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Robert Puymireau a eu peur de ne pas arriver à l'heure au rendez-vous imposé par Émilienne de Saint-Astier, née Dornan. En effet, rejetant l'idée de se « lever aux aurores, pour cette vieille bique », il a négligé le TGV de 5 h 26 arrivant trois heures après à la gare Montparnasse – « qu'est-ce que je vais fabriquer à poireauter jusqu'à 10 heures ? » – pour lui préférer celui de 6 h 32 qui le laissait dormir une heure de plus. Bien qu'en fait, il n'ait guère dormi la nuit précédente, obsédé par l'idée d'une fin de carrière, prématurée à ses yeux, alors que sa femme n'a cessé, depuis deux jours, de lui faire valoir tous les bienfaits qu'apporterait une telle éventualité. Elle a été aidée en cela par leur fille, passée plus de dix fois – fréquence rarissime – pour lui remonter le moral, et surtout pour s'informer si, en cas de cessation de l'activité paternelle, elle devrait rendre le coupé 206, acquis par la BGD, dont elle a toujours disposé. Son père l'a rassurée.
– Tout se négocie, ma chérie.
Coincé rue de Rennes, le taxi l'a un peu baladé dans Saint-Germain-des-Prés mais, sur son insistance, l'a déposé avenue George-V trois minutes avant l'heure fatidique. Une chance ! la douairière, très vieille France, exècre le manque de ponctualité – « il est inconvenant de faire attendre une dame ». Le banquier l'a trouvée dans une forme physique étonnante. Il a parfois dit que la bientôt nonagénaire lui faisait penser « à Katharine Hepburn, en fin de parcours, mais sans la Parkinson et boostée à l'EPO », néanmoins, aujourd'hui, elle lui paraît rajeunie de quinze ans. Elle s'est fait lifter, ma parole !
Le salon du somptueux hôtel particulier où elle le reçoit debout – sans daigner lui proposer de se dévêtir ou de s'asseoir, il en est ulcéré – présente une riche harmonie de styles anciens dont la plupart des meubles sont des pièces d'époque. Par les hautes fenêtres, encadrées de fastueux rideaux avec drapés, s'offre une splendide perspective sur la Seine et la tour Eiffel qui, en toute autre circonstance, susciterait son admiration phraseuse.
Bien que cela ne soit pas dans sa nature, Robert Puymireau se trouve fort intimidé par l'accueil glacial que lui réserve son hôtesse, laquelle s'est montrée, à sa grande surprise, très au courant de la succession précise des vicissitudes venues hanter ses nuits et pourrir ses journées.
– Vous me voyez extrêmement contrariée, monsieur, cette fâcheuse affaire souille la grande œuvre conservatoire de mon père et entache notre nom, je vous en blâme vivement.
Les mains de l'honni se savonnent avec une nervosité inaccoutumée altérant gravement l'onctuosité habituelle.
– Madame, je suis sensible à vos reproches… D'autant plus que je ne crois pas les mériter.
L'offensée branle du chef.
– Enfin, monsieur ! Un banquier ! Accepter du cuivre pour de l'or ! C'est du dernier ridicule ! Signer des ordres de mission inconséquents ! C'est d'une maladresse scandaleuse !
Puymireau sent la transpiration lui ruisseler aux aisselles, il bout sous sa quintuple carapace – tricot de coton à demi-manches, chemise de fil, gilet et veston de laine, manteau d'alpaga –, sa cravate l'étrangle, il a la sensation d'étouffer. Je ne vais quand même pas tourner de l'œil !
– On vous aura mal renseignée, madame… L'escroc était habile, il…
– Ah ! ça, certainement plus que vous ! L'employée complice est en prison ?
– Dévier le tir ! La police l'interroge et nous avons bon espoir.
– La police ! La police dans ma banque ! Si mon grand-père avait vu ça, il vous aurait… tué ! Il l'aurait tué !
– Vieille folle ! T'as pas gagné le plus petit centime de ce qui t'est tombé tout rôti dans le bec ! Permettez-moi de corriger une… erreur… une impropriété… Je n'ai signé aucun ordre de mission. Ces documents sont des faux.
– Rien ne le prouve !
– Madame ! Je vous l'affirme.
Elle hausse les épaules.
– Je ne dis pas que vous l'ayez fait sciemment. Mais je suis portée à croire qu'un banquier qui prend du cuivre pour de l'or est capable de bien d'autres inepties.
D'un doigt boudiné, Puymireau aère son encolure.
– Je… je suis accablé, madame.
– Vous pouvez l'être ! Quand nous vous avons confié la direction de cette succursale, que mon père considérait comme le siège fondateur de la Geoffroy-Dornan, notre banque était honorable, infiniment honorable ! Notre nom ne dépareillait en rien à côté de celui des Vernes, des Lazard, des Hottinguer ou des Rothschild ! Aujourd'hui, vous le traînez dans la boue !
Congestionné, Puymireau sent son cœur lui marteler les carotides.
– Il est né dans le sang des esclaves, ton nom ! Pour l'instant, ce très regrettable événement reste confidentiel…
Émilienne de Saint-Astier éclate de rire : trois notes brèves cinglant comme des gifles.
– Cinq de mes meilleurs amis m'ont déjà téléphoné à ce sujet, avec des sanglots dans la voix et le sarcasme en tête ! Confidentiel ! Vous, un banquier, vous croyez à la confidentialité des faits divers ? Je réalise mieux que vous preniez le cuivre pour de l'or ! Je vous somme… Vous m'entendez ? Je vous somme de restituer, dans les jours qui viennent… dans les heures qui viennent !… à notre respectable maison, l'image de marque que votre bévue lui a ôtée !
