34
Hugo Fargeat-Touret a refusé d'aller à Agen passer
le week-end de Pâques avec ses parents, qui se plaignent de le voir
de moins en moins.
Devenu insomniaque, il passe parfois le tiers ou
la moitié de la nuit à ressasser des excuses. Il n'y avait rien dans le dossier de l'escroquerie
permettant d'établir un lien avec Moran ! Et encore moins avec
Collin ! Et y avait les empreintes de Valérie sur les pièces
saisies à son domicile ! Les siennes et celles de
Ridouet ! Aucune autre ! Le suicide de Dubreuil était un
suicide ! Les accidents, des accidents ! Prétendre le
contraire n'est que foutaise ! Elle était folle ! Folle à
lier ! Et elle me rendait alcoolo, comme elle l'avait fait
pour mon prédécesseur ! Elle était dangereuse, merde !
Pour elle et pour les autres ! T'as pas à culpabiliser, t'as
fait ce que t'avais à faire… C'est ça le problème quand tu prends
une fille que tu ne connais ni d'Ève ni d'Adam, tu cours forcément
ce risque… Je me suis planté comme un con… S'attaquer à ces mecs,
c'est tracer un trait sur ton futur… Je l'avais prévenue, elle n'en
faisait qu'à sa tête… On subit toujours des pressions, et
alors ! Tout le monde sait que Collin est un requin, un
nuisible, que Moran est un obsédé, une enflure, et alors !…
S'ils sont arrivés à leurs âges dans le bon état où ils sont, c'est
que le ciel les protège… Qui je suis, moi, pour déclarer cette
guerre ? Qui t'étais, toi, putain ?! Tu vois où ça t'a
menée ?… Je débloque. J'ai rien à me reprocher ; Moran et
Collin avaient rien à voir avec la tentative
d'escroquerie…
Il avale son deuxième Témesta. Il est
2 h 18.
Croire le contraire, c'était
du délire… Nom de Dieu, encore une fois, je vais pas fermer l'œil
de la nuit. Et demain, y a ce connard contre qui je dois réclamer
la perpétuité, je vais être frais !
Sophie Cazenave est bien décidée à suivre le
conseil de la voix qui l'a terrifiée : oublier Lataste et ses
confidences mortelles. Une bonne partie de la nuit, le sommeil ne
venant pas, elle fait le tour des tenants et des aboutissants… Les
gendarmes, les policiers, les juges, les procureurs, les télécoms,
le fait que l'ennemi l'ait suivie, qu'il ait été si vite en
possession de son numéro de portable… Ça
prouve que ces gens communiquent entre eux. La collusion est
totale. Ils savent tout de moi. Le type a parlé de ma
« copine ». Ils ont sûrement mon adresse. Je te parie que
l'appart' est déjà équipé de micros ! Orwell avait tout prévu,
on peut plus battre un cil sans qu'un clignotant s'allume quelque
part. Quand tu penses que le père Mitterrand faisait espionner qui
bon lui semblait. Et qu'il l'était sûrement lui-même !… Tous
ces gens sont de connivence, donc y a aucun recours fiable
possible. La seule solution, c'est de la boucler, et de la boucler
dur !… Tant pis pour Lataste. Il ne fait pas l'ombre d'un
doute qu'il a des micros chez lui ; si je l'appelle, je me
mets en danger. Je laisse tomber, c'est le seul moyen de nous
protéger, lui et moi. Je ne dis rien, je ne dis rien, je ne dis
rien…
Elle s'endort sur cette ferme résolution.
Le lendemain où, les élections régionales à peine
passées, on embraye sur les européennes, le diable va lui tendre la
perche. Le diable ou son ange gardien… Allez savoir. Il n'y a qu'en
connaissant son destin qu'elle pourrait faire la différence.
Ayant besoin d'argent liquide, juste après que
Marc Léglise est parti déjeuner, Sophie décide d'aller retirer
300 euros à la caisse.
