25
Le lendemain, mercredi 24 décembre, beaucoup mettent la dernière main aux préparatifs de leur réveillon. Les esprits ne sont guère à la disponibilité. Pourtant, Carole Aubertin a rendu visite à sa cliente, en lui apportant du linge de rechange et des vêtements au parloir où tout a été préalablement fouillé.
– Votre papa a fait un choix dans votre appart'. Il a pris du pratique : jeans, tee-shirts, pulls…
Valérie palpe avec plaisir. Enfin quelque chose de propre !
– On se sent tellement souillée, ici, l'odeur, la vétusté. Ce sera parfait. Ah ! il a mis mes tampons ! Ça m'a gênée de les lui coller dans ma liste mais je devrais avoir mes règles demain ou après-demain.
– Il n'en restait que la moitié d'un paquet, alors il est allé en acheter. Ça l'a fait rire.
– Je m'en doutais !
– Il vous aime beaucoup, votre père. Il est convaincu de votre innocence. Il vous embrasse et vous dit de tenir bon. Il est désolé que la juge refuse les visites.
– Elle a le droit de faire ça ?
– Elle a droit à deux fois dix jours. Après un délai d'un mois, elle…
– Je ne vais pas rester là un mois ! Vous disiez que le référé-liberté…
– Demain n'est pas un jour ouvrable, j'ai demandé à présenter mes observations orales devant le président de la chambre de l'instruction. L'audience aura lieu vendredi, ce ne sera certainement pas le président, qui doit faire le pont, mais un magistrat le remplaçant.
– Quelqu'un qui ne connaîtra rien au dossier et qui prendra une décision « coup de tampon ».
– Sans l'ombre d'un doute. À pile ou face, la pièce peut tomber du bon côté. Pas de raison de désespérer. Moi, j'y crois. Sinon, je ne le ferais pas.
– Vous avez avisé mon employeur de ma détention ?
– C'est fait.
– Vous êtes bien sûre qu'ils ne peuvent pas me licencier ?
– Absolument. Au regard du droit, pendant la détention provisoire, votre contrat de travail est seulement suspendu, sans maintien de salaire.
– Vous me fournirez les papiers pour les Assedic.
– Le problème, c'est que vous n'aurez pas d'allocations chômage…
– Que je suis bête ! Une suspension ne vaut pas licenciement.
– Si vous étiez licenciée, ce serait pareil. Pour toucher, il faut être libre, demandeur d'emploi et chercher du travail. Vous n'avez même pas droit au RMI. Et si vous étiez handicapée, votre AAH serait réduite à 12 % de son taux mensuel.
– Mon Dieu, quelle injustice, quelle indigence… Je me sens vidée.
– Ne vous inquiétez pas, on va vite vous sortir de là.
– Vous me direz combien je vous dois pour tout le mal que vous vous donnez.
– Pour l'instant, rien. Votre papa a tenu à me verser une provision de 1 000 euros.
– Ah ! mais non ! J'ai quelques économies. Et puis, je vais toucher ma prime de Noël. Je ne veux pas que ce soit mon père qui…
– Vous vous arrangerez avec lui ! Croyez-moi, ça lui a fait plaisir de participer à votre défense. Ce n'est pas facile pour moi, mais… il m'a demandé de bien vous répéter qu'il vous aimait, et qu'il vous a toujours aimée.
Des larmes sont venues aux yeux de Valérie. Carole a un petit sourire ému.
– C'est… c'est dur pour certains hommes de dire ça, vous savez.
La gorge nouée, Valérie a du mal à parler.
– Je… je me demande si je ne viens pas juste de l'admettre… Et… et Hugo, il ne vous a rien dit ?
– Je n'ai pas eu l'occasion de lui parler… Il faut reconnaître que sa position n'est pas très commode à tenir… Vous vous connaissez depuis longtemps ?
– Un peu plus de six mois.
– Oui… Ceci explique cela… C'est pas vieux.