Elle me garde !
– Monsieur, en arrivant vous avez trouvé cette banque dans un parfait état de probité, ayez à cœur de la remettre à l'identique en partant.
Elle me vire !


Sonia Dambo s'adosse pour la deuxième fois à son haut siège en en faisant jouer le ressort vigoureusement tendu qui lui masse les reins.
Bien qu'elles soient de taille égale, Valérie a l'impression d'être une tête au-dessous de la juge. Elle me tient dans le creux de la main, elle va m'écraser.
– Mademoiselle Lataste, vos déclarations étant consignées au procès-verbal, je vous notifie votre mise en examen pour les faits que je vous ai énoncés.
– Vous ne croyez donc pas à ma déclaration d'innocence ?
Sonia sourit.
– La foi, ce n'est pas mon rayon… Je vais instruire, je chercherai, je trouverai, je prendrai une décision en connaissance de cause.
– Une belle assurance. Je… j'ai peur que vous ne trouviez pas.
La juge hausse les sourcils.
– Vous doutez de mes capacités intellectuelles ?
– Non… Je sais que de nombreuses personnes vont s'ingénier à vous compliquer la tâche. Ils…
Un geste ample l'interrompt.
– Je vous poserai des questions à ce sujet quand vous serez assistée de votre avocat, lors des auditions. Pour en terminer avec les formalités, sachez que vous avez le droit de formuler des demandes d'actes ou des requêtes en annulation sur le fondement des articles 81, 82-1, 82-2, 156 et 173 durant le déroulement de l'information et au plus tard le vingtième jour suivant l'avis prévu par le dernier alinéa de l'article 175, sous réser…
– Excusez-moi, c'est du chinois, pour qui n'est pas juriste.
– … sous réserve des dispositions de l'article 173-1. La loi du 15 juin 2000 me donne l'obligation de vous dire ce que je viens de vous dire. En revanche, elle ne m'impose pas de vous fournir une explication de texte…
Elle retire avec une solennité comique un feuillet d'un tiroir.
– … ce que je fais cependant pour tous mes mis en examen car je suis une magistrate d'un commerce très agréable… Vous lirez sur cette page quelques lignes qui vous éclaireront, vous les devez à ma greffière qui les a obligeamment saisies sur son traitement de texte.
– Merci. Sympa, finalement.
Valérie se retourne pour adresser un sourire à Maguy qui le lui rend. Sympa mais n'empêche qu'elle va me filer au trou.
– Je vous signale aussi que vous pourrez demander la clôture de la procédure à l'expiration d'un délai d'un an ; « demander » ne signifie pas « obtenir ».
– Je vais rester pendant tout ce temps en prison ?!
– Qui a parlé de prison ?
– Vous m'avez dit que le ministère public…
– Ah ! mais il demande ce qu'il veut, lui ! Mais dans mon cabinet, pour mon instruction, c'est moi qui décide.
Elle fait signe à Maguy Charensol de prendre en note ce qu'elle va dire. La greffière le fera scrupuleusement.
– Vous avez une source de revenus stable, un domicile fixe, vous êtes bien insérée socialement…
Tête mollement penchée à droite, circonspecte, Valérie tord une mèche de cheveux un peu ternie d'un index fuselé à l'ongle mauve écaillé.
– Vous me laissez libre ?
– Vous y voyez un inconvénient ?
– Sûr que non !
– Le manque d'adresse patent de la tentative d'escroquerie cadre mal avec l'étendue de vos compétences bancaires. Le parquet n'apporte aucun élément mettant indubitablement votre complicité en évidence. Je n'ai dans le dossier aucune expertise prouvant que vous ayez eu en main les blisters et les bons saisis à votre domicile. Dossier bâclé par Gautier Bideault, pressé de s'en débarrasser ! Comme vous l'avez fait ressortir lors de votre interrogatoire de police, quelqu'un peut les avoir placés chez vous à votre insu. Ce serait marrant que ce soit Totor. En l'état, je n'estime pas justifié votre placement en détention provisoire.
– Elle est géniale ! Je… je vous suis infiniment reconnaissante d'avoir écouté ma parole. Merci.
Elle a les yeux embués. Maguy Charensol traite le texte dicté. Sonia Dambo rayonne.
– Par ordonnance motivée, je vais porter ma décision à la connaissance de M. le procureur de la République. J'ai votre adresse, vous êtes libre.
Valérie, étourdie, se lève. Je n'y crois pas. Le rêve, après une nuit de cauchemar.
– Je vous convoquerai pour les auditions ultérieures. Si, par hasard, vous changiez de lieu de résidence… pour aller chez Totor… avisez-moi, soit en venant ici, soit par lettre recommandée avec accusé de réception.
– Vous pouvez compter sur moi !
– J'y compte. Totor va pas comprendre que la panthère noire t'ait pas déchiquetée. Il m'a jamais connue ; il s'intéresse qu'à lui… Comme tous les mecs !
Euphorique, Valérie a passé la porte avec un petit salut de la main gauche – Tiens ! elle ne me fait plus du tout mal – et un sourire radieux.
En la voyant s'éloigner à pas pressés, son gardien de la paix morose à poil gris et panse rebondie, qui attendait patiemment sa sortie, cache mal sa surprise. Ne pas courir, sinon, il va croire que je m'évade.
L'indécision manifeste qu'elle a lue sur ses traits avachis la réjouit tant qu'elle ne peut se retenir d'en rire à gorge déployée.
Quand elle se retourne pour constater l'effet produit sur celui qu'elle considère à présent comme un brave homme, elle le voit frapper presque craintivement à la porte du bureau de la juge.