Pendant qu'elle descend de l'étagère, Carla
Mazotti, la plus jeune des deux guichetières, prend un appel
téléphonique, aussi Sophie arrive-t-elle à la minute précise où
elle surprend des propos que, dans son état d'esprit, il serait
préférable qu'elle n'entende pas.
– Vous passerez demain ?… Matin ou
après-midi ?… Nous faisons la journée continue… Pas de
problème, ce sera prêt… Merci. Bonne fin de journée, madame
Décombes. À demain.
À son corps défendant, à l'énoncé du nom, Sophie
dresse l'oreille, tandis que Diane Boyer compte les billets de son
prélèvement.
Carla va au box en verre martelé de Bertrand
Ducos.
Pour la forme, elle cliquette des ongles sur la
porte entrouverte, glisse la tête par l'entrebâillement et avertit
le chef de caisse.
– Demain vers 14 heures, Béatrice
Décombes de la SMABD viendra chercher 14 400 euros.
– 14 400 ! Pétard ! Y a du
main à la main dans l'air !
En prenant ses billets, Sophie a la cervelle en
ébullition. Valérie a appelé cette femme pour
lui parler d'un possible rançonnage ! Je me rappelle très
bien, le mot m'avait frappée… À tous les coups, elle vient retirer
cet argent pour le donner à Moran, elle est rackettée comme l'était
Dubreuil ! Si j'avertis Bensoussan, il peut les prendre sur le
fait, Moran et elle… Arrêêêête de penser à ça !!! Pas question
de risquer ta peau pour de malheureux billets de
banque !
Ne pas penser à ça, facile à penser, mais comment
s'extirper les idées des neurones ? Revenue sur l'étagère,
elle résiste à la tentation de consulter le compte SMABD… Huit à
dix minutes, pas plus… Après, elle craque. En quelques clics, elle
y est. L'évidence lui saute aux yeux : la semaine dernière est
arrivé un virement de 143 950 euros. Oublie ça ! Oublie ça ! Oublie
ça !
Une heure après, quand c'est son tour d'aller
déjeuner, à la brasserie L'Orléans, Sophie y pense plus que jamais.
Une occasion pareille de coincer ce pourri ne
se présentera plus… Oui, mais si tu te goures, si cet argent n'est
pas pour lui… Il suffit de prévoir ce cas avec Bensoussan ; je
ne suis pas voyante ; à lui de décider s'il tente sa chance ou
non… Arrêêêête ! t'en parles comme si t'allais le faire !
On a dit qu'on la fermait ! Si tu la fermes, tu la fermes. Pas
à moitié ou aux trois quarts, à cent pour cent ! Fermé, c'est
fermé ! Pense à Romain, t'as le devoir de lui garder sa mère
vivante.
Tout l'après-midi, elle ballotte entre
détermination et remords, fermeté et friabilité. Mais, peu à peu,
un leitmotiv s'est infiltré dans le tohu-bohu de ses réflexions.
Est-ce que j'ai le droit de priver la mémoire
de Valérie d'une occasion de réhabilitation incontestable ?…
Ne te mêle pas de ça ! T'es dingue ! Quand la
journée de travail tire à sa fin, une certitude fleurant le
reproche vient parachever le refrain lancinant. T'as pas le droit de la laisser tomber, c'était ton amie.
Romain désapprouverait une lâcheté.
Sophie est convaincue que son portable est sur
écoute, les lignes de la BGD aussi. Rue Victor-Louis, en quittant
le bureau, elle regarde bien à droite et à gauche… Personne ne
guette… Ni sur les trottoirs, ni dans les voitures en
stationnement, ni aux fenêtres. Personne, à première vue… Elle
choisit d'accepter l'idée que Bensoussan, dont elle a gardé dans
son sac la carte qu'il lui avait donnée lors de la perquisition,
doit avoir des lignes protégées, qu'elle pourra rester anonyme,
tout en apportant des précisions la rendant crédible, qu'elle n'a
qu'à téléphoner d'un lieu où sa présence n'apparaîtra pas suspecte
si un malfaisant est désormais accroché à ses basques. C'est ainsi
que les Couralet ont la surprise de la voir débarquer après six
mois de pause dans leur amitié vieille de vingt-huit ans ; une
de ces camaraderies où l'on se rapporte, de vacances d'été en
premiers de l'an, la chronique des joies et tribulations
familiales.
