17
De la ceinture des boulevards jusqu'à hauteur du Grand Théâtre, le Patrol aubergine n'a pas décramponné la Clio. Refusant de sombrer dans la crise de paranoïa aiguë, Valérie s'est obstinée à se répéter que les voies empruntées étaient, après tout, celles qui menaient le plus naturellement de Caudéran à la place des Quinconces. Il n'y aurait donc rien d'anormal à être suivie par quelqu'un qui voudrait se rendre dans le même quartier qu'elle. T'as aucun droit d'exclusivité ni sur les lieux, ni sur le chemin ! Et des Patrol violets, y doit pas y en avoir qu'un seul sur Bordeaux ! Il a l'air totalement inoffensif, ce bouffi à la bobine rigolote ! Fais gaffe ou tu vas finir dans un asile d'aliénés !
Lui donnant raison, quand elle a tourné rue Esprit-des-Lois, le Nissan a filé vers la statue des Girondins.


S'estimant concerné par la calamité frappant probablement la famille Dubreuil, Nguyên Tan Phat s'est porté volontaire auprès d'Agnès Le Guen pour escorter Reine et Louis, lors de la redoutable identification des corps. Les candidats ne se bousculant pas, la substitut a accepté de déléguer le lieutenant.
L'épreuve sera un souvenir impérissable.
Dès son arrivée à l'hôtel de police, maquillée et vêtue pour paraître élégante et belle malgré les tourments infligés, Reine Dubreuil a fermement exclu que les victimes à reconnaître puissent être son fils et sa famille, une idée fixe qu'elle ressasse depuis la veille au soir où les gendarmes sont venus apporter l'effroyable.
– C'est quelqu'un qui lui aura volé sa fourgonnette… Des voyous qui ne se seront pas entendus entre eux… L'un aura tué l'autre… Le bon Dieu ne veut pas que ce soit Laurent… « Qui craint le Seigneur n'est surpris par aucun malheur, Dieu le protège dans l'épreuve, et le délivre des maux »… Très jeune déjà, il fuguait. Il a dû se réfugier quelque part dans les Pyrénées, il adorait la montagne, c'est là-bas qu'il faut le chercher… Ma belle-fille sera allée le retrouver avec les enfants, il les adore, ils devaient lui manquer… Le bon Dieu ne me ferait pas ce coup-là… Pas mes petits-enfants… Les voitures, ça se vole… Impossible une chose pareille, Dieu nous protège.
Tout le long du parcours les conduisant à l'institut médico-légal de l'hôpital Pellegrin, la malheureuse n'a cessé d'écarter la réalité qui l'attendait lorsque l'employé en blouse bleue a ouvert le compartiment réfrigéré et en a retiré le cadavre du peintre au crâne tant bien que mal remodelé.
– C'est pas lui ! C'est pas mon Lolo ! Je le savais !
Elle expulse un bref rire nerveux, trois hoquets indécents lui crispant les lèvres.
Alors, pour la première fois depuis qu'avec l'annonce funeste est née la litanie conjuratrice, Louis, raide et digne, ose contredire Reine.
– Mais si… Regarde sa mèche qui tombe toujours sur l'œil droit… Et puis, les mains, il lui reste souvent de la peinture… Regarde… Y a pas de doute, malgré la… putréfaction… le changement, on le reconnaît… Ça sert à rien de nier l'évidence, Nanou.
Mon Dieu, pourquoi m'as-tu fait ça ? Des larmes sont nées, roulant sur les joues agitées d'infimes tremblements de la mère ravagée de l'intérieur par un mal qui la dévore et la vieillit horriblement. Bien plus voûtée qu'à l'ordinaire, Reine secoue la tête, rejetant ce qu'elle entend comme ce qu'elle voit. Qu'est-ce que je t'ai fait, Seigneur, pour me frapper de la sorte ? Tu m'arraches tout ce que tu m'avais donné. Pourquoi ? Pourquoi ?!
– Je ne reconnais pas mon Lolo.
Louis soupire en adressant un dérisoire sourire à Nguyên.
– Y a pas de doute, monsieur. C'est notre fils.
Butée, elle le désavoue par de minuscules agitations de la face aux babines saillant en une moue, exagérément proéminente, de profond désaccord.