– Je ne me trompais pas, il va me laisser tomber. Je comprends.
L'avocate se lève et sonne pour la réouverture de la porte du parloir.
– Ne perdez pas confiance. Je l'appellerai…
– Non, non… C'est à lui de le faire.
– À vous de voir. Je ferais comme toi. Essayez de ne pas passer un trop mauvais Noël… Je peux vous embrasser ? Votre père m'a demandé de le faire pour lui.
Restée assise, Valérie presse une joue contre la poitrine de Carole et l'enlace. Elle pleure. Carole lui caresse les cheveux. Ça fait du bien, elle a si mal à l'arrière de la tête depuis ce matin.
Une gardienne ouvre la porte.


Comme auréolé des sonneries de téléphone qui sonorisent la section du parquet, Daniel Fuentès fait une entrée fracassante dans le bureau aux murs de verre tapissés de sérigraphies d'Agnès Le Guen.
– Qu'est-ce que c'est que cette enquête de Bensoussan qui est allé saisir des documents chez le comptable de Dubreuil ?
– Qui lui a dit ?! Il l'a fait avec l'accord de la famille et du…
– Je vous avais ordonné de classer les plaintes de Valérie Lataste et d'Anita Dubreuil !
– Pour connaître si bien les prénoms, il vient de revoir les dossiers. Je l'ai fait, Daniel, ne vous énervez pas.
– Oh ! je vous en prie, hein !
– En revanche, j'ai pris l'initiative d'engager une recherche des causes de la mort de Dubreuil.
– Il s'est suicidé ! Vous n'avez pas autre chose à faire ?!
– Bensoussan a déjà découvert des spécificités comptables qui, dans la meilleure des hypothèses, pourraient prouver qu'on l'a poussé au suicide.
Nom de Dieu ! Fuentès accuse visiblement le coup. Le masque un peu brouillé, il s'assied. Moran commence à me les briser !
– Et… dans la pire des hypothèses ?…
– Qu'on a maquillé un assassinat en suicide. Les premiers éléments mettent en cause l'épouse d'un promoteur immobilier renommé.
– Putain ! C'est pas vrai ! Qui ?
– Jean-Denis Moran… Tu transpires trop, Daniel. Ça dégrade salement ton pouvoir de séduction. Vous le connaissez ?
– Euh… pas plus que ça… J'ai dû le croiser dans deux ou trois cocktails d'inauguration.
– Il aurait dû dire « pince-fesses », ça aurait été plus drôle. Je vais creuser le filon. Je vous ferai part de mes trouvailles pas à pas.
Elle lui décoche son superbe sourire deux rangs de perles.
Dans quelle fosse à purin je suis allé tremper ma queue, moi ? Il se lève, dévitalisé, vieilli ; on lui donnerait son âge.
– Vous serez gentille, Agnès. J'aimerais suivre cette affaire de près.
– Ce sera avec plaisir, Daniel. Passez un bon réveillon.
Il est sorti sans répondre. Elle est épanouie. Gautier Bideault dit vrai, il fornique, nique, nique, nique avec Moran… Moran a dû sonner le tocsin quand il a appris la descente de Siméon chez le comptable… Mais qui a informé Moran ?… À moins que l'info soit arrivée à Fuentès directement de l'hôtel de police, et que Moran n'en sache rien… Bensoussan informerait quelqu'un d'autre que moi ?… Je ne crois pas… Ça veut dire qu'y aurait des fuites chez lui… Qui et pour quelles raisons ?… La corruption, bien sûr !… Qui vivra verra.


Joyeux Noël, façon de parler !
Les diverses personnes ayant côtoyé Valérie Lataste ou vivant dans son parage ont passé un réveillon et un 25 décembre de maussades à carrément placés sous le signe du désastre.