Sitôt bruyamment raccroché le combiné de son poste
fixe, Siméon Bensoussan empoigne sa barbe rousse avec une hargne
donnant à croire qu'il va l'arracher.
– Enfin quelqu'un qui rompt la loi du silence
dans l'affaire BGD !
Son exaltation enchante la lieutenant
Chevillon.
– Qui c'est ?
– Anonyme. Une femme. Elle avait mon numéro
perso. Si c'est celle que je crois, la meilleure copine de Lataste
à qui j'avais laissé ma carte lors de la perquise, de là où elle
est, elle a une bonne vue sur ce qui se passe dans la banque.
Réunissez-moi la meute, en disant que le retrait doit se faire
d'ici une heure ; en privé, comme lors de la tentative
d'escroque… On fait comme vous savez, pour qui vous savez.
– Ça roule !
Et la voilà qui ramène sa face chevaline
rayonnante dans la plupart des bureaux où elle piaille avec
délice.
– Une info de première main ! Dans une
heure, une possible victime du racket de Moran passe retirer
14 400 euros à la Geoffroy-Dornan, en dehors des horaires
d'ouverture ! On tente le flag !
La perspective met chacun de bonne humeur. Dernier
à être averti, Matthieu Fourrier se fend d'un ample sourire qui
bride encore plus qu'à l'ordinaire ses yeux bruns.
– Qui fournit l'info ?
– Top secret.
– On ne risque qu'une balade pour des prunes.
Pas bien grave.
– Le patron nous briefe dans cinq
minutes.
– Bordel ! Y a le
feu au lac ! Je vais pisser et j'arrive.
L'esquimau prend la direction des toilettes en
sortant son portable. Le geste n'a pas échappé à Yvette Chevillon
qui enfonce le poussoir de son émetteur-récepteur.
– Il fait exactement ce que vous avez prévu,
patron. J'en reviens pas.
Dans le couloir, l'esquimau croise le lieutenant
Moricet et la capitaine Veyssières – grand black et blonde trapue –
qui se rendent au briefing… Il pianote un code en poussant la porte
ornée d'un dandy en habit et haut-de-forme.
La capitaine chuchote à son émetteur.
– Il a composé un code.
Fourrier franchit le seuil.
– Merde !
Salut.
Trois saluts enjoués lui répondent. Ce sont ceux
d'un trio de malabars, agents de la sécurité, qui se lavent les
mains. Qu'est-ce qu'ils foutent ici,
ceux-là ? Le portable en suspens, il marque une
indécision fatale. Les poids lourds qui allaient aux sèche-mains se
précipitent sur lui avec un bel ensemble.
– Je suis
foutu ! Qu'est-ce qui vous arrive ? C'est quoi, ce
gag ?
En un tournemain, ses pattes démesurées ont été
clouées au mur et le portable lui a été arraché. Bensoussan entre,
suivi de Chevillon, elle prend le téléphone et repart avec. Le
commissaire est rose vif.
– Pardonnez-moi cette pratique inhabituelle
dans notre service, capitaine, mais j'ai de sérieux doutes sur vos
agissements.
L'esquimau écarquille les yeux, ce qui leur donne
une ouverture d'un format standard.
– Quels agissements ? Vous perdez la
boule !
– Qui appeliez-vous ?
– Ils le sauront.
Un pote. On devait se faire un couscous ce soir… Merde ! Pourquoi j'ajoute ça ? Vu les
événements, je voulais lui dire que c'était annulé.
Yvette Chevillon réapparaît.