– La pauvre femme est complètement dépassée. Si je lui montre ses petits-enfants, elle va perdre la boule. En principe, je dois vous montrer les corps trouvés dans l'Opel… Je pense qu'il est peut-être souhaitable que madame regagne la salle d'attente. Qu'en pensez-vous, monsieur ?
– Je crois que vous avez raison.
– Non, non, non ! Ne cherchez pas à me rouler dans la farine ! À me faire prendre les vessies pour des lanternes !
– Je n'ai pas cette intention, je…
– Faites-les voir, vos macchabées !
– Calme-toi, ça ne sert à rien de…
– Oh ! toi, ça va ! T'es toujours prêt à tout gober ! Allez, allons-y !
L'employé longe la travée et va ouvrir un premier casier.
Le petit cadavre est atrocement brûlé. Les substances de ce qui fut un visage ont fusionné, la peau et la chair ont comme fondu sur les os et les dents, alors que les cheveux qui ont disparu n'ont laissé par endroits que de longs filaments carbonisés.
– Noémie !
Reine a porté la main à sa poitrine. Elle ouvre une immense bouche muette et s'affaisse. Nguyên Tan Phat a juste le temps de la saisir pour la soutenir et lui éviter de heurter durement le carrelage. Blême, Louis lui porte assistance.


Valérie a retrouvé la banque Geoffroy-Dornan sans aucun plaisir, et la réception qu'on lui réservait l'a peinée. Hormis la joie manifeste de Sophie Cazenave, qui l'a embrassée plusieurs fois, se disant heureuse de la voir libre et bien portante, les autres membres du personnel se sont abstenus du moindre témoignage de sympathie, allant même jusqu'à se détourner si, incidemment, son regard croisait les leurs. Venue de l'entresol ou des étagères voisines de celle où elle a son bureau – les coursives en fer à cheval surplombant le grand hall xixe et son imposant guichet d'acajou ciré d'époque –, la tension était palpable. Une chaleureuse ambiance de couloir de la mort ! De surcroît, Michel Rey étant en clientèle pour la matinée, Valérie s'est retrouvée assise entre les claustras amovibles bornant son poste de travail, sans tâche précise à accomplir, sous le foudroiement sardonique, répété à l'envi, de Marc Léglise.
Le petit chef du département « crédits à court terme » l'a accueillie, faussement enjoué, le sarcasme florissant.
– Bien reposée de votre folle nuit avec les putes ? Nous, on a dû bosser tout le week-end, à cause de vos introspections de détective à la mords-moi-le-nœud.
– Je me porte comme un charme. Vous revoir est une telle félicité. De quoi il parle ? Qu'est-ce qu'il sait exactement de ma responsabilité ? Ne pas le relancer avant d'en savoir plus.
Sophie lui a expliqué le « on a dû bosser tout le week-end ». Elle a pu constater de visu le lessivage des comptes de Moran, Sobotrapp, Dubreuil et quantité d'autres. Avec l'accord de leurs titulaires, obtenu durant les quarante- huit heures de travaux forcés des cadres de la maison, la plupart ont été réinitialisés sur la base du dernier solde antérieur connu, reporté « solde à nouveau » passant à la trappe l'historique annihilé par le piratage. Tous les comptes Moran – privés, commerciaux, dérivés – sont de ceux-là. Le contraire m'aurait étonnée… Dubreuil aussi est remis à neuf ! Qui a donné le feu vert ? Dubreuil serait rentré chez lui
Elle mémorise les coordonnées du peintre sur son Panasonic et cherche à le joindre. Alors qu'elle attend un décrochage, Sophie remarque son nouvel appareil. Elle insiste pour avoir le numéro « au cas où ». Valérie le lui confie, sous le sceau du secret absolu. Ça me fait penser que je ne sais toujours pas comment la fille qui m'a appelée chez Caroll a pu l'avoir. Y a que moi et Hugo qui le connaissions… C'est vrai qu'il y a aussi la vendeuse de chez Bouygues… Arrête ! tu persistes dans les bouffées délirantes !… Attends… J'ai donné ce numéro à Hugo quand nous étions à l'appart'. Espionnée ! Oh non… Je croyais que c'était ma ligne et la sienne qui étaient sur écoute, nos domiciles le sont aussi !!! Elle considère le module au creux de sa main avec horreur, comme s'il était une bête visqueuse et puante. Puisqu'ils connaissent le numéro, ils me repèrent et m'entendent ! J'ai bazardé l'autre pour rien ! Dans un accès de fureur, elle va le jeter par terre et l'écraser quand le téléphone fixe du bureau sonne.
– Mme Ravaud. M. Puymireau exige de vous voir immédiatement.
Le raccrochage a été instantané, réfutant par avance toute objection. Pas un bonjour, pas un comment ça va, elle digère mal que je l'aie un peu bousculée, la dodue Monique. Qu'est-ce qu'il me veut l'oiseux dirlo ?… Fais gaffe, t'es en train de virer anar ! Elle fourre le Panasonic sauvé par le gong dans son sac. Je suis sûre qu'il me réserve un tour de cochon. Résiste ! Résolue à combattre, elle prend la direction de l'état-major. L'étatjamor. L'étage à mort. Je suis d'un drôle, ce matin ! J'ai une flopée de raisons de l'être.


Chez Robert Puymireau, Valérie attendait un tour de cochon, elle est servie.
– Mon avocat m'apprend que vous avez été mise en examen ?
– Je confirme.
– Je sais que vous bénéficiez d'une présomption d'innocence, mais vous connaissez les clients, ils penseront qu'il n'y a pas de fumée sans feu et ils n'y croiront que modérément.
– Et vous-même, monsieur, vous en doutez ? Faux jeton !
Les grosses mains se savonnent, au sommet du ventre replet bien calé contre le bureau.
– Je crois plus sage de vous changer de service, que vous n'ayez plus de contacts directs avec…
– Oh ! non ! Je ne vois pas en quoi…
– Ce sera plus aisé pour vous, vous seconderez Mlle Darrieusecq.
– Le courrier ! La photocopie ! L'offset !
– Vous verrez que c'est une fonction à ne pas dénigrer, elle est d'une utilité primordiale pour la maison.
– Je vivrai mal ce bouleversement, j'y vois une brimade !
– C'est parce que vous êtes fatiguée. Reposez-vous, prenez les jours de vacances auxquels vous avez droit, cela vous fera du bien. Et si cela vous chante de prolonger, je serai d'accord.
– M. Rey est au courant de ces dispositions ?
La question agace.
– Je dirige l'établissement, mademoiselle. Je décide. Il approuvera.
– Permettez-moi de penser le contraire.
Il soupire.
– Vous avez ce droit.
– Je suppose que si je démissionnais, ce serait encore plus reposant pour tout le monde.
Les pattes se sont arrêtées. Puymireau considère sa proie avec un air de chat matois.
– Voilà une bonne idée. Je crois qu'effectivement, à votre place, c'est ce que je ferais… Je prendrais du recul… Je voyagerais.
– Il me donne le même conseil que la femme au téléphone ! Puisque vous me l'offrez si gentiment, je… je ne viendrai pas demain, je vais réfléchir à tout ça. Et après-demain, non plus. Ce ne sera pas trop.
Il se lève.
– Aucun problème… Faites le point et relaxez-vous.
Elle a ignoré la main paresseuse qu'il tendait sans changer de place, et s'est retirée en laissant intentionnellement la porte grande ouverte. Ça pue ! Hypocrite ! Faux-cul !
Mme Ravaud a un haut-le-corps.
– Refermez, je vous prie !
– Faites-le vous-même, je suis en congé !
L'effrontée décoche un large sourire et quitte la place en quatre foulées de ses longues jambes.


Dans le hall, à la caisse, Valérie retire des espèces que lui remet Carla Mazotti, une guichetière qui, la connaissant pourtant depuis des années, se croit obligée de ne pas faire allusion à l'actualité.
Alors qu'elle s'apprête à partir, Bertrand Ducos l'intercepte et la fait entrer dans son box où il les soustrait tous deux aux regards du public mais pas à ceux du peuple des étagères. D'ici cinq minutes au plus, l'aparté aura été révélé à la quasi-totalité des aborigènes de l'île Bégédé.
Du chef de caisse, Valérie apprend avec bonheur qu'elle n'a en rien perdu sa confiance, ni celle de Michel Rey.
– Nous blâmons votre changement de service. Robert Puymireau l'a décidé par souci de donner un gage à la famille de nos actionnaires majoritaires mais il s'illusionne, ils ne le lâcheront pas, le siège nous envoie un contrôleur de gestion.
– Ça ne ressemble pas à ce que je sais de Mme Saint-Astier, elle préfère que le linge sale se lave en famille.
– Je présume que ses cohéritiers indivisaires, enfants, petits-enfants et neveux, ont fait pression.
– Il va en découvrir de belles, le CDG ! Vous croyez que la tribu sait qu'ici l'ABS a été institutionnalisé ?
– Par le directeur ! Pas par les autres cadres !
– Ils n'ont pas fini de s'entredévorer ! Il aurait dû demander aux pirates d'effacer son compte « frais de la princesse ». Il va avoir du mal à justifier les investissements loisirs, fringues, joaillerie et ameublement de Madame. J'y pense… Fifille va devoir ramener le coupé 206 à papa, pauvre chatte !
Ils rient. Des étages dégringolent des regards stupéfaits.
– À propos de piratage, qui a téléphoné à Moran pour l'informer de notre problème informatique ?
– Robert Puymireau a tenu à le faire en personne. C'est à lui que le beau Jean-Denis vous a dénoncée. Il prétend que vous opérez sur ses comptes des contrôles qui ne seraient pas strictement bancaires et…
– Je sais qu'on est sans nouvelles de M. Dubreuil depuis mercredi, qui a donné l'accord pour redémarrer les siens en solde à nouveau ?
– Pour les clients sinistrés que nous n'avons pas pu joindre, malgré quarante-huit heures d'efforts, nous avons pris l'initiative d'opérer librement la conversion. Nous les aviserons en leur adressant le prochain relevé, et traiterons, cas par cas, ceux qui exprimeront un désaccord… Je reviens à Moran… Quand il affirme que vos analyses financières sont inquisitoriales et portent atteinte à sa vie privée, il fabule, n'est-ce pas ?
Valérie a un petit sourire crispé.
– Moran fait chanter ses sous-traitants et les ruine. Comme il ne peut pas délocaliser en construisant ses immeubles en Pologne ou en Inde, il restaure l'esclavage à domicile en signant des contrats dont il ne paye que ce qu'il veut bien payer, dans la plus parfaite légalité apparente… Mais vous le savez, l'apparence n'est pas la réalité.
Ducos est abasourdi.
– Vous avez fourré votre nez là-dedans ?
– La trombine !… Oh nooon… Ne me dites pas que vous le saviez…
Il porte le regard vers les cimes. Sur les étagères tout est calme, ni yeux ni oreilles à l'horizon. Il juge néanmoins opportun de baisser la voix.
– Mais comment voulez-vous que je ne le sache pas ? Quand, chaque fois qu'il reçoit un virement de la Sobotrapp ou de n'importe quelle autre société écran, un artisan vient au guichet retirer en espèces une somme considérable, y a pas besoin d'être inspecteur des finances pour réaliser qu'il y a de la rétrocommission occulte dans l'air.
– Vous seriez prêt à répéter ça devant un procureur ?
– Absolument pas. Je ne suis pas payé pour porter un jugement moral sur nos clients… Vous non plus.
Valérie est médusée, comme frappée d'idiotie. Elle reste sans voix. J'ai rien à faire dans ce boulot… Et dans ce monde… je me demande. Merde ! ne reviens pas sur l'envie de suicide !


Un peu avant 10 heures, Sophie Cazenave dactylographie le courrier dicté par Marc Léglise. Le téléphone sonne. Elle prend la ligne.
– Une Mme Dubreuil demande Valérie. J'ai répondu qu'elle est en congé, elle veut parler à quelqu'un qui puisse lui dire où la contacter. Je te la passe ?
– Envoie.
Et Sophie – anéantie d'apprendre le suicide de Dubreuil et la crémation des siens – affronte la fureur forcenée de Reine exprimant les affres qu'elle a vécues au séjour des morts.
– Moi, j'en ai perdu connaissance ! Mon mari les a tous reconnus ! Tous ! Mon fils, ma belle-fille, mes petits-enfants ! C'est une horreur ! Une horreur ! Moi, je n'avais plus d'yeux pour les voir ! Toute cette atrocité ignoble est le résultat des manigances de Mlle Lataste ! C'est elle qui a mis ces idées de va-t-en-guerre dans la tête à mon Laurent ! Si elle ne lui avait pas monté le coup, lui, mes petits-enfants et sa femme seraient en vie ! Toute cette famille a été mise sens dessus dessous par ses soi-disant révélations et ses conseils, prétendus judicieux, de chercher des poux dans la tête à Moran ! Joli résultat ! Mon fils s'en est suicidé et ma belle-fille qui nous amenait les enfants pour la décharger pendant son absence a perdu le contrôle de sa voiture ! Ils sont tous morts à cause de Mlle Lataste ! Je la déteste ! Je la hais ! C'est elle que je voudrais voir morte ! Et toute votre satanée banque de malheur ! Où est-ce qu'elle est ? Où est-ce que je peux la trouver ? Je veux lui dire son fait ! Où se cache-t-elle ?
– Elle ne se cache pas, madame. J'imagine votre douleur, mais je ne comprends pas du tout de quelle responsabilité vous parlez.
– Moi, je me comprends ! Où habite-t-elle ?
– Je regrette. Si vous regardiez l'annuaire… Je ne peux en aucun cas vous donner son adresse. Croyez bien que je suis effondrée d'apprendre les morts de M. Dubreuil et des siens. Et dans ces conditions horribles ! En entendant l'information à la radio, je ne me doutais pas que…
– Je me fous de vos impressions ! où est valérie lataste ?! Je veux qu'elle meure !
– Je vous répète que je n'ai pas le droit de…
– Saleté !!!
– La seule chose que je puisse faire, c'est l'avertir de votre appel. Donnez-moi votre numéro, elle vous rappellera.
– Tu me prends pour une conne ?!
Raccrochage. Elle a carrément pété les plombs… Le pire, c'est que la mort de son fils n'éteint pas le découvert, Barrois sera impitoyable… Elle n'a pas fini d'être en colère contre nous.


À Andernos, en décramponnant, après une minute de torpeur, le combiné, anormalement échauffé par sa main fiévreuse, du téléphone kitsch, Reine a levé les yeux vers le miroir serti de bronze olivâtre qui surplombe la console de bois doré. Il lui renvoie son image méconnaissable : yeux rougis, cheveux à l'indéfrisable avachi, fond de teint délavé aux sillons noircis par le ravinement des larmes taries, lèvres tordues. Tu es en train de devenir folle… En quatrième, le père Garrigou nous disait : « Si vous êtes capable de penser “je suis folle”, c'est que vous ne l'êtes pas »… Dieu, pourquoi m'as-tu abandonnée ? Pourquoi tant de cruauté existe-t-elle dans la création d'un Dieu bon ? Si tu es tout-puissant et que tu laisses vivre de semblables épreuves aux hommes, c'est que tu n'es pas bon !… Je déraisonne… Je ne peux pas perdre ma foi, juste au moment où j'aurais tant besoin d'elle… Je ne me comporte pas en chrétienne. Que ferait une vraie chrétienne en pareille circonstance… « Aime tes ennemis »… Je n'y arriverai jamais… Cette fille qui a introduit un mauvais esprit dans la tête de mon Lolo est le démon du jardin d'Éden… Je ne peux pas aimer un démon, je veux sa mort… Ô mon Dieu, aide-moi… Pourquoi laisses-tu les démons vivre ?
Louis la prend tendrement par les épaules.
– Viens, Reine… Assieds-toi.
Elle le regarde en donnant l'impression de chercher à se souvenir d'un visage dont elle aurait perdu la mémoire.


À deux ou trois cents mètres à vol d'oiseau de la BGD, Valérie avale son quatrième expresso au café Les Quatre Sœurs, qui fait face aux allées de Tourny où le marché de Noël bat son plein à J-3 du réveillon. Qu'est-ce que je peux faire pour reprendre ma vie en main ? La question est revenue dix fois. Nulle réponse ne l'a satisfaite. C'est dans ce néant existentiel que lui est parvenu l'appel de Sophie ; la fin tragique de la famille Dubreuil l'a achevée. Tu fais un cauchemar, Valérie, tout ça est faux, tu vas te réveiller… Réveille-toi ! La voix de la copine bouleversée est chuchotée, les bruits de la ville la rendent à peine audible. Elle tente d'échapper aux grandes oreilles de Léglise.
– Faut te méfier, Val. La pauvre dame perd la tête, elle est persuadée que tu es responsable de ses malheurs, parce que tu aurais poussé son fils à « chercher des poux dans la tête à Moran ».
– Elle dit ça ?
– Elle le hurle. Vaudrait mieux que tu ne rentres pas chez toi. Vu que tu es dans l'annuaire, elle finira par te trouver. Je pige pas, ici, ils te collent le piratage des comptes 9 000 et la tentative d'escroquerie sur le paletot, et voilà la mère Dubreuil qui y rajoute ses morts ! Tu peux m'expliquer ?
– Ils ont vraisemblablement tous raison.
– Tu… tu te paies ma tête ?
Valérie a du mal à respirer.
– J'aimerais… Dubreuil mort. Sa femme morte. Ses enfants morts. Sincèrement, j'aimerais… Dubreuil mort. Sa femme morte. Ses enfants morts. Parce que, là, tu vois, je… je sens que je vais craquer.
Elle fond en larmes. Et Joël ! Mon Dieu, Joël


Hugo et Hervé Rampelberg, le greffier en chef, recensent les dossiers inscrits aux audiences de la semaine. Un examen qui amène un constat de l'officier de justice.
– Quand même troublant, cette croissance exponentielle des affaires de mœurs…
– Les victimes se manifestent de plus en plus.
– Mon grand-père est persuadé que ça tient à la fermeture des bordels… Me suis amusé à faire une statistique depuis le 13 avril 46, la loi Marthe-Richard… Assez perturbant, en valeur arithmétique, les chiffres lui donnent raison.
– Tu souhaites militer pour la réouverture ?
Le téléphone sonne. Valérie désamorce la discussion. Hugo se réjouit de son appel.
– Justement, je suis en compagnie du tout frais mari de ta cousine…
L'huissier force la voix.
– Salut, Valérie ! Ça baigne ?
– Je n'entends pas ce qu'il dit, et je n'ai pas le cœur à rire… Tu peux me consacrer cinq minutes ou, une fois de plus, je dois m'inscrire au rôle pour avoir l'honneur d'une audience ?
Hugo fronce les sourcils.
– Je t'écoute. Tu as l'air tendue.
Rampelberg adresse un signe d'excuse et se retire discrètement.
– Je le suis ! Toute la famille Dubreuil est morte !
– Je… je l'ai appris ce matin, en arrivant au Palais.
– Pourquoi tu ne m'as pas prévenue ?
– Je n'ai pas cru judicieux de le faire par téléphone.
– Connais-tu les causes précises ?
– L'enquête doit les déterminer. Une collègue se charge du dossier.
– Du dossier ! Pour toi, c'est un dossier ! Pour moi, c'étaient des êtres de chair avec leurs amours, leurs cheminements, leurs réalisations, leurs espoirs, leurs vies… Quatre vies ! Tu entends, Hugo ? Quatre vies !
– J'entends. Je partage tout à fait ton émotion.
– Tu ne peux pas… Ta responsabilité dans cette catastrophe n'est pas la mienne, je suis seule à la supporter…
– Tu devrais…
– Ne me dis pas ce que je devrais faire ! Je le sais ! Je dois aller au bout et je vais y aller !
– Oh nooon… Je te…
– Que tous ceux qui écoutent notre conversation, et je sais qu'ils sont nombreux…
– Elle déménage ! Valou, je…
– Qu'ils le sachent, je dois aller au bout, j'irai ! Vous entendez ? J'irai au bout !
– Je te le répète, je t'en supplie, laisse agir les professionnels.
– Tes professionnels, je suis prête à parier qu'ils vont conclure à un suicide, comme pour Boulin, et à un accident de la route, comme pour Diana !
– La première approche de Le Guen. Excuse-moi, Valou, mais, à ce jour, personne n'a prouvé la véracité des rumeurs d'assassinat… Valou ?… Valou ?
Seuls les bip-bip lui répondent. Nom de Dieu ! Qu'est-ce qu'elle va encore fabriquer ?