Patrick Lataste, son père, a été étonné qu'Hugo, qu'il imaginait être son futur gendre, ne lui donne aucun signe de vie. Ces deux jours n'ont été en rien différents des trois cent soixante-trois autres de l'année. Si ce n'est un sale serrement de cœur, chaque fois que lui venaient des images de Valérie inconfortablement couchée sur un maigre matelas, ou de hauts murs barbelés, ou de miradors éclairant faiblement la nuit embrumée. Il s'est étourdi en s'ensevelissant dans l'écriture de son ouvrage sur la traite négrière bordelaise dont les iniquités, agrémentées de sordides spéculations mercantiles et de ridicules débats métaphysiques (« des êtres noirs peuvent-ils avoir une âme ? ») l'ont maintenu éveillé jusque très tard.
Hugo s'est ennuyé ferme chez ses parents. Ils se sont dit heureux mais surpris de le voir à Agen où ils résident, attendu qu'il était censé passer les fêtes à Bordeaux avec Valérie. Instruits des épreuves de leur fils, ils ont d'emblée décrété qu'il devait, avant tout, se changer les idées et que le mieux serait de ne pas parler de cette fâcheuse histoire à Aymeric, son frère aîné, et Karine, sa sœur cadette, qui « eux aussi ont maints soucis de la vie quotidienne, on ne va pas tous se mettre à pleurnicher sur nos petites misères ; il y aura les enfants, cette soirée doit rester la leur, tu comprends, mon chéri ? ». Hugo a compris. Il a suivi le conseil en consommant plus que de raison victuailles grasses, confiseries et boissons alcoolisées que père et mère ont été comblés de le voir honorer à profusion puisque, à leur grande joie, il avait accepté de réintégrer pour une fin de nuit nauséeuse ce qu'ils appellent depuis sa naissance « la chambre d'Hugo ».


Ernesto et Julia Montero, les parents d'Anita Dubreuil, sont demeurés claustrés dans leur désespoir parmi les souvenirs de la maison landaise d'Artigues. Toujours communistes, malgré de cruelles déceptions, ils ont longuement débattu, au téléphone, avec leurs deux fils, Francisco et Javier, qui n'arriveront à Bordeaux qu'après-demain, de l'opportunité d'obsèques religieuses. Ils ont finalement opté pour une présence à l'office, par égard au choix d'Anita qui avait accepté de faire baptiser Noémie et Nicolas pour ne pas contrarier Laurent et, surtout, ses beaux-parents. Ils appréhendent néanmoins la cérémonie et ont peur d'y être incongrus. Ils ne soupçonnent pas alors que l'incongruité ne viendra pas d'eux. Ils ont été bouleversés de découvrir comment, en ces circonstances abominables, un bibelot, une photo, une pochette de disque, un livre peuvent amener à revivre une soirée au théâtre, un dimanche à la mer, des fiançailles, une naissance… Une même appréhension leur rongeait les entrailles : le vendredi matin suivant, lors de la mise en bière, il allait falloir affronter la vision des cadavres.
Au téléphone, Louis Dubreuil l'avait annoncée effroyable.


Louis a passé son réveillon torturé par la croissance exponentielle des frais mortuaires engagés à crédit. L'assurance décès de Laurent et Anita paiera la maison, et la vente de la maison remboursera les frais d'obsèques… Ah oui, mais il y a ce que Laurent devait pour son entreprise, il n'y aura peut-être pas assez… J'aurais dû me renseigner avant… C'est sordide de penser à ces trucs-là en ce moment… Je n'aurais pas dû écouter Nanou… En effet, dès l'annonce de la mise à disposition des corps, sous la pression hystérique de Reine, il a signé le bon de commande des plus belles fournitures, y compris un caveau à six places au cimetière d'Andernos. Plus tard, une fois ce devoir accompli dans le doute, engourdi par la fraîcheur de la nuit et le sommeil, il a veillé sa femme insomniaque agitée de pulsions délirantes. Elle semblait dormir et explosait soudain, le faisant sursauter.
