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À Caudéran, l'arrivée matinale des forces de police, à la légendaire discrétion, n'est guère passée inaperçue de tous les travailleurs lève-tôt de la résidence Beau Site.
Sitôt entrée, Valérie, requinquée par une douche et trois expressos bien serrés avant de quitter la coquette échoppe rénovée du Bouscat, a tiré par la manche le corpulent organisateur des réjouissances pour l'emmener au bureau.
– Tenez, venez voir, venez voir, commissaire… Je vous dis qu'il existe un complot contre moi, parce que je nuis à des intérêts dont je ne dois pas parler. Je suis persuadée qu'il y a déjà eu un premier cadavre, celui de Laurent Dubreuil, un de mes clients à la BGD. Interrogez mon ex, il a assisté au meurtre, hier matin ! Si ce que je vous raconte est faux, vous pouvez me dire pourquoi j'aurais poussé le vice jusqu'à écraser le disque dur de mon ordinateur ? Regardez.
Elle a allumé le PC.
Bensoussan fait le bec de canard et reste ainsi un instant à contempler les lettres blanches sur l'écran noir.


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Valérie tourne des yeux victorieux vers Hugo qui réplique par un petit air maussade. Elle s'illusionne.
Le policier se racle la gorge.
– Qu'est-ce qui m'empêche de penser que vous l'avez formaté vous-même pour détruire des fichiers compromettants ?
Oh ! non ! Valérie baisse les bras.
– Patron, venez voir.
Ça va continuer ! Valérie perd franchement le moral, en croisant le regard d'oiseau de mauvais augure du subordonné. Tous passent dans la chambre.
Sur le lit est posée une valise de toile bleue à grosses sangles piquées. L'auxiliaire prend les devants.
– Vous reconnaissez cette valise, mademoiselle ?
– Parfaitement. Elle est à moi.
D'une pichenette, l'homme, ganté de latex, fait sauter le couvercle.
– Les pièces de Ridouet ! Je n'y ai jamais mis ça !
Immédiatement, elle a reconnu trois blisters renfermant des 20 dollars or US, et huit ou dix bons de caisse du Crédit régional du Sud-Ouest.
Maints regards convergent sur la malheureuse, ébaubie.
Celui d'Hugo est consterné. Ça pue ! Ça pue !!
Valérie est la première à réagir, avec véhémence.
– C'est un coup monté ! Les mêmes qui ont formaté mon ordinateur ont placé ces saletés dans ma valise pour faire croire à ma complicité avec l'escroc Ridouet, le pivot de leur machination contre moi ! Je sais qui est là-dessous !
– Valérie, ne t'enfonce pas…
– Comment ça, ne pas m'enfoncer ? Il croit que j'en ai croqué !!!
– Tu n'as aucune preuve…
– Ils me les ont volées, mes preuves ! Ils veulent ma perte ! Ils n'ont pas pu me tuer, alors ils cherchent à me compromettre !
Karakarian m'a prévenue ! Elle revoit le malheureux en phase terminale en train de lui remettre le DVD, maintenant volé par le commandant Jeannot Gourdon et sa bande, sur lequel Jean-Denis Moran reconnaissait ses crimes et délits, tant sexuels que financiers, et se vantait, sans aller jusqu'à les nommer, de ses protections haut placées, bénéficiaires pour beaucoup d'entre elles de son habile réinsertion des capitaux douteux dans l'immobilier de prestige.
Las, Bensoussan soupire fortement.
– Ils ont des noms, ces monstres qui vous veulent tant de mal ?
– Jean-De…
– valérie ! tu n'as strictement aucune preuve !
Il va nous cramer sa carte-mère, le proc ! Les sourcils surabondants du commissaire s'épatent de la violence de l'ingérence. Il ne veut pas que j'entende le nom qu'elle allait prononcer. « Jean de… », un nom à charnières. Ça expliquerait encore mieux que Vérane se soit entremis, il adore le gratin.
Devant la stupéfaction qu'il a provoquée, Hugo tente un sourire jaune, ne rencontrant que réprobation.
Valérie secoue la tête avec frénésie.
– Il crève de trouille ! Il ne veut pas que je dénonce Moran et Collin ! Il est de leur bord !… Mais attends, Patouche ! Attendez, attendez ! Les preuves, j'en ai ! Ou plutôt, vous en avez ! Vous avez saisi mon ordinateur perso à la BGD. C'était marqué « Patouche » dessus. Il contient…
– Rien. Il n'a pas de disque dur.
– Quoi ?!
– Nous n'avons saisi qu'une boîte vide.
– Mais pourquoi j'aurais eu ça à mon bureau ? Vous pouvez me le dire ? Y a écrit « débile », là ? Il contenait un original de la comptabilité accusant Jean-D…
– Valérie !
Hugo secoue des mains implorantes. Elle agite la tête.
– Ça va, ça va ! Je me tais, je me tais !
– Rappelle-toi, il n'y a pas si longtemps, je t'ai prévenue qu'en te portant au secours d'un canard boiteux…
– N'appelle pas Dubreuil comme ça ! Il est mort ! ceux que tu protèges l'ont tué !!!
Elle est à gifler ! Hugo respire profondément.
– Je t'ai prévenue que tu risquais de ficher ta carrière en l'air…
– Mais je m'en fous de ma carrière ! Tu es de leur côté, Hugo ! Tu es de leur côté !! En moins d'une semaine, j'ai vu tant d'ignominie que j'ai acquis une certitude : dénoncer est un devoir, se taire une lâcheté !
Il juxtapose minutieusement la pulpe de ses doigts et prend un temps.
– Je t'en prie, Valérie… Calme-toi.
– Ah ! ne me dis pas ça ! Y a rien qui m'énerve davantage !
– Bousiller ta carrière, tu y es presque arrivée, t'as réussi le plus gros.
– T'as des nouvelles à ce sujet ? T'as contacté mon patron ? T'es allé aux ordres ?
Il prend sur lui.
– Calme, calme, calme… Valérie… Écoute-moi… N'accuse pas sans preuves parce que, en prime, tu vas avoir droit à une condamnation pour dénonciation calomnieuse, avec à la clé des dommages et intérêts astronomiques qui te mettront sur la paille pour le restant de tes jours… Je t'avais avertie que ton ciel se couvrait dangereusement, tu ne m'as pas pris au sérieux, maintenant, sois raisonnable, n'incrimine pas à tort et à travers sans la plus petite preuve.
Valérie aspire un grand coup. Un spasme fait tressauter sa poitrine. Elle s'apaise un peu, la mine déconfite. Je perds les pédales, je vais devenir folle, il se peut qu'il soit sincère… Je suis paumée.
– J'en ai maarre. J'en ai maaaaarre.
Hugo pose un bras protecteur sur ses épaules et la serre contre lui.
Quel fardeau, cette gonzesse. Siméon Bensoussan se racle la gorge.
– Bien… Je crois avoir été suffisamment courtois… À présent, monsieur le substitut, je vous prierai de me laisser conduire mon enquête à ma guise. Je vous rappelle que, sur cette affaire, seul votre confrère Gautier Bideault est compétent.
– Naturellement. Autorisez-moi une dernière intervention…
– Ce sera effectivement la dernière.
Hugo ouvre son portefeuille.
– À toutes fins utiles, je vous remets cette liste précisant les noms et qualités des quatre individus – trois hommes, une femme – qui, durant la nuit, se sont lancés à la poursuite de Mlle Lataste dans la forêt de Salles. Vu le traitement qu'ils lui ont fait subir, on peut penser qu'ils l'auraient malmenée, si une brigade de la police nationale n'était pas survenue. Il y aurait lieu de s'intéresser à la personnalité de leur chef, le commandant Gourdon…
– Jeannot Gourdon ?
– Lui-même. Vous le connaissez ?
– … de nom… Et de réputation.
– L'examen des faits au centre desquels il se trouve pourrait bien étayer la thèse du complot soutenue par Mlle Lataste. Il ne serait pas inopportun d'entendre à ce propos l'OPJ Chantal Provost, en poste au commissariat d'Arcachon, c'est elle qui est intervenue, à ma requête.