– Le numéro appelé est celui du portable de
Jeannot Gourdon.
– Vérifiez s'il est prévu qu'ils dînent
ensemble ce soir.
– Il confirmera, aucun problème. Il est futé, il va piger qu'il faut me
couvrir.
La bobine à la Fernandel disparaît.
– Vous avez une explication à me fournir, à
propos de Gourdon et de vous ?
– Je peux être copain avec lui, non ?
C'est interdit ? Il a la peste ?
– Je n'aime pas son syndicat de fachos.
Savoir que vous en êtes…
– Comment vous le savez ?!
– Je suis flic, Fourrier.
– Vous avez enquêté sur moi !
– Je crois bien que je vais vous mettre en
garde à vue.
– Vous déraillez ! Enfin quoi, les gars,
vous allez pas le laisser faire ! Vous voyez pas qu'il
déménage ? Il est temps de prendre votre retraite ! J'ai
des relations, vous savez !
– Je sais. Je crains qu'elles ne soient pas
recommandables.
L'esquimau ricane.
– Je vous prouverai le contraire.
Chevillon entre, on sent que cette fois-ci, c'est
du définitif.
– Pas de bol, Matthieu. Gourdon assiste à une
réunion syndicale à Paris, il ne revient qu'après-demain.
L'homme au cou de taureau, qui a traqué Alfred
Sirven jusqu'aux Philippines, a un rictus.
– J'ai été con. J'aurais pas dû improviser
sur le couscous…
Bensoussan se gratte la barbe.
– Faut jamais improviser sur le
couscous.
– Croyez-moi, patron, si vous me passez les
bracelets, vous avez pas fini d'en chier. Vérane va pas aimer ça.
Le commissaire tend une main quêteuse à Chevillon.
Elle lui remet ses propres menottes. Les hercules rapprochent les
pattes de Fourrier qui tente de les bousculer. Malgré son gabarit,
il n'est pas de taille.
Le visage marqué d'une grande tristesse,
Bensoussan referme les pinces sur les poignets de forgeron.
– Vous vous êtes fait niquer, mon vieux, le
prélèvement suspect à la BGD, c'est pas ce soir, c'est
demain.
L'esquimau sourit.
– Bien joué.
– Descendez-le-moi à la ratière. Je veux
qu'il y soit seul.
Tandis que les gorilles l'entraînent, Fourrier
raille.
– Vous m'avez pas notifié mes
droits !
– Il sait lire, remettez-lui le
formulaire !
– Appelez maître Miraigneau, patron !
N'oubliez pas de prévenir le procureur Fuentès ! Il va être
enchanté de votre initiative ! Vous allez passer une fin de
carrière dans les douleurs !
Pour l'heure, c'est sa fin de journée qui torture
Siméon Bensoussan.
Transgressant toutes les dispositions du Code de
procédure pénale, il n'a ni fait téléphoner à l'avocat réclamé ni
avisé le parquet. Miraigneau se serait
empressé d'alerter Gourdon qui aurait prévenu les protecteurs de
Moran dont Thierry Vérane fait sûrement partie… Quant à Fuentès, je
ne suis plus sûr de lui. Indubitablement, il a un contact
privilégié avec Moran… Si la femme au téléphone s'est foutue de
moi, je vais en prendre plein les gencives… Si je réussis mon coup,
j'aurai les médias de mon côté, seule la garde à vue de Fourrier
sera frappée de nullité… C'est pas Fourrier qui m'intéresse… Je
plaiderai la saturation des lignes, le surmenage, l'oubli… Faut que
demain tout se déroule au quart de poil, sans ça, tu vas te
retrouver à tamponner les PV des radars automatiques… Sainte
Geneviève, patronne des poulets, peut-être que tu ne proteges pas
que les goyim, pourquoi tu ne donnerais pas un coup de pouce au
petit Siméon ?
Il glousse. Derrière la baie, la nuit tombe sur le
cimetière.