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Hugo est furieux. Le capitaine Matthieu Fourrier lui a téléphoné pour lui demander un double de la liste des « collaborateurs bénévoles ayant assisté le commandant Gourdon, lors de l'arrestation de Mlle Lataste », liste égarée dans les services.
D'abord, il a vertement rappelé qu'il ne s'agissait en rien d'une arrestation mais d'une interpellation visant une « comparution en qualité de témoin », ensuite il s'est offusqué qu'on puisse avoir égaré un document de cette importance, et que l'on réagisse avec autant de désinvolture. Un blâme que l'esquimau conteste.
– J'ai passé toute la matinée à chercher ce papelard. Faudra dire à votre fliquette d'Arcachon qu'elle fasse ses rapports en bonne et due forme, pas sur du papier cul !
Hugo a aussitôt contacté Chantal Provost. Elle n'a conservé aucun duplicata. Il lui a parlé sèchement et se l'est reproché. Elle suggère d'interroger Jean Gourdon.
Il est prêt à parier que le franc-tireur aura perdu la mémoire. Il n'en décolère pas. Indéniable que tout ça sent la conspiration !… « Égarée dans les services », mon cul ! Égarée par qui, sur l'ordre de qui ?!… Pas de Bensoussan, quand même !… Bensoussan ne m'a pas caché qu'il était drivé par Thierry Vérane… Ou alors, il me ment… Vérane protégerait Gourdon ?… D'ici que toute la police de la juridiction soit noyautée par Collin !… Et pourquoi s'en tenir à cette seule juridiction ?… C'est contagieux ! Je deviens parano !
Il se lève avec une furieuse envie de Chivas. Il décide d'aller en boire un au Connemara Irish Pub qui culmine à trois cents mètres de là, de l'autre côté du jardin de la mairie. La rage au ventre, et la soif au foie, il devrait pouvoir s'y traîner à pied.


Maître Aubertin est exaspérée. Certes, en apprenant « l'accident » de Joël Ardinaud, Siméon Bensoussan a manifesté un étonnement navré rituel, mais la nouvelle qu'il lui a donnée d'une présentation de sa cliente au juge d'instruction, décidée dans la précipitation, l'a révoltée. Elle a foncé illico à Mériadeck.
– Enfin, commissaire, pourquoi tant de hâte ?
– Allez poser la question au procureur adjoint Bideault.
– Convenez que Valérie Lataste devrait être, purement et simplement, mise hors de cause.
– Vous rêvez ! Pas avec ce qu'on a trouvé chez elle.
– Ce qu'on a « mis chez elle » ! Enfin, sérieusement, vous ne pouvez pas imaginer qu'elle soit complice de cette escroquerie qui se barre en sucette ! C'est une fille intelligente et hyperdocumentée sur la banque, une experte, si un jour elle devait monter une filouterie, elle la réussirait, croyez-moi !
Bensoussan est glacial.
– Un argument de poids, incontestablement. Vous aurez l'occasion de l'exposer au juge dès qu'il l'entendra.
Elle secoue sa courte crinière noire, frisée et brillante.
– Mlle Lataste ne dit que la vérité, et l'accident supposé de son ex ne peut pas être dû au hasard !
– N'exagérez pas, ce genre de chute mortelle n'a, malheureusement, rien d'unique.
– Quand on aura enfin retrouvé le cadavre de Laurent Dubreuil, vous aurez la preuve qu'on a voulu empêcher ces deux hommes de parler. Et ma cliente risque de suivre !
Maigre sourire du policier.
– Si vous pensez juste, sous les verrous, elle sera protégée des nombreux ennemis qui lui veulent du mal dehors.
– Vous vous payez ma tête !
– Non. Écoutez…
Il entame une énumération en dressant ses doigts un à un.
– Son rôle primordial dans la recommandation d'un escroc, Richard Ridouet, auprès de son patron, Robert Puymireau, est manifeste ; elle ne le nie pas… Elle l'a introduit dans la banque, en dehors des heures officielles d'ouverture, ce qui devait faciliter l'imposture… Elle ne fournit aucune explication convaincante justifiant la présence des pièces d'or et des bons de caisse trouvés chez elle… Elle n'en donne pas davantage à propos de la destruction ou de la disparition de ses divers fichiers informatiques, si ce n'est en évoquant une intervention extérieure qu'elle n'est pas à même de démontrer… Et, pour couronner le tout, quand l'OPJ Gourdon l'interpelle, elle se rebelle et tente de fuir dans les bois.
– Il l'a agressée ! Il lui a dérobé ses pièces à conviction !
– Je ne peux pas vous laisser dire ça ! Ce ne sont que des allégations pour lesquelles vous n'êtes à même de produire aucune preuve.
