vous arrive ? C'est quoi, ce gag ?
En un tournemain, ses pattes démesurées ont été clouées au mur et le portable lui a été arraché. Bensoussan entre, suivi de Chevillon, elle prend le téléphone et repart avec. Le commissaire est rose vif.
– Pardonnez-moi cette pratique inhabituelle dans notre service, capitaine, mais j'ai de sérieux doutes sur vos agissements.
L'esquimau écarquille les yeux, ce qui leur donne une ouverture d'un format standard.
– Quels agissements ? Vous perdez la boule !
– Qui appeliez-vous ?
– Ils le sauront. Un pote. On devait se faire un couscous ce soir… Merde ! Pourquoi j'ajoute ça ? Vu les événements, je voulais lui dire que c'était annulé.
Yvette Chevillon réapparaît.
– Le numéro appelé est celui du portable de Jeannot Gourdon.
– Vérifiez s'il est prévu qu'ils dînent ensemble ce soir.
– Il confirmera, aucun problème. Il est futé, il va piger qu'il faut me couvrir.
La bobine à la Fernandel disparaît.
– Vous avez une explication à me fournir, à propos de Gourdon et de vous ?
– Je peux être copain avec lui, non ? C'est interdit ? Il a la peste ?
– Je n'aime pas son syndicat de fachos. Savoir que vous en êtes…
– Comment vous le savez ?!
– Je suis flic, Fourrier.
– Vous avez enquêté sur moi !
– Je crois bien que je vais vous mettre en garde à vue.
– Vous déraillez ! Enfin quoi, les gars, vous allez pas le laisser faire ! Vous voyez pas qu'il déménage ? Il est temps de prendre votre retraite ! J'ai des relations, vous savez !
– Je sais. Je crains qu'elles ne soient pas recommandables.
L'esquimau ricane.
– Je vous prouverai le contraire.
Chevillon entre, on sent que cette fois-ci, c'est du définitif.
– Pas de bol, Matthieu. Gourdon assiste à une réunion syndicale à Paris, il ne revient qu'après-demain.
L'homme au cou de taureau, qui a traqué Alfred Sirven jusqu'aux Philippines, a un rictus.
– J'ai été con. J'aurais pas dû improviser sur le couscous…
Bensoussan se gratte la barbe.
– Faut jamais improviser sur le couscous.
– Croyez-moi, patron, si vous me passez les bracelets, vous avez pas fini d'en chier. Vérane va pas aimer ça.
Le commissaire tend une main quêteuse à Chevillon. Elle lui remet ses propres menottes. Les hercules rapprochent les pattes de Fourrier qui tente de les bousculer. Malgré son gabarit, il n'est pas de taille.
Le visage marqué d'une grande tristesse, Bensoussan referme les pinces sur les poignets de forgeron.
– Vous vous êtes fait niquer, mon vieux, le prélèvement suspect à la BGD, c'est pas ce soir, c'est demain.
L'esquimau sourit.
– Bien joué.
– Descendez-le-moi à la ratière. Je veux qu'il y soit seul.
Tandis que les gorilles l'entraînent, Fourrier raille.
– Vous m'avez pas notifié mes droits !
– Il sait lire, remettez-lui le formulaire !
– Appelez maître Miraigneau, patron ! N'oubliez pas de prévenir le procureur Fuentès ! Il va être enchanté de votre initiative ! Vous allez passer une fin de carrière dans les douleurs !


Pour l'heure, c'est sa fin de journée qui torture Siméon Bensoussan.
Transgressant toutes les dispositions du Code de procédure pénale, il n'a ni fait téléphoner à l'avocat réclamé ni avisé le parquet. Miraigneau se serait empressé d'alerter Gourdon qui aurait prévenu les protecteurs de Moran dont Thierry Vérane fait sûrement partie… Quant à Fuentès, je ne suis plus sûr de lui. Indubitablement, il a un contact privilégié avec Moran… Si la femme au téléphone s'est foutue de moi, je vais en prendre plein les gencives… Si je réussis mon coup, j'aurai les médias de mon côté, seule la garde à vue de Fourrier sera frappée de nullité… C'est pas Fourrier qui m'intéresse… Je plaiderai la saturation des lignes, le surmenage, l'oubli… Faut que demain tout se déroule au quart de poil, sans ça, tu vas te retrouver à tamponner les PV des radars automatiques… Sainte Geneviève, patronne des poulets, peut-être que tu ne proteges pas que les goyim, pourquoi tu ne donnerais pas un coup de pouce au petit Siméon ?
Il glousse. Derrière la baie, la nuit tombe sur le cimetière.