– Si Dieu n'avait pas créé Satan, un autre aurait pris la place, c'est évident ! La preuve, une multitude d'anges a suivi Satan dans sa rébellion. Si Dieu avait créé des êtres incapables de se rebeller, il aurait créé des robots, pas des êtres pensant, libres de leurs choix. Il les a créés libres par amour, avec l'espoir qu'un jour Satan lui-même se convertirait. Le Bien gagnera le jour où le Mal abjurera… En fait, Dieu n'a pas commis d'erreur. Ou bien il créait le monde ainsi, avec le tohu-bohu qui en résulterait, ou bien il ne le créait pas… Le chaos ou le néant… Il n'avait pas d'autre choix… Par amour pour ses créatures, il a pris le risque du chaos… Parce qu'il a foi en elles… Dieu a foi en nous, Louis.
– Certainement… Pourquoi as-tu refusé d'aller à la messe de minuit ? Ça t'aurait apaisée d'y aller.
– Ah, non, non, non, non !
– On n'en a pas raté une depuis trente-six ans.
– Ils mentent ! Les prêtres mentent ! Jésus était contre le clergé de son époque ! Ce sont les prêtres qui ont réclamé sa mort ! À peine a-t-il quitté la planète, ses disciples se sont empressés d'instaurer un nouveau clergé ! Ils se sont fourvoyés !
– Tu aimes bien l'abbé Janson, il est gentil…
– C'est un buveur de sang !
– Nanou !
– Pour lui, ce qu'il y a dans le calice, c'est du sang !
– Un sang symbolique…
– Non, non, c'est du sang ! Du sang, Louis ! Du sang !
Les yeux exorbités, elle s'est pris la tête à deux mains, affichant tous les stigmates de la terreur. Il l'a pressée très fort sur sa poitrine. Mon Dieu, si tu existes, je t'en supplie, délivre-la du Mal.


Dans l'ensemble, le procureur adjoint Gautier Bideault, lui, a passé une agréable journée de Noël chez Marcellin de la Cadène. Du moins pour l'essentiel, bien que cela se soit un peu gâté sur la fin. Le procureur général l'avait invité à déjeuner, avec madame, en sa superbe maison Art nouveau au toit-terrasse s'éployant sur le Parc bordelais, son lac, son parc animalier, ses essences rares.
Après le repas, tandis qu'Élisabeth de la Cadène faisait visiter les trois niveaux de la demeure à Sylvianne Bideault, leurs magistrats de maris, dans le salon en pierre taillée aux larges fenêtres arquées et compartimentées, dépassaient en conscience le taux d'alcoolémie autorisé par le Code de la route.
– Savez-vous, Gautier, qu'il va y avoir pas mal de changements au TGI et à la cour d'appel de Toulouse ?
– Non, mais… Vu le remue-ménage, entre AZF et Alègre, je flaire qu'il risque d'y avoir prochainement un jeu de chaises musicales.
Avec une indéniable aristocratie dans le port de tête et le regard, le procureur sourit.
– Ce n'est pas un risque, mon cher, surtout en ce qui vous concerne. Cela va vraisemblablement même être une chance.
Promotion ! Interloqué, l'œil torve, l'adjoint, dont le teint jaune a viré à l'ocre rosé sous l'effet de la bonne chère, sirote son calvados « venu directement d'un des derniers bouilleurs de cru, ami des parents de ma femme ».
– Dois-je comprendre ce que je comprends ?
– Vous le pouvez. Je tiens l'information de première main. Patrice Lemoël, le chef de cabinet du garde des Sceaux, était assis avant-hier soir à votre place. Ils n'ignorent pas là-haut qu'une injustice vous a été faite en plaçant Fuentès à Bordeaux. Le poste de procureur de la République de Toulouse sera libéré l'an prochain… Ceci doit encore rester ultra-confidentiel, naturellement.
– Naturellement.
– Et l'on songe fortement à vous… Le CSM1 a été approché à un très haut niveau en ce sens. J'ai vivement encouragé ce choix.
– Je vous en remercie.
– C'est normal, je ne pense que du bien de votre travail.
Moue modeste contre moue insistante.
– C'est la raison pour laquelle je suis ravi que vous soyez en charge de l'affaire BGD… En revanche, je déplore que, par les aléas du tableau de roulement, l'information ait été ouverte par Mlle Dambo. Le garde des Sceaux trouve cela fâcheux à plus d'un titre. Elle n'a pas la tournure d'esprit exigée par ces affaires financières. Elle va nous dénicher une foule de complications là où il n'y en a aucune, inventer des complots, des réseaux, je ne sais quoi… Vous voyez le genre. Vous la connaissez.
– Oui… Collin a sonné au sommet de l'État ! J'imagine assez bien.
– C'est une coupeuse de cheveux en quatre… Et ses engagements syndicaux n'arrangent rien. Ils vont la faire juger partisane dans une procédure où le grand capital régional pourrait se trouver malmené par une certaine presse ; la région n'a pas besoin de ça.
– Je… Ils veulent sauver la tête à Vautrin et les couilles à Moran ! Je comprends… Mais je crois savoir que Daniel Fuentès s'est entretenu d'un éventuel dessaisissement avec le président Borestier qui a refusé.
– Oui. Fuentès a fait ça maladroitement. Entre deux portes. Aucune requête n'a été rédigée, ce n'est pas du boulot. Lemoël a déjeuné hier avec Borestier. Ils en ont parlé et le président s'est rangé à l'avis général. Il ne peut pas nier l'évidence.
Tu parles, il a vite pigé ! Il ne tient pas à avoir un accident ! Ça devient irrespirable, cette histoire ! Bideault, le poids coq perdu sur son canapé Louis-Philippe à trois places, paraît microscopique, et n'a plus du tout envie de faire entendre le rire de gibbon qui a tant amusé Élisabeth de la Cadène durant le repas où son mari a multiplié les boutades, imposant une hilarité-réflexe polie.
Le procureur général boit une gorgée d'alcool et se perd un instant dans la considération du plafond à caissons.
– Bien évidemment, il ne serait pas délicat d'attendre de Borestier qu'il fasse savoir à Fuentès qu'il a changé d'avis…
– Effectivement, ce serait une situation peu agréable pour lui. Je te vois venir !
– Lemoël, après avis du ministre, suggère que vous présentiez une requête motivée. Ils apprécient votre style, et sont persuadés que vous saurez trouver l'argumentation incontournable qui offrira au président une bonne raison de vous accorder ce qu'il a refusé à Daniel. Ce qui, par ailleurs, fournira fort à propos à notre éternellement jeune ami l'occasion de méditer sur l'inconvenance qu'il y a à requérir en allant aux pissotières.
– Il allait aux ?…
– Oui, oui, c'est ce qu'il a prétendu… avec élégance. À ses dires, il croisait Borestier par hasard. Peut-être a-t-il cru que cela engagerait la négociation sous des auspices favorables.
Il a insisté sur « pices » et s'est esclaffé.
Gautier Bideault l'a imité, un peu mollement, davantage ouistiti que gibbon, et non sans souci. Il pourrait signer lui-même cette requête, ça aurait bien plus de poids que moi… Il me laisse aller tout seul au casse-pipe. Il ne veut pas que son nom apparaisse… Je déteste ça !
– Vous êtes d'accord ? Je peux compter sur vous ?
– Tout à fait !


Le jour de Noël, Valérie, elle, a craqué. La journée a commencé par le mal de crâne localisé qui commence à l'inquiéter. Elle a demandé un médecin, on lui a donné une aspirine. Ils me classent dans les simulatrices ou, au mieux, les hypocondriaques.
La part de bûche enrichissant le déjeuner n'a pas réussi à le tirer de la banalité. Ce jour-là, comme les précédents, compte tenu de la lenteur du service due à l'effet conjugué de la surpopulation incarcérée et du sous-effectif employé, le menu de fête – bouchée à la reine aux fruits de mer et escalope de dindonneau, petits pois – est arrivé froid. Réchauffé sur la plaque électrique, il n'a rien donné de fameux. Loin de la réjouir, la crème au beurre du dessert d'un rose criard a fait jaillir un tel afflux de désarroi qu'elle est allée se jeter sur sa couchette pour y pleurer à chaudes larmes, en évitant tout bruit… Car Usucapion tient à ne pas être perturbée dans la contemplation de son téléviseur – elle a déjà signifié que c'était elle qui avait payé la location du mois et qu'il n'était pas question de regarder « des conneries qui me prennent la tête ».
Ses pleurs ont endormi Valérie. Si j'avais pas vomi mon Lexomil… débarrassée… dois pas penser ça… Une jeune gardienne revêche – elle ne supporte pas de devoir passer sa vie en prison – est venue la secouer pour l'heure de promenade de l'après-midi ; elle a refusé de sortir.
Usucapion partie, son premier geste a été d'éteindre la télé. Et, sans qu'elle puisse dire ni pourquoi ni comment, l'idée d'appeler au secours Rouben Karakarian lui a gagné l'esprit. Non, il ne faut pas. Je vais le mettre en danger. Si ça se trouve, il est déjà mort. C'est vrai qu'il ne risque plus grand-chose… Je ne devrais pas parler comme ça… Puis, le projet s'est incrusté au point de devenir envahissant. Il pourrait témoigner de ce qu'il a vu et entendu. Ça ne remplacerait pas le DVD qu'ils m'ont piqué mais ce serait un début de preuve… Est-ce qu'un témoignage est un début de preuve ?… Sûrement pas. Il doit leur falloir du tangible… Un homme au seuil de la mort ne ment pas. Ça impressionnerait, s'il parlait… Il avait peur pour ses enfants… Ils sont largement majeurs puisque sa fille est à Londres et son fils à Los Angeles, ils sont hors d'atteinte… Et en plus, ils doivent savoir ce que leur père a vécu, il leur en a forcément parlé, eux aussi peuvent témoigner… J'ai besoin qu'on m'aide, j'ai besoin qu'on m'aide ! Elle a pris le bloc de papier et le stylo à bille dont on lui a permis d'être équipée, et, assise, devant le plan de travail crasseux, sur le rude tabouret venu compléter une chaise fatiguée qui paraît aussi vieille que l'établissement, elle a écrit, écrit, écrit… Je pourrais aussi écrire à Hugo… Non, ça l'embarrasserait.


Quand Usucapion revient, sous une enveloppe timbrée mais ouverte, censure oblige, Valérie veut remettre sa lettre à la gardienne acariâtre.
– Le ramassage du courrier, c'est le matin.
– S'il vous plaît. Ça me rendrait service.
Elle la prend en grognant.
– Je sais pas quand ça partira. Faut qu'on ait le temps de lire. Et avec les fêtes, on a autre chose à faire que de déchiffrer la prose à madame.
– Elle pourrait partir demain ?
– Je te dis que j'en sais rien ! En plus, comme t'es une prévenue, elle passera par le juge, ta bafouille. C'est pas l'hôtel Crillon, Gradignan ! Le Crillon, c'est pour le dalaï-lama, c'est pas pour tes fesses !
Elle referme avec un ricanement, galvanisée par ce jet de bile qu'elle appelle son humour.
Usucapion a rallumé le téléviseur.
– Tu pouvais regarder ce que tu voulais pendant que j'étais pas là, hein !… Ch'uis pas conne à ce point.
Je suis au pays des Merveilles !… Comment ça finit déjà ? Et ce mal de tête qui la reprend. La juge Dambo va lire le nom de Karakarian… Ce sera peut-être mieux comme ça… Oh, j'ai mal.
1 Conseil supérieur de la magistrature, présidé par le président de la République.