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Sortant des toilettes, Daniel Fuentès croise Hugo qui y entre. En se cassant le nez sur lui, le procureur ne peut masquer son déplaisir.
– Je vous avais demandé de vous tenir à l'écart et vous êtes allé vous ridiculiser en gambadant dans les bois en pleine nuit pour soustraire à la police une suspecte plus que douteuse.
– Je ne partage pas votre point de vue.
– Si j'apprends que vous usez de pressions à l'égard de Sonia…
– Vous m'offensez, Daniel !
Fuentès a un sourire méchant.
– Dommage de compromettre votre avenir pour une histoire de cul.
– Le lieu où nous avons cette discussion doit vous influencer… Je ne vois pas d'autre excuse à votre écart de langage… Permettez ? Un besoin urgent.
Il dépasse son patron qui plastronne.
– Je vous aurai mis en garde !
La main sur une poignée de porte, Hugo se retourne.
– Si vous détenez à ce sujet quelque information qui vous pèse et que vous souhaitiez vous soulager en me la confessant, vous savez où est mon bureau.
Il pénètre dans la cabine.
Sale con ! Le procureur secoue la tête, cherche une repartie qui ne vient pas, hausse les épaules et déguerpit.


À l'hôtel de police, tout se passe sans encombre. Valérie apprend qu'elle a quarante-cinq jours pour acquitter son timbre amende de 35 euros et qu'elle doit se présenter à la fourrière avant 19 heures. Il lui en coûtera 104 euros, plus 6 euros par journée commencée.
Un peu avant 17 heures, quai du Maroc, près du bassin à flot qui à la fin du xixe siècle permit de transformer le quartier de Bacalan en cœur maritime de la ville, Valérie s'assied sur la housse de velours martelé pourpre ; coût de cette risible félicité : 145 euros. Plus du sixième du salaire mensuel net d'un smicard ! Scandaleux ! T'as pas le droit de penser à ça, Joël est mort, Dubreuil est mort ! Relativise… Peut-être que je devrais appeler les parents de Joël… Oh, j'ai pas le courage… Sa mère a si mal pris mon départ… Remplacer téléphone.
Elle n'en a pas fini avec les frais. Le renouvellement de son portable, en changeant de numéro pour échapper à l'ennemi, lui vaut, lorsque la vendeuse débite son argumentaire, de proclamer une fois encore un nouveau désaccord.
– Je ne vous demande pas un téléphone qui soit un supermarché, un labo photo, un auditorium ou une usine à gaz ! Je veux un appareil apte à recevoir et émettre des conversations ! Ça existe ?
– Vous ne pouviez pas mieux tomber en venant chez Bouygues Telecom, notre réseau est le plus dense de France et…
Et le blablabla lui farcit la tête. Elle signe, plus pour en finir que par conviction, et repart avec un modeste Panasonic G50 qui tient dans le creux de la main. Bientôt, ils vont tellement les miniaturiser que pas une nana à ongles longs ne pourra les manipuler. Mes ongles sont une espèce en voie de disparition. J'en ai marre. Je suis crevée. Je rentre. Je me couche et je fais le tour du cadran… J'ai pas le droit de dire que j'en ai marre, moi, je suis vivante.


C'est précisément une sonnerie de téléphone qui la réveille, une mélodie yodlée accordant six ou sept notes répétées ad libitum. Elle émerge. Où je suis ? Un peu hagarde, elle reconnaît sa chambre au grand voilage écru, ajouré de fines échelles, élargissant une fenêtre haute trop étroite. Les aiguilles de la pendulette dorée dont le mécanisme apparent tourne avec une lente et immuable fluidité – cadeau paternel – indiquent 7 h 38. Elle se souvient d'avoir juste repoussé le couvre-pieds de chintz rose pour s'allonger en prenant seulement la peine d'ôter son ciré et ses bottines de chevreau noires. Quel jour on est ? C'est le soir ou le matin ? J'ai l'impression d'avoir dormi des heures. Déconcertée, elle se rend au bureau où la ritournelle ne désempare pas.
Alors qu'elle décroche, l'écran du Galéo 2610 la renseigne : 19 h 40.
– Oui ?
– T'es bien rentrée chez toi ?
La voix est celle d'un animal de dessin animé. Valérie sourit.
– C'est toi, Hugo ? Qu'est-ce qui te prend ?
– T'as vu que nous pouvons beaucoup, pas vrai ?
– Mais qui…
– On te laisse une dernière chance avant décès.
Enregistrer ! Elle enfonce les touches « fonction » et « messages ».
– Laisse tomber.
Non, c'est pas celle-là ! Le cœur emballé, elle appuie sur « lecture ».
– Ne va pas plus loin.
Je suis nulle !
– Plus loin, c'est trop loin.
Elle trouve la bonne combinaison : « fonction » et « lecture ».
On a raccroché.
– C'est pas vrai ! C'est pas vrai !! C'est pas vrai !!!!
Hugo ! Tremblant violemment, elle compose le code… Les sonneries infructueuses décuplent son affolement.
– Décroche ! Décroche !!
Le portable invoqué finit par exaucer son vœu.
– Je suis au volant, Valou…
– Ils viennent de m'appeler !
– … faut que je raccroche.
– Je te dis qu'ils viennent de m'appeler !!! Ils me menacent de mort !
Un temps.
– Je passe devant l'église Saint-Amand, je suis là dans cinq minutes.


En arrivant, Hugo trouve Valérie dans un état d'agitation où il ne l'a jamais vue. Pour essayer de la rassurer, sans illusions, il établit divers contacts qui lui permettent d'apprendre que le correspondant anonyme a utilisé un mobile impossible à identifier dont le secteur d'émission se situait dans un rayon d'un kilomètre autour de Beau Site. Évidemment, au lieu de s'apaiser, la peur de la jeune femme grandit. En apprenant qu'Hugo n'a pu tirer le moindre mot de Jeannot Gourdon et qu'il s'est fait dérober la liste des mercenaires ayant cherché à l'enlever, elle voit s'envoler une chance de perquisitions susceptibles de les trouver en possession du DVD et du CD qui les compromettraient, et elle bascule de l'effroi à l'exaspération.
– La perte de cette liste n'est pas un hasard, Hugo, tout le système est pourri ! Je devrais le prévenir pour mes plaintes
– Tu ne peux pas dire ça de Sonia Dambo.
– L'avenir me le dira. Non, je lui en parlerai une autre fois. J'ai réfléchi dans ma cage… L'informatique de la BGD a été piratée de l'extérieur pour effacer la trace des chantages de Moran. Mais Patouche n'était pas connecté au réseau et il en gardait la mémoire. Les flics ont débarqué dans le seul but de le neutraliser…
– Non, c'est impossible…
– Mais si ! Ce sont des gens qui emploient les grands moyens, de la même trempe que ceux qui n'ont pas hésité à flanquer le feu au siège du Crédit Lyonnais quand ils ont voulu effacer les preuves de leurs forfaits. Ouvre les yeux ! Le disque dur de Patouche a été retiré entre mon bureau et l'hôtel de police ! Y a des ripoux dans l'équipe de Bensoussan. Si ce n'est pas Bensoussan lui-même.
– Je serais sidéré…
– Moi pas. La corruption règne ! Pendant les Trente Glorieuses, on a fait semblant de croire qu'elle était réservée aux pays exotiques ; mon œil ! On pouvait brocarder ! Elle submerge nos institutions, elle mine le pays, ici et maintenant ! Elf, HLM de Paris, frégates de Taïwan, financement de partis politiques, de campagnes électorales, marchés publics truqués, notables régionaux et nationaux compromis jusqu'aux plus hautes sphères de l'État, la gangrène bouffe le malade, Hugo ! Il faut réagir, sans ça la France va devenir bakchich-land. Je ne veux pas vivre dans ce pays-là. Je n'ai pas d'enfants, y a pas grand-monde qui tienne à moi…
– Ne dis pas n'importe quoi.
– … si Moran et Collin me font suicider ou accidenter, parce que j'ai refusé de baisser les bras, je laisserai au moins une image positive de moi.
– Tu crois qu'au fond de sa colonne de béton, Joël Ardinaud laisse une image positive ?
– J'aurai éprouvé la sensation d'avoir tenté de changer la donne. Si je fais coincer Collin, Moran et leur bande, je pourrai me dire que Joël ne sera pas mort pour rien. La pierre que j'apporterai à la construction de l'édifice ne sera peut-être qu'un grain de sable, mais j'aurai essayé. Je vais tout faire pour reconstituer le dossier qu'ils m'ont volé. Collin veut ma peau, je veux la peau de Collin.


Elle a des couilles, la banquière. La pluie est revenue. Le Master EDF-GDF banalisé maison que le jeune lieutenant Nguyên Tan Phat aimerait bigrement localiser est garé sur le parking du Deauville, dont la résidence Les Domaines jouxte Beau Site. Faciès de brute à l'air flapi, Freddy Chartel, casque vissé aux oreilles, enregistre avec accablement.
« Ce n'est pas raisonnable, Valou… Tu te trompes, tu comptes énormément pour moi…
– Je ne peux pas ne pas m'impliquer.
– Laisse agir les professionnels.
– Y en a trop du mauvais côté de la barrière.
– Accorde une chance aux meilleurs.
– Pas de problème, que le meilleur gagne… Je ne te cacherai rien de mes succès.
– Ce sont tes risques d'échec qui m'inquiètent.
Silence. Frôlements divers. Soupir féminin. Petit rire coquin. Ils vont baiser et moi j'ai le gland qui se dessèche avec Janine qui m'attend à l'appart… Et qui me fera la gueule quand je rentrerai… Putain ! quel métier !