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De la ceinture des boulevards jusqu'à hauteur du
Grand Théâtre, le Patrol aubergine n'a pas décramponné la Clio.
Refusant de sombrer dans la crise de paranoïa aiguë, Valérie s'est
obstinée à se répéter que les voies empruntées étaient, après tout,
celles qui menaient le plus naturellement de Caudéran à la place
des Quinconces. Il n'y aurait donc rien d'anormal à être suivie par
quelqu'un qui voudrait se rendre dans le même quartier qu'elle.
T'as aucun droit d'exclusivité ni sur les
lieux, ni sur le chemin ! Et des Patrol violets, y doit pas y
en avoir qu'un seul sur Bordeaux ! Il a l'air totalement
inoffensif, ce bouffi à la bobine rigolote ! Fais gaffe ou tu
vas finir dans un asile d'aliénés !
Lui donnant raison, quand elle a tourné rue
Esprit-des-Lois, le Nissan a filé vers la statue des
Girondins.
S'estimant concerné par la calamité frappant
probablement la famille Dubreuil, Nguyên Tan Phat s'est porté
volontaire auprès d'Agnès Le Guen pour escorter Reine et Louis,
lors de la redoutable identification des corps. Les candidats ne se
bousculant pas, la substitut a accepté de déléguer le
lieutenant.
L'épreuve sera un souvenir impérissable.
Dès son arrivée à l'hôtel de police, maquillée et
vêtue pour paraître élégante et belle malgré les tourments
infligés, Reine Dubreuil a fermement exclu que les victimes à
reconnaître puissent être son fils et sa famille, une idée fixe
qu'elle ressasse depuis la veille au soir où les gendarmes sont
venus apporter l'effroyable.
– C'est quelqu'un qui lui aura volé sa
fourgonnette… Des voyous qui ne se seront pas entendus entre eux…
L'un aura tué l'autre… Le bon Dieu ne veut pas que ce soit Laurent…
« Qui craint le Seigneur n'est surpris par aucun malheur, Dieu
le protège dans l'épreuve, et le délivre des maux »… Très
jeune déjà, il fuguait. Il a dû se réfugier quelque part dans les
Pyrénées, il adorait la montagne, c'est là-bas qu'il faut le
chercher… Ma belle-fille sera allée le retrouver avec les enfants,
il les adore, ils devaient lui manquer… Le bon Dieu ne me ferait
pas ce coup-là… Pas mes petits-enfants… Les voitures, ça se vole…
Impossible une chose pareille, Dieu nous protège.
Tout le long du parcours les conduisant à
l'institut médico-légal de l'hôpital Pellegrin, la malheureuse n'a
cessé d'écarter la réalité qui l'attendait lorsque l'employé en
blouse bleue a ouvert le compartiment réfrigéré et en a retiré le
cadavre du peintre au crâne tant bien que mal remodelé.
– C'est pas lui ! C'est pas mon
Lolo ! Je le savais !
Elle expulse un bref rire nerveux, trois hoquets
indécents lui crispant les lèvres.
Alors, pour la première fois depuis qu'avec
l'annonce funeste est née la litanie conjuratrice, Louis, raide et
digne, ose contredire Reine.
– Mais si… Regarde sa mèche qui tombe
toujours sur l'œil droit… Et puis, les mains, il lui reste souvent
de la peinture… Regarde… Y a pas de doute, malgré la… putréfaction… le changement, on le reconnaît… Ça
sert à rien de nier l'évidence, Nanou.
Mon Dieu, pourquoi m'as-tu
fait ça ? Des larmes sont nées, roulant sur les joues
agitées d'infimes tremblements de la mère ravagée de l'intérieur
par un mal qui la dévore et la vieillit horriblement. Bien plus
voûtée qu'à l'ordinaire, Reine secoue la tête, rejetant ce qu'elle
entend comme ce qu'elle voit. Qu'est-ce que je
t'ai fait, Seigneur, pour me frapper de la sorte ? Tu
m'arraches tout ce que tu m'avais donné. Pourquoi ?
Pourquoi ?!
– Je ne reconnais pas mon Lolo.
Louis soupire en adressant un dérisoire sourire à
Nguyên.
– Y a pas de doute, monsieur. C'est notre
fils.
Butée, elle le désavoue par de minuscules
agitations de la face aux babines saillant en une moue, exagérément
proéminente, de profond désaccord.
– La pauvre femme est
complètement dépassée. Si je lui montre ses petits-enfants, elle va
perdre la boule. En principe, je dois vous montrer les corps
trouvés dans l'Opel… Je pense qu'il est peut-être souhaitable que
madame regagne la salle d'attente. Qu'en pensez-vous,
monsieur ?
– Je crois que vous avez raison.
– Non, non, non ! Ne cherchez pas à me
rouler dans la farine ! À me faire prendre les vessies pour
des lanternes !
– Je n'ai pas cette intention, je…
– Faites-les voir, vos
macchabées !
– Calme-toi, ça ne sert à rien de…
– Oh ! toi, ça va ! T'es toujours
prêt à tout gober ! Allez, allons-y !
L'employé longe la travée et va ouvrir un premier
casier.
Le petit cadavre est atrocement brûlé. Les
substances de ce qui fut un visage ont fusionné, la peau et la
chair ont comme fondu sur les os et les dents, alors que les
cheveux qui ont disparu n'ont laissé par endroits que de longs
filaments carbonisés.
– Noémie !
Reine a porté la main à sa poitrine. Elle ouvre
une immense bouche muette et s'affaisse. Nguyên Tan Phat a juste le
temps de la saisir pour la soutenir et lui éviter de heurter
durement le carrelage. Blême, Louis lui porte assistance.
Valérie a retrouvé la banque Geoffroy-Dornan sans
aucun plaisir, et la réception qu'on lui réservait l'a peinée.
Hormis la joie manifeste de Sophie Cazenave, qui l'a embrassée
plusieurs fois, se disant heureuse de la voir libre et bien
portante, les autres membres du personnel se sont abstenus du
moindre témoignage de sympathie, allant même jusqu'à se détourner
si, incidemment, son regard croisait les leurs. Venue de l'entresol
ou des étagères voisines de celle où elle a son bureau – les
coursives en fer à cheval surplombant le grand hall xixe et son imposant
guichet d'acajou ciré d'époque –, la tension était palpable.
Une chaleureuse ambiance de couloir de la
mort ! De surcroît, Michel Rey étant en clientèle pour
la matinée, Valérie s'est retrouvée assise entre les claustras
amovibles bornant son poste de travail, sans tâche précise à
accomplir, sous le foudroiement sardonique, répété à l'envi, de
Marc Léglise.
Le petit chef du département « crédits à
court terme » l'a accueillie, faussement enjoué, le sarcasme
florissant.
– Bien reposée de votre folle nuit avec les
putes ? Nous, on a dû bosser tout le week-end, à cause de vos
introspections de détective à la mords-moi-le-nœud.
– Je me porte comme un charme. Vous revoir
est une telle félicité. De quoi il
parle ? Qu'est-ce qu'il sait exactement de ma
responsabilité ? Ne pas le relancer avant d'en savoir
plus.
Sophie lui a expliqué le « on a dû bosser
tout le week-end ». Elle a pu constater de visu le lessivage
des comptes de Moran, Sobotrapp, Dubreuil et quantité d'autres.
Avec l'accord de leurs titulaires, obtenu durant les quarante- huit
heures de travaux forcés des cadres de la maison, la plupart ont
été réinitialisés sur la base du dernier solde antérieur connu,
reporté « solde à nouveau » passant à la trappe
l'historique annihilé par le piratage. Tous les comptes Moran –
privés, commerciaux, dérivés – sont de ceux-là. Le contraire m'aurait étonnée… Dubreuil aussi est remis à
neuf ! Qui a donné le feu vert ? Dubreuil serait rentré
chez lui…
Elle mémorise les coordonnées du peintre sur son
Panasonic et cherche à le joindre. Alors qu'elle attend un
décrochage, Sophie remarque son nouvel appareil. Elle insiste pour
avoir le numéro « au cas où ». Valérie le lui confie,
sous le sceau du secret absolu. Ça me fait
penser que je ne sais toujours pas comment la fille qui m'a appelée
chez Caroll a pu l'avoir. Y a que moi et Hugo qui le connaissions…
C'est vrai qu'il y a aussi la vendeuse de chez Bouygues…
Arrête ! tu persistes dans les bouffées délirantes !…
Attends… J'ai donné ce numéro à Hugo quand nous étions à l'appart'.
Espionnée ! Oh non… Je croyais que c'était ma ligne et la
sienne qui étaient sur écoute, nos domiciles le sont
aussi !!! Elle considère le module au creux de sa main
avec horreur, comme s'il était une bête visqueuse et puante.
Puisqu'ils connaissent le numéro, ils me
repèrent et m'entendent ! J'ai bazardé l'autre pour
rien ! Dans un accès de fureur, elle va le jeter par
terre et l'écraser quand le téléphone fixe du bureau sonne.
– Mme Ravaud. M. Puymireau exige de
vous voir immédiatement.
Le raccrochage a été instantané, réfutant par
avance toute objection. Pas un bonjour, pas un
comment ça va, elle digère mal que je l'aie un peu bousculée, la
dodue Monique. Qu'est-ce qu'il me veut l'oiseux dirlo ?… Fais
gaffe, t'es en train de virer anar ! Elle fourre le
Panasonic sauvé par le gong dans son sac. Je
suis sûre qu'il me réserve un tour de cochon. Résiste !
Résolue à combattre, elle prend la direction de l'état-major.
L'étatjamor. L'étage à mort. Je suis d'un
drôle, ce matin ! J'ai une flopée de raisons de
l'être.
Chez Robert Puymireau, Valérie attendait un tour
de cochon, elle est servie.
– Mon avocat m'apprend que vous avez été mise
en examen ?
– Je confirme.
– Je sais que vous bénéficiez d'une
présomption d'innocence, mais vous connaissez les clients, ils
penseront qu'il n'y a pas de fumée sans feu et ils n'y croiront que
modérément.
– Et vous-même, monsieur, vous en
doutez ? Faux jeton !
Les grosses mains se savonnent, au sommet du
ventre replet bien calé contre le bureau.
– Je crois plus sage de vous changer de
service, que vous n'ayez plus de contacts directs avec…
– Oh ! non ! Je ne vois pas en
quoi…
– Ce sera plus aisé pour vous, vous
seconderez Mlle Darrieusecq.
– Le courrier ! La photocopie !
L'offset !
– Vous verrez que c'est une fonction à ne pas
dénigrer, elle est d'une utilité primordiale pour la maison.
– Je vivrai mal ce bouleversement, j'y vois
une brimade !
– C'est parce que vous êtes fatiguée.
Reposez-vous, prenez les jours de vacances auxquels vous avez
droit, cela vous fera du bien. Et si cela vous chante de prolonger,
je serai d'accord.
– M. Rey est au courant de ces
dispositions ?
La question agace.
– Je dirige l'établissement, mademoiselle. Je
décide. Il approuvera.
– Permettez-moi de penser le contraire.
Il soupire.
– Vous avez ce droit.
– Je suppose que si je démissionnais, ce
serait encore plus reposant pour tout le monde.
Les pattes se sont arrêtées. Puymireau considère
sa proie avec un air de chat matois.
– Voilà une bonne
idée. Je crois qu'effectivement, à votre place, c'est ce que
je ferais… Je prendrais du recul… Je voyagerais.
– Il me donne le même
conseil que la femme au téléphone ! Puisque vous me
l'offrez si gentiment, je… je ne viendrai pas demain, je vais
réfléchir à tout ça. Et après-demain, non plus. Ce ne sera pas
trop.
Il se lève.
– Aucun problème… Faites le point et
relaxez-vous.
Elle a ignoré la main paresseuse qu'il tendait
sans changer de place, et s'est retirée en laissant
intentionnellement la porte grande ouverte. Ça
pue ! Hypocrite ! Faux-cul !
Mme Ravaud a un haut-le-corps.
– Refermez, je vous prie !
– Faites-le vous-même, je suis en
congé !
L'effrontée décoche un large sourire et quitte la
place en quatre foulées de ses longues jambes.
Dans le hall, à la caisse, Valérie retire des
espèces que lui remet Carla Mazotti, une guichetière qui, la
connaissant pourtant depuis des années, se croit obligée de ne pas
faire allusion à l'actualité.
Alors qu'elle s'apprête à partir, Bertrand Ducos
l'intercepte et la fait entrer dans son box où il les soustrait
tous deux aux regards du public mais pas à ceux du peuple des
étagères. D'ici cinq minutes au plus, l'aparté aura été révélé à la
quasi-totalité des aborigènes de l'île Bégédé.
Du chef de caisse, Valérie apprend avec bonheur
qu'elle n'a en rien perdu sa confiance, ni celle de Michel
Rey.
– Nous blâmons votre changement de service.
Robert Puymireau l'a décidé par souci de donner un gage à la
famille de nos actionnaires majoritaires mais il s'illusionne, ils
ne le lâcheront pas, le siège nous envoie un contrôleur de
gestion.
– Ça ne ressemble pas à ce que je sais de
Mme Saint-Astier, elle préfère que le linge sale se lave en
famille.
– Je présume que ses cohéritiers
indivisaires, enfants, petits-enfants et neveux, ont fait
pression.
– Il va en découvrir de belles, le CDG !
Vous croyez que la tribu sait qu'ici l'ABS a été
institutionnalisé ?
– Par le directeur ! Pas par les autres
cadres !
– Ils n'ont pas fini de
s'entredévorer ! Il aurait dû demander aux pirates
d'effacer son compte « frais de la princesse ». Il va
avoir du mal à justifier les investissements loisirs, fringues,
joaillerie et ameublement de Madame. J'y pense… Fifille va devoir
ramener le coupé 206 à papa, pauvre chatte !
Ils rient. Des étages dégringolent des regards
stupéfaits.
– À propos de piratage, qui a téléphoné à
Moran pour l'informer de notre problème informatique ?
– Robert Puymireau a tenu à le faire en
personne. C'est à lui que le beau Jean-Denis vous a dénoncée. Il
prétend que vous opérez sur ses comptes des contrôles qui ne
seraient pas strictement bancaires et…
– Je sais qu'on est sans nouvelles de
M. Dubreuil depuis mercredi, qui a donné l'accord pour
redémarrer les siens en solde à nouveau ?
– Pour les clients sinistrés que nous n'avons
pas pu joindre, malgré quarante-huit heures d'efforts, nous
avons pris l'initiative d'opérer librement la conversion. Nous les
aviserons en leur adressant le prochain relevé, et traiterons, cas
par cas, ceux qui exprimeront un désaccord… Je reviens à Moran…
Quand il affirme que vos analyses financières sont inquisitoriales
et portent atteinte à sa vie privée, il fabule, n'est-ce
pas ?
Valérie a un petit sourire crispé.
– Moran fait chanter ses sous-traitants et
les ruine. Comme il ne peut pas délocaliser en construisant ses
immeubles en Pologne ou en Inde, il restaure l'esclavage à domicile
en signant des contrats dont il ne paye que ce qu'il veut bien
payer, dans la plus parfaite légalité apparente… Mais vous le
savez, l'apparence n'est pas la réalité.
Ducos est abasourdi.
– Vous avez fourré votre nez
là-dedans ?
– La trombine !… Oh
nooon… Ne me dites pas que vous le saviez…
Il porte le regard vers les cimes. Sur les
étagères tout est calme, ni yeux ni oreilles à l'horizon. Il juge
néanmoins opportun de baisser la voix.
– Mais comment voulez-vous que je ne le sache
pas ? Quand, chaque fois qu'il reçoit un virement de la
Sobotrapp ou de n'importe quelle autre société écran, un artisan
vient au guichet retirer en espèces une somme considérable, y a pas
besoin d'être inspecteur des finances pour réaliser qu'il y a de la
rétrocommission occulte dans l'air.
– Vous seriez prêt à répéter ça devant un
procureur ?
– Absolument pas. Je ne suis pas payé pour
porter un jugement moral sur nos clients… Vous non plus.
Valérie est médusée, comme frappée d'idiotie. Elle
reste sans voix. J'ai rien à faire dans ce
boulot… Et dans ce monde… je me demande. Merde ! ne reviens
pas sur l'envie de suicide !
Un peu avant 10 heures, Sophie Cazenave
dactylographie le courrier dicté par Marc Léglise. Le téléphone
sonne. Elle prend la ligne.
– Une Mme Dubreuil demande Valérie. J'ai
répondu qu'elle est en congé, elle veut parler à quelqu'un qui
puisse lui dire où la contacter. Je te la passe ?
– Envoie.
Et Sophie – anéantie d'apprendre le suicide de
Dubreuil et la crémation des siens – affronte la fureur forcenée de
Reine exprimant les affres qu'elle a vécues au séjour des
morts.
– Moi, j'en ai perdu connaissance ! Mon
mari les a tous reconnus ! Tous ! Mon fils, ma
belle-fille, mes petits-enfants ! C'est une horreur ! Une
horreur ! Moi, je n'avais plus d'yeux pour les voir !
Toute cette atrocité ignoble est le résultat des manigances de
Mlle Lataste ! C'est elle qui a mis ces idées de
va-t-en-guerre dans la tête à mon Laurent ! Si elle ne lui
avait pas monté le coup, lui, mes petits-enfants et sa femme
seraient en vie ! Toute cette famille a été mise sens dessus
dessous par ses soi-disant révélations et ses conseils, prétendus
judicieux, de chercher des poux dans la tête à Moran ! Joli
résultat ! Mon fils s'en est suicidé et ma belle-fille qui
nous amenait les enfants pour la décharger pendant son absence a
perdu le contrôle de sa voiture ! Ils sont tous morts à cause
de Mlle Lataste ! Je la déteste ! Je la hais !
C'est elle que je voudrais voir morte ! Et toute votre satanée
banque de malheur ! Où est-ce qu'elle est ? Où est-ce que
je peux la trouver ? Je veux lui dire son fait ! Où se
cache-t-elle ?
– Elle ne se cache pas, madame. J'imagine
votre douleur, mais je ne comprends pas du tout de quelle
responsabilité vous parlez.
– Moi, je me comprends ! Où
habite-t-elle ?
– Je regrette. Si vous
regardiez l'annuaire… Je ne peux en aucun cas vous donner
son adresse. Croyez bien que je suis effondrée d'apprendre les
morts de M. Dubreuil et des siens. Et dans ces conditions
horribles ! En entendant l'information à la radio, je ne me
doutais pas que…
– Je me fous de vos impressions !
où est valérie lataste ?! Je
veux qu'elle meure !
– Je vous répète que je n'ai pas le droit
de…
– Saleté !!!
– La seule chose que je puisse faire, c'est
l'avertir de votre appel. Donnez-moi votre numéro, elle vous
rappellera.
– Tu me prends pour une conne ?!
Raccrochage. Elle a carrément
pété les plombs… Le pire, c'est que la mort de son fils n'éteint
pas le découvert, Barrois sera impitoyable… Elle n'a pas fini
d'être en colère contre nous.
À Andernos, en décramponnant, après une minute de
torpeur, le combiné, anormalement échauffé par sa main fiévreuse,
du téléphone kitsch, Reine a levé les yeux vers le miroir serti de
bronze olivâtre qui surplombe la console de bois doré. Il lui
renvoie son image méconnaissable : yeux rougis, cheveux à
l'indéfrisable avachi, fond de teint délavé aux sillons noircis par
le ravinement des larmes taries, lèvres tordues. Tu es en train de devenir folle… En quatrième, le père
Garrigou nous disait : « Si vous êtes capable de penser
“je suis folle”, c'est que vous ne l'êtes pas »… Dieu,
pourquoi m'as-tu abandonnée ? Pourquoi tant de cruauté
existe-t-elle dans la création d'un Dieu bon ? Si tu es
tout-puissant et que tu laisses vivre de semblables épreuves aux
hommes, c'est que tu n'es pas bon !… Je déraisonne… Je ne peux
pas perdre ma foi, juste au moment où j'aurais tant besoin d'elle…
Je ne me comporte pas en chrétienne. Que ferait une vraie
chrétienne en pareille circonstance… « Aime tes
ennemis »… Je n'y arriverai jamais… Cette fille qui a
introduit un mauvais esprit dans la tête de mon Lolo est le démon
du jardin d'Éden… Je ne peux pas aimer un démon, je veux sa mort… Ô
mon Dieu, aide-moi… Pourquoi laisses-tu les démons
vivre ?
Louis la prend tendrement par les épaules.
– Viens, Reine… Assieds-toi.
Elle le regarde en donnant l'impression de
chercher à se souvenir d'un visage dont elle aurait perdu la
mémoire.
À deux ou trois cents mètres à vol d'oiseau de la
BGD, Valérie avale son quatrième expresso au café Les Quatre Sœurs,
qui fait face aux allées de Tourny où le marché de Noël bat son
plein à J-3 du réveillon. Qu'est-ce que je
peux faire pour reprendre ma vie en main ? La question
est revenue dix fois. Nulle réponse ne l'a satisfaite. C'est dans
ce néant existentiel que lui est parvenu l'appel de Sophie ;
la fin tragique de la famille Dubreuil l'a achevée. Tu fais un cauchemar, Valérie, tout ça est faux, tu vas te
réveiller… Réveille-toi ! La voix de la copine
bouleversée est chuchotée, les bruits de la ville la rendent à
peine audible. Elle tente d'échapper aux
grandes oreilles de Léglise.
– Faut te méfier, Val. La pauvre dame perd la
tête, elle est persuadée que tu es responsable de ses malheurs,
parce que tu aurais poussé son fils à « chercher des poux dans
la tête à Moran ».
– Elle dit ça ?
– Elle le hurle. Vaudrait mieux que tu ne
rentres pas chez toi. Vu que tu es dans l'annuaire, elle finira par
te trouver. Je pige pas, ici, ils te collent le piratage des
comptes 9 000 et la tentative d'escroquerie sur le paletot, et
voilà la mère Dubreuil qui y rajoute ses morts ! Tu peux
m'expliquer ?
– Ils ont vraisemblablement tous
raison.
– Tu… tu te paies ma tête ?
Valérie a du mal à respirer.
– J'aimerais… Dubreuil
mort. Sa femme morte. Ses enfants morts. Sincèrement,
j'aimerais… Dubreuil mort. Sa femme morte. Ses
enfants morts. Parce que, là, tu vois, je… je sens que je
vais craquer.
Elle fond en larmes. Et
Joël ! Mon Dieu, Joël…
Hugo et Hervé Rampelberg, le greffier en chef,
recensent les dossiers inscrits aux audiences de la semaine. Un
examen qui amène un constat de l'officier de justice.
– Quand même troublant, cette croissance
exponentielle des affaires de mœurs…
– Les victimes se manifestent de plus en
plus.
– Mon grand-père est persuadé que ça tient à
la fermeture des bordels… Me suis amusé à faire une statistique
depuis le 13 avril 46, la loi Marthe-Richard… Assez
perturbant, en valeur arithmétique, les chiffres lui donnent
raison.
– Tu souhaites militer pour la
réouverture ?
Le téléphone sonne. Valérie désamorce la
discussion. Hugo se réjouit de son appel.
– Justement, je suis en compagnie du tout
frais mari de ta cousine…
L'huissier force la voix.
– Salut, Valérie ! Ça
baigne ?
– Je n'entends pas ce qu'il dit, et je n'ai
pas le cœur à rire… Tu peux me consacrer cinq minutes ou, une fois
de plus, je dois m'inscrire au rôle pour avoir l'honneur d'une
audience ?
Hugo fronce les sourcils.
– Je t'écoute. Tu as l'air tendue.
Rampelberg adresse un signe d'excuse et se retire
discrètement.
– Je le suis ! Toute la famille Dubreuil
est morte !
– Je… je l'ai appris ce matin, en arrivant au
Palais.
– Pourquoi tu ne m'as pas
prévenue ?
– Je n'ai pas cru judicieux de le faire par
téléphone.
– Connais-tu les causes précises ?
– L'enquête doit les déterminer. Une collègue
se charge du dossier.
– Du dossier ! Pour toi, c'est un
dossier ! Pour moi, c'étaient des êtres de chair avec leurs
amours, leurs cheminements, leurs réalisations, leurs espoirs,
leurs vies… Quatre vies ! Tu entends, Hugo ? Quatre
vies !
– J'entends. Je partage tout à fait ton
émotion.
– Tu ne peux pas… Ta responsabilité dans
cette catastrophe n'est pas la mienne, je suis seule à la
supporter…
– Tu devrais…
– Ne me dis pas ce que je devrais
faire ! Je le sais ! Je dois aller au bout et je vais y
aller !
– Oh nooon… Je
te…
– Que tous ceux qui écoutent notre
conversation, et je sais qu'ils sont nombreux…
– Elle
déménage ! Valou, je…
– Qu'ils le sachent, je dois aller au bout,
j'irai ! Vous entendez ? J'irai au bout !
– Je te le répète, je t'en supplie, laisse
agir les professionnels.
– Tes professionnels, je suis prête à parier
qu'ils vont conclure à un suicide, comme pour Boulin, et à un
accident de la route, comme pour Diana !
– La première approche
de Le Guen. Excuse-moi, Valou, mais, à ce jour, personne n'a
prouvé la véracité des rumeurs d'assassinat… Valou ?…
Valou ?
Seuls les bip-bip lui répondent. Nom de Dieu ! Qu'est-ce qu'elle va encore
fabriquer ?