– C'est à vous de les chercher !
– Le procureur a tranché. Quand on me demandera de la présenter au juge, je la présenterai. Il la mettra en examen, il délivrera une commission rogatoire…
– Merci de me donner un cours de procédure pénale !
– Écoutez, je n'ai pas de temps à perdre ! Allez plaider devant lui, pas devant moi ! Je me fie plus aux évidences qu'aux hypothèses, et je vous invite à en faire autant. J'ai fait le travail pour lequel je suis payé.
Dépitée, Carole Aubertin agite sa tête d'oiseau frondeur.
– Si elle est innocente, vous ne trouvez pas que c'est un sale boulot ?
– Vous voyez bien que vous n'en êtes pas convaincue ! Vous dites « si » !
– Idiote ! Je peux la voir pour lui annoncer la mort de son ex ?
– Ça va me foutre un bazar pas possible dans les cages. Non. Je tiens à ne commettre aucune entorse à la procédure. Vous la verrez à la vingtième heure.
– Vous pouvez l'auditionner et lui faire passer le message.
– J'ai autre chose à faire…
– Un de vos hommes peut…
– Je n'en vois ni l'urgence ni la nécessité.
– Sympa ! Merci !
Enragée, elle quitte le bureau en claquant la porte.


Bipé par l'équipement dans le courant de l'après-midi, Nguyên Tan Phat découvre que personne ne sait qui utilise, en ce moment, le Master à bord duquel circule le cambrioleur, agresseur d'Anita Dubreuil. Officiellement, ce véhicule est rentré de mission une semaine plus tôt et n'est pas ressorti depuis. Le registre informatisé ne dit rien d'autre.
Le renseignement perturbe salement l'officier. La plaignante ne peut pas avoir inventé ce numéro. Celui qui s'en sert ne tient pas à laisser de trace. Ça empeste le ripou. Il s'enhardit à poser la question gênante.
– Au fait… vous êtes certain que quelqu'un ne nous l'a pas volé ?
– Ben euh… à vrai dire euh… certain-certain, on peut pas l'être… Disons que c'est fortement improbable… Ça te va ?
– Je ferai avec. Je vais en parler à mon patron. Ça va être un comble, si on est obligé de demander à la gendarmerie de nous le retrouver. Y a pas intérêt à ce que ça se sache… Bon Dieu ! si l'agresseur est un flic, il peut être informé de la plainte de Mme Dubreuil ; elle est en danger !


Hugo n'a pas ramené du Connemara l'apaisement qu'il était allé y chercher. Il est revenu au Palais en ayant le sentiment de se cacher, et l'impression lui a déplu. Gautier Bideault demeurant muet, il a essayé de le joindre… pour apprendre qu'il était en audience correctionnelle depuis 15 heures, et que les réjouissances se prolongeraient au moins trois ou quatre heures. L'empétardé, il me laisse mariner dans mon jus. Et dire qu'au-dehors, ils croient tous qu'on marche la main dans la main, dans cette foutue baraque, alors que chacun tire la couverture à soi. Je suis long à la détente, j'aurais dû comprendre, dès le départ, qu'il se mouillerait jamais… Surtout connaissant l'extrême réserve du proc sur mes coupables relations avec une prévenue. Bideault est trop lâche pour oser braver Fuentès ! Même si ce cher Daniel exige que ses collaborateurs l'appellent par son prénom !… Peut-être qu'Aubertin a du nouveau. Il appelle l'avocate. Une secrétaire la passe. L'annonce de la mort de Joël déclenche une espèce de nausée qui lui tourne l'estomac.
– C'est pas croyable ! Ça ne peut pas être une coïncidence, ça aussi !
– Ravie de vous l'entendre dire, monsieur le substitut ! Bensoussan n'est pas de votre avis.
– Oh, Bensoussan, il n'y a que les finances qui le font bander ! Je vais voir quelle équipe est intervenue aux Amures.
– C'est fait ! Je m'en suis occupée. On n'est jamais si bien servi que par soi-même ! Les flics étaient commandés par le commissaire Clément Laperrine, du commissariat de Cenon, et le substitut Agnès Le Guen est en charge d'élucider les causes de « l'accident ». Naturellement, à moi, ni l'un ni l'autre n'ont rien voulu dire. La loi du silence… Au pire, on va vers un homicide involontaire où on fera casquer un lampiste de la société d'entretien des ascenseurs. Je trouve que ça cocotte dur dans votre boutique ! Ça chlingue la corruption à tous les étages !
– Mais pas du tout ! Le Guen est une fille bien, elle ne se contentera pas de faux-semblants.
– « Le Guen est une fille bien », possible ! En tout cas, difficile d'en dire autant de votre confrère Bideault…
– Pourquoi ?