Très directif, le petit copain. Siméon Bensoussan se saisit du papier et le glisse dans la poche intérieure de son loden mordoré que l'on dirait tout droit sorti de chez le teinturier.
– J'aviserai… Mademoiselle Lataste, nous vous avons contrainte à nous suivre, ce jour, jeudi 18 décembre 2003, à 6 h 45, considérez que vous êtes placée en garde à vue depuis cette heure-là, pour tentative d'escroquerie, au détriment de la banque Geoffroy-Dornan, votre employeur. L'enquête précisera s'il faut y adjoindre trafic illicite de devises, blanchiment d'argent, contrefaçon de pièces et mise en circulation de celles-ci.
– Rien que ça ! C'est dément ! Mais enfin, Hugo, tu me connais, tu sais bien que tout ça est faux ! Tu es vraiment impuissant ?
Hugo, affligé, est bien en peine de répondre. Elle l'a fait exprès !
L'épithète a éveillé la jovialité des agents restés à disposition de leur supérieur qui poursuit.
– Je vous informe personnellement, bien que d'ordinaire je confie ce soin à un adjoint – mais, vous voyez que je sais être courtois. À compter du début de cette mesure, dans le délai de trois heures, vous avez le droit de faire prévenir, par téléphone, des dispositions dont vous êtes l'objet, une personne avec laquelle vous vivez habituellement.
Il ébauche un sourire crispé à l'intention d'Hugo.
– À vous de juger si ce sera nécessaire… Cette personne peut également être un de vos parents en ligne directe ou un frère ou une sœur… Ou votre employeur… Vous pouvez aussi demander à être examinée par un médecin…
– Je le demande ! Il constatera les coups que j'ai reçus cette nuit du commandant Gourdon et de ses acolytes. Il verra la blessure que j'ai à la main et qui me fait atrocement mal. Pourvu qu'il ne s'aperçoive pas de mon idiote tentative de suicide, ils prendraient ça pour un aveu… Regardez, vous ne pouvez pas me garder avec une main dans cet état.
– Quelle chieuse ! Ducourneau, appelez le toubib.
L'un des agents dégaine son portable et s'éloigne.
– Dès le début de votre garde à vue ainsi qu'à l'issue de la vingtième heure…
– La vingtième heure ! Vous comptez me garder aussi longtemps ?
– La première période peut être de vingt-quatre heures et, au besoin, le procureur pourra la renouveler pour vingt-quatre autres heures.
– Hugooo !
– Laisse-le t'énoncer tes droits, Valou.
– Je disais donc qu'au début de votre garde à vue ainsi qu'à l'issue de la vingtième heure, vous pouvez demander à vous entretenir avec un avocat de votre choix…
– Vous m'avez dit que ma garde à vue avait commencé quand vous m'avez embarquée, j'aurais pu avoir un avocat, alors ! Pourquoi vous ne me l'avez pas dit ? Pourquoi tu ne me l'as pas dit, toi ?
Le commissaire soupire.
– Elle est épuisante. Expliquez-lui.
Hugo se dévoue, non sans une certaine lassitude.
– Quand le commissaire est venu, tu étais un témoin. À présent, avec ce qu'il vient de découvrir chez toi, il te considère susceptible d'avoir commis l'infraction. Ce changement de condition a un effet rétroactif sur le délai de garde à vue. Mais, en l'état actuel de la science, il est impossible de remonter dans le temps et de mettre un avocat là où il n'y en avait pas.
– En plus, tu te paies ma tête !
– Non. Je t'explique.
Elle va finir par lui arracher les yeux. Le commissaire s'impatiente.
– Si vous n'avez pas d'avocat…
– Elle en aura un !
Le vis-à-vis grimace en secouant l'échine.
– Permettez, monsieur le substitut, je lui dis ses droits. Ils finissent par me bassiner, ces deux !
– J'appelle Ravalec. Il va te faire de la pub, poulet !
Valérie est ébranlée par l'annonce. L'avocat le plus cher de la place ! Il est très au-dessus de mes moyens ! Hugo cherche à la tranquilliser d'un regard et d'une lippe explicites.
– J'ai son numéro perso.
