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Le beau Jean-Denis ne se trompait pas : le temps a joué pour lui. Son séjour en geôle ne s'est pas éternisé. Moins de trois heures après son entrée, contraint et forcé, Siméon Bensoussan, évitant de le voir pour s'épargner le flot d'adrénaline lui donnant envie de le cogner, le fait extraire de sa cellule et diriger sur le palais de justice.


Si ce n'était la rigidité administrative du cabinet, l'avant-propos à l'audition de Moran par Fuentès pourrait faire croire à des retrouvailles de négociants amis s'apprêtant à discuter aimablement des clauses d'un contrat devant assurer la bonne fortune du cédant comme du preneur.
– Enlevez ses menottes à monsieur, enfin ! Et dans le dos !… Était-ce nécessaire ?
Le plus grand des deux agents en uniforme, un rugbyman au teint de brique, manœuvre ses gros doigts avec une précipitation confuse.
– C'est le commissaire qu'a dit. Moi, j'ai fait.
Fuentès adresse un sourire de connivence à son hôte.
– L'élégance de Bensoussan.
Moran se frotte des poignets robustes mais endoloris.
– Ne le critiquez pas, cher ami ! Il m'a donné l'occasion de visiter ce magnifique nouvel hôtel de police.
– Vous n'étiez pas venu à l'inauguration ?
– J'étais invité, bien sûr, mais il se trouve que j'étais en voyage à Essaouira… Vous connaissez Essaouira ?
– Non. Gisèle et moi avons fait Marrakech et les villes impériales, mais pas Essaouira.
– Ah ! Allez-y, Daniel ! Vous y éprouverez des sensations fabuleuses, vous verrez. Vous savez que c'est l'ancienne Mogador…
– Bien sûr ! Faut que j'y aille.
– Une soirée sur les remparts… Inoubliable ! Emmenez Gisèle, ça lui plaira énormément. Comment va-t-elle ?
– Très bien ! Et Cécily ?
– À merveille ! Un tempérament de feu !
Ils éclatent d'un rire complice où celui de Fuentès tonitrue.
– Heureux homme !
– Ne dites pas ça ! Elle m'épuise !
Leurs rires redoublent. Le procureur semble découvrir les gardiens de la paix éberlués.
– Veuillez vous retirer, messieurs. Je vous en prie, Jean-Denis, prenez place.
Les deux flics sortent, vaguement hagards.
Daniel Fuentès réajuste le haut col de sa chemise Lagerfeld, