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Dès la fermeture du guichet au public, Michel Rey, Alexis Barrois et Bertrand Ducos se sont retrouvés dans le salon Art déco de Robert Puymireau qui, leur laissant le choix entre un thé et un alcool servis par Monique Ravaud, les a invités à donner leur point de vue sur la tournure des événements.
– Maître Chambon vient de m'apprendre que Mlle Lataste s'est fait coincer. Elle a été arrêtée. On a trouvé chez elle des pièces d'or remises par le soi-disant Ridouet.
– Je le crois pas ! Je le croirai jamais !
Le cri du cœur de Michel Rey, amenant un rictus chez Barrois, lui attire les regards doucereux du patron et de son assistante transvasant cognacs et armagnacs comme vestale à l'autel.
Moi non plus, je le crois pas ! Le chef de caisse, lui, a préféré baisser le nez pour se concentrer sur l'aspect de ses ongles, plutôt que de dévoiler ses convictions. Son front chiffonné, sous la chevelure immaculée, peut traduire aussi bien la déception que l'incrédulité.
Les mains de Puymireau viennent d'interrompre leur tourbillon pour saisir, presque religieusement, le ballon de bas-armagnac Boingnères, Folle Blanche 1984, présenté par l'officiante.
– Je comprends ta déconvenue, Michel, mais il s'agit à présent d'être concrets. Lataste en cabane, il y aura procès…
– Attends, attends, attends ! On n'en est pas là ! Laisse-la présenter sa défense ! Ne grille pas les étapes !
Barrois gonfle ses maigres joues jaunes.
– Et toi, ne te cache pas la tête dans le sable !
Puymireau persévère.
– Faisons comme si nous en étions là, justement… S'il doit y avoir procès, la BGD doit-elle se porter partie civile ?
– Rigolo ! Si tu crois que Paris te laissera décider ! Je suppose que tu as demandé son avis à Chambon…
– Il est pour.
Barrois ironise.
– Vous m'étonnez ! Un procès de plus, ça arrondit son CA ! Pas fou !
Mission accomplie, Monique Ravaud se retire sur la pointe des pieds. Personne n'a pris de thé.
Bertrand Ducos se racle la gorge.
– Procès, ça veut dire publicité, rumeurs, ragots… Je ne vois pas pour nous l'avantage de charger la barque.
Puymireau se rengorge.
– Vous rejoignez ma pensée, Bertrand… Tu connais la devise de la maison, « pas de vagues »…
Rey hausse les épaules.
– Des vagues, il y en aura ! S'il y a procès, quelle que soit notre option, l'image de la banque en pâtira… Si Valérie Lataste est relaxée, on dira que nous avons fait jouer des relations pour amadouer les juges, et si elle est condamnée, on nous reprochera de ne pas avoir su l'empêcher de nuire… Si, en plus, on lui réclame des dommages et intérêts, on passera pour des grippe-sous, et pire, pour des grippe-sous incompétents !
Barrois ronge son frein. Il tient vraiment à l'épargner ! Ducos relève le nez, avec une moue modératrice.
– Moi, je fais confiance au noyau dur de nos clients. Je pense que pour ces gens, cette histoire, que Mlle Lataste soit ou non coupable, ne causera qu'un faible préjudice à notre image.
La lippe gourmande, mouillée d'alcool, Puymireau s'extasie. Barrois fulmine.
– T'es un optimiste, mon vieux !
– Non. Regarde le Crédit Lyonnais. Ils ont multiplié les gamelles, et ils se paient le luxe de racoler la clientèle en diffusant tous azimuts une pub vantant leurs mérites de « banque sûre » ! Faut oser ! Après tout, dans nos malheurs, nous n'avons pas perdu un centime. Et ni le client ni le contribuable ne cracheront au bassinet par notre faute.
Les pattes de Puymireau, songeur, moulinent à nouveau.
– C'est juste… Il nous faut accentuer cette spécificité auprès de ceux qui nous interrogeront.
Ducos en rosit presque.
– Et je pense, monsieur, qu'il serait utile d'ajouter que la police n'a fait qu'anticiper ce que nous aurions découvert le matin, si elle n'était pas survenue dès l'ouverture.
– Exact ! Très exact ! Dès que je les aurais sorties de mon coffre pour les transférer au sous-sol, ces fausses pièces ne m'auraient pas abusé une seconde !
Michel Rey s'abîme dans sa Fine Napoléon. Tu parles ! T'es pas foutu de distinguer une 10 florins d'une 50 pesos !
Ducos approuve chaudement.
– Et les bons de caisse n'auraient pas résisté à notre contrôle auprès du CRSO ! Geoffroy-Dornan est une banque sûre ! Nous, nous pouvons l'affirmer, sans faire sourire !
Puymireau ricane.
– Ce qui n'est pas le cas de qui vous savez !
Barrois glapit.
– Notre ex-collègue Jean Peyrelevade, avec son Executive Life en travers du gosier, doit ruminer la question, en ce moment !
Tous rient. On toque sèchement à la porte. Monique Ravaud surgit, le visage défait. Elle referme en prenant soin de ne pas cogner. Sa voix est méconnaissable, éteinte, effarouchée.
– Le contrôleur de gestion, monsieur…
Trois des buveurs détendus tournent vers elle des visages joviaux. Le quatrième, Alexis Barrois, animé et sur la défensive, a compris. La vieille vache n'a pas perdu de temps !
Puymireau glousse.
– Eh bien quoi, Monique ? Le contrôleur de gestion ?…
Elle baisse encore plus la voix.
– Il est là !
Le directeur engoncé dans son fauteuil se débat pour s'en extraire au plus vite. Ses hôtes sont déjà debout.
Monique Ravaud s'est approchée. Au bord des larmes, son chuchotement assène l'estocade.
– C'est une femme !
Les mains grassouillettes se grattent furieusement. La salope ! Elle veut m'humilier !
Tous sont consternés.
Reprenant la barre, Puymireau se précipite, pour autant que sa forte corpulence le lui permette, avec l'intention de dissimuler verres et bouteilles. Ses subordonnés coopèrent, l'affaire est menée rondement. Sitôt l'escamotage terminé, il les pousse vers l'extérieur.
– Allez l'accueillir. Ne faites rien qui lui titille les nerfs. À coup sûr, cette bonne femme est une coupeuse de têtes. Dites que je suis au téléphone.
Effectivement, tandis que le quatuor quitte la pièce, il pianote le code de sa fille sur son portable… L'absence de réponse l'impatiente… À quoi ça sert de lui payer le nec plus ultra, elle ne décroche jamais ?!
– Bonjour. Je ne peux pas vous répondre en ce moment. À vous.
– Bonjour, Marine ! Dès que tu entends mon message, tu ramènes la 206 dare-dare ! Gare-la le plus près possible de la banque, mets les clés dans une enveloppe sur laquelle tu écris l'endroit du stationnement et glisse-la dans la boîte aux lettres de la grande porte. Ne sonne surtout pas pour chercher à entrer. Dépêche-toi, ça urge !


C'est drôle, quand j'étais gosse, je m'imaginais M. Pickwick avec cette tête. Valérie ne quitte pas des yeux le juge des libertés et de la détention. Le bonhomme aux verres demi-lunes, replet et chauve – qui a rang de vice-président – a écouté Sonia Dambo présenter les réquisitions de Gautier Bideault et ses propres motivations. Le greffier en fauteuil roulant dactylographie le bref plaidoyer de Carole Aubertin, usant du ton de celle qui ne fait qu'énoncer des évidences.
– Une instruction méticuleuse le démontrera, Mlle Lataste est une victime. Elle a été utilisée, dans une tentative inaboutie, par un escroc de piètre talent bénéficiant étrangement d'une logistique qui a dupé jusqu'à ses employeurs, pourtant tous banquiers chevronnés ayant bien plus d'expérience qu'elle… Mlle Lataste a un métier et un domicile stables, de bons revenus, et il se trouve, cela n'est pas anodin, qu'elle est fiancée et doit épouser l'an prochain un magistrat de cette juridiction…
Elle est folle ! Pourquoi elle dit ça ! Valérie accroche à l'avocate un regard débordant d'incompréhension.
M. Pickwick – alias Josselin Dobanis – a planté des petits yeux étonnés et interrogateurs sur Sonia Dambo. Visiblement, il ignore la relation de la mise en examen avec leur collègue Fargeat-Touret. Sonia fait celle qui n'entend rien à la question, alors que Me Aubertin achève.
– … elle offre donc toutes les garanties de représentation et aucun élément probant, dans l'état actuel du dossier, ne justifierait une décision entravant sa liberté.
Le magistrat se tourne vers Valérie.
– Avez-vous quelque chose à ajouter, mademoiselle ?
– Oui, monsieur le juge… Sois convaincante. Une incarcération me fera perdre mon emploi et la confiance du milieu professionnel où j'évolue. Je suis étrangère à la tentative d'escroquerie pour laquelle je suis mise en cause. Je comprends que la confusion qui règne dans cette affaire puisse amener à croire le contraire, aussi suis-je toute disposée à rester sous contrôle judiciaire… Idiote !
– C'est bien aimable à vous.
Le héros de Dickens la gratifie d'un mince sourire et se met à fouiller la masse des feuillets réunis devant lui sous une chemise bleue.
– Je suis maladroite… Excusez-moi… Je ne suis, Dieu merci, pas une familière du type de situation qu'il m'est donné de vivre. Ceci explique la gaucherie de ma défense. Je voulais dire que…
– Je lis ici que vous avez déclaré, lors de votre comparution devant la juge d'instruction qui vous informait de son intention de me saisir : « J'aurais dû m'enfuir. On m'avait prévenue. »
Je suis fichue. À court d'arguments, Valérie s'affaisse sur sa chaise en résine. Me Aubertin monte au créneau.
– Elle ne faisait là que rapporter des propos d'amis peu confiants en la justice ! Et c'est, justement, parce qu'elle a confiance en la justice qu'elle n'a pas suivi leurs conseils.
– Et que je ne les suivrai jamais ! Je tiens à ce que la lumière soit faite et me disculpe.
Dobanis relève sa bonne bouille rosée.
– Vous y mettez même beaucoup du vôtre à faire la lumière, si je ne me trompe ?
– Cela va de soi, je me sens très concernée ! Tais-toi, bon sang !
Carole Aubertin la lorgne avec reproche.
– Ma cliente ne compte, en aucune façon, interférer…
– J'aimerais en être aussi convaincu que vous, maître.
– Maître Aubertin dit vrai !
Dobanis sourit. Il referme la chemise bleue avant d'ôter ses lunettes.
– Il y a ce butin saisi à votre domicile qui constitue bel et bien un élément à charge…
– On l'a mis chez moi !
Le juge a un sourire mélancolique.
– Une objection si souvent proférée…
Je perds mon temps. Valérie secoue la tête, accablée. Dobanis paraît écrasé par le poids de la misère du monde.
– Il y a aussi Ridouet, l'introuvable, avec lequel vous êtes susceptible d'entrer en contact, que ce soit intentionnellement ou à votre corps défendant. Une rencontre pouvant mener aussi bien à la destruction d'indices matériels qu'à une concertation frauduleuse capable de modifier le cours de l'enquête, tout comme le sont les investigations personnelles dont vous vous révélez prodigue. En conséquence, je me vois contraint de rendre une ordonnance de placement en détention provisoire…
– Oh ! non, monsieur le juge, je vous en supplie !
– Elle va vous être notifiée par copie, contre émargement au dossier de la procédure. Le débat est clos.
Il se lève.
« Gémir, pleurer, prier est également lâche. Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse. » Une page est tournée dans la vie de Valérie Lataste prostrée. C'est bien le moment de penser à La Mort du loup  ! Comment tu vas t'en sortir ?… Faudra que je fasse prévenir papa. Pour le soir de Noël, c'est fichu… Et ma Clio ! Ils vont la reflanquer en fourrière ! Ça va me coûter une fortune !
Deux agents sont entrés pour se saisir de la prévenue.
– J'interjette appel de cette ordonnance, et je formule un référé-liberté ! Veuillez le constater, madame le juge.
L'exclamation de Carole Aubertin tire un rictus à Sonia Dambo.
– Je constate, maître, je constate. Ne soyons pas avare des frais de la justice, même quand la cause est perdue d'avance.
– Je vous saurais grâce de m'épargner vos prophéties.
Désemparée, Valérie est entraînée vers la sortie.
– Qu'est-ce qui se passe ?
– Je vous expliquerai.
– Si je vous donne mes clés, vous pourrez récupérer ma voiture et la garer à Beau Site ?
– Je le ferai.


Le tribunal s'est retiré pour délibérer. Hugo appelle cette pause où va se jouer le destin de femmes et d'hommes « la mi-temps haïssable ».
Il s'est isolé aux vestiaires des magistrats pour rappeler Agnès dont il a écouté le message. Elle a décroché aussitôt.
– Oui, quand je te l'ai laissé, je voulais t'informer, comme promis, des résultats d'expertises qui confirment le suicide de Dubreuil – poudre sur la main, angle de tir, empreintes sur la crosse – et l'accident de madame, très alcoolisée et imprégnée de Valium dont elle faisait usage en période de stress. Mais depuis, j'ai appris une mauvaise nouvelle. Ta petite amie est en provisoire.
– Quoi ?! Qu'est-ce qui s'est passé ?
– Les blisters trouvés chez elle ne portent que ses empreintes et celles de l'escroc.
– Oh ! nom de Dieu ! Qu'est-ce qu'elle m'a caché ? Alors, là, je… j'en suis…
– Je me mets à ta place… Il ne faut peut-être pas désespérer. Excuse-moi de te poser cette question… Tu la connais sérieusement ?
– Non… Est-ce qu'on connaît les gens ?… Je l'ai rencontrée il y a six mois.
– Mouais… Écoute. Pour ma part, j'aimerais en savoir plus sur les causes du suicide de Dubreuil. J'ouvre une enquête préliminaire. J'ai demandé à Bensoussan de se procurer sa compta. S'il trouve quoi que ce soit qui tende à disculper ta copine, je te le fais savoir aussitôt.
– Merci, c'est sympa.
– Décompresse… Essaie de ne pas passer une trop mauvaise soirée… Bye.
– Bonsoir.
Elle a raccroché. Il demeure près d'une minute la tête vide, incapable de la plus minime réaction. Dans quelle merde elle m'a mis ! Je te parie que Sonia va prendre son pied en me faisant comparaître comme témoin. Le malaise, je te dis pas !… Dans quel coup pourri elle est allée se foutre ?!… Mais dans quelle merde elle m'a mis !!! Je le crois pas, bordel ! J'aurais jamais dû foutre les pieds au mariage de Rampelberg ! Quand je pense que j'étais prêt à… Saint-Valentin… Tu parles !