Agacée, Valérie ferme les yeux. Ces grands garçons jouent à celui qui aura la zigounette la plus longue ! Je les giflerais ! Pianotant son module high-tech, le magistrat s'est écarté.
– Au cas où vous n'auriez pas d'avocat ou que celui-ci ne pourrait pas être contacté, vous pouvez demander qu'il vous en soit commis un d'office par le bâtonnier… Enfin, et je crois que je n'ai rien oublié, vous avez le choix de faire des déclarations, de répondre aux questions qui vous seront posées ou de vous taire.
– J'ai une déclaration à faire.
– Je m'en doutais.
– Je suis innocente des délits ou crimes dont vous m'accusez.
– Je n'accuse pas, j'enquête. Je prends néanmoins note. Vos dires seront portés dans le procès-verbal. Rien d'autre ?
– Si. Comme vous m'avez dit que ces banalités-là ne vous concernent pas – puisque vous êtes un fonctionnaire dédié à la protection des biens et non à celle des personnes – quand est-ce que quelqu'un va enquêter sur la mort de Laurent Dubreuil ?
Hugo revient, en berne.
– Ravalec n'est pas à Bordeaux, il a rendez-vous chez son éditeur parisien.
Bensoussan se gratte la barbe.
– Les voilà, les ténors du barreau. Vous savez que Bordeaux n'a plus de grande troupe lyrique… Faut vous y faire.
L'agent chargé de prévenir le médecin avise que celui-ci examinera la gardée à vue quand ils seront revenus à l'hôtel de police. Perquisition terminée sans autre saisie que la valise au trésor, Siméon Bensoussan donne l'ordre du repli.
Valérie s'insurge.
– Vous ne cherchez pas les empreintes ?
– Quelles empreintes ?
– Celles de ceux qui ont déposé chez moi ces pièces et ces bons ! Ils ont forcément laissé des traces de leur passage ! J'ai lu qu'on en laissait, même si on pensait avoir tout enlevé.
– Oui. Edmond Locard et son principe, je connais. Dans l'immédiat, on va regarder si les blisters et les bons portent vos empreintes…
– Mais les blisters les porteront ! Avant-hier, ils sont passés entre les mains de plusieurs cadres de la BGD !
– Alors, elles devraient y être toutes. On avisera… On y va !
Valérie se mordille la lèvre inférieure. Y a sûrement un traquenard. Les deux agents en uniforme l'entraînent vers la sortie. Elle se révolte et résiste.
– Vous n'avez pas répondu à ma question, commissaire ! Quand est-ce que quelqu'un va enquêter sur la mort de Laurent Dubreuil ?
– Parlez-en avec M. Fargeat-Touret, si lui ne se sent pas concerné, pour quelle raison le serais-je ?
– Mais parce que la tentative d'escroquerie à la BGD et cette mort sont une seule et même affaire ! Comment faut-il vous le dire ? En chinois ? En javanais ?
Tandis qu'on la force à avancer, elle fulmine.
– Dis-lui, Hugo ! Dis-lui d'interroger Joël ! Joël ne ment pas !
Aparté du substitut et du commissaire.
– Le fameux Joël est un alcoolique notoire, comprenez que je sois réservé sur ses déclarations.
– Déclarations qu'il a signées ?
– Non. Un simple coup de fil, hier soir. Il pouvait à peine aligner trois mots, tellement il était ivre. Il n'a apporté aucune précision. En principe, il doit venir au Palais pour confirmer.
Valérie est quasiment emportée sur le palier. En franchissant le seuil, un coup d'œil oblique sur ses arrières lui fait entrapercevoir le conciliabule. Il est chouette, mon candidat au mariage ! J'aurais jamais dû coucher ! Papa me l'a toujours dit : bien se connaître d'abord, coucher après. Les fiançailles à l'ancienne ! Quand on voit ce qu'elles ont donné, les siennes ! Une vraie cata avec maman ! En tout cas, pour la Saint-Valentin, il pourra se brosser, mon lâcheur ! Il se rétracte dans sa coquille à vue d'œil, il va finir comme un cloporte !
La dernière image qu'elle voit, alors qu'on la pousse vers l'escalier, c'est Hugo portant son téléphone à l'oreille.