– Vous n'êtes pas au courant ? Il est pas au courant !!! Il ne relâche pas Valérie. Il se débarrasse de la patate chaude entre les mains du juge.
– Salaud ! Je vais m'en entretenir avec lui.
– Faites, faites. Moi, je parie que la pauvre fille va passer la nuit au violon. Son boss, au moins aussi suspect qu'elle – n'oubliez pas que son coffre contenait des fausses pièces et des faux bons de caisse –, a été relâché depuis belle lurette. Il doit avoir un meilleur carnet d'adresses que vous.
– Je vous dispense de vos commentaires.
– Vous relevez le pari ? Nuit au violon ou pas ?
Il a raccroché. Elle a un rire sardonique. Palais de justice, ballet d'injustices !
Le combiné encore en main, Hugo serre les dents. Si Ardinaud ne délirait pas en parlant de la disparition de Dubreuil, il est tout à fait plausible qu'il ait été éliminé pour l'empêcher de témoigner… Son estomac lui fait l'effet d'accomplir un tour complet sur soi. Oh ! nom de Dieu ! si c'est vrai, Valérie est en danger de mort… Tu déconnes, c'est le Chivas, j'aurais dû m'arrêter au premier… Un reflux gastrique lui remonte jusqu'au larynx, brûlant d'acide tout le tube digestif… Tu te bourres le mou, ce n'est qu'un accident. Ça ne peut être qu'un accident. Une sueur froide recouvre sa peau à la vitesse d'une source qui jaillirait par des milliers de pores. Le Guen doit avoir une idée sur la question. Elle me rassurera. Faut que j'y aille ! Un soubresaut le jette hors de son fauteuil ; il se précipite en direction des toilettes.


Nguyên Tan Phat a fait part de ses découvertes et de ses conclusions à son chef de service : le capitaine Manuel Lavergne, deux larges oreilles décollées encadrant un crâne boule de billard égayé de lunettes qui ne chaussent le long nez que pour lire.
Le rire intentionnellement burlesque de l'ancien surprend beaucoup le jeune officier.
– Tu sais, petit, si tu te laisses monter le bourrichon par les geignantes qui se figurent en danger de mort, tu vas pas tarder à nous mijoter une déprime.
– Dans ce cas précis…
– Dans ce cas précis, t'aurais dû faire passer le bébé à la gendarmerie de Tresses, territorialement compétente, puisque les faits ont eu lieu à Artigues.
– Je le sais, mais je tiens à transmettre au proc un dossier étoffé, pas une coquille de noix vide.
– C'est pas ton boulot !
– Je crois qu'une protection…
– Sois sérieux ! On va pas mettre tous les gens qui se font cambrioler sous protection rapprochée ! Tous – tu m'entends, tous ! – ont la trouille de voir revenir, le lendemain ou le surlendemain, les salopards qui ont violé leur intimité. C'est normal. C'est psychologique.
Qu'est-ce que tu connais à la psychologie, abruti ?
– Et crois-moi, les femmes seules ont encore plus peur que les autres, faut comprendre.
– Oui, mais là, l'intrus l'a menacée ! Et ses enfants aussi ! Il savait qu'elle avait des enfants.
– Parce qu'il a observé les lieux avant d'agir… Ta bonne femme, son mari l'a plaquée et elle délire. C'est pas impossible que ce soit le mari qui ait envoyé un pote récupérer des trucs qu'il a besoin. À surprendre le mec, elle aurait pu se recevoir un mauvais coup. Elle l'a pas reçu, c'est déjà une bonne chose, et elle peut en être heureuse. Maintenant, sûr ! elle risque ni plus ni moins que chacun de nous.
– C'est bizarre qu'elle ait relevé le numéro d'un de nos soums, non ? Et que, comme par hasard, il ait disparu lui aussi.
– Ça, je te l'accorde.
Ah ! quand même !
De la paume, Manuel Lavergne se lisse la peau de la nuque au front. Un aller. Un retour.
– T'as demandé au SIR1, s'ils l'ont pas ?
– J'aurais dû commencer par là ! Non.
– T'aurais dû commencer par eux !
– Je suis con ! Mais ça n'expliquerait pas que… que la plaignante ait le numéro.
Le chef tranche, le geste péremptoire.
– Retrouve-le d'abord, ensuite on verra. Il se peut que le SIR soit sur un coup. Peut-être que le mari, il est pas net, et qu'ils l'ont dans le collimateur. Tu vois ce que je veux dire ?
– Totalement. Je m'en occupe.
Il sort. Toujours à repousser mes idées ! S'il se goure, cette pauvre femme risque sa peau.
1 Service d'investigations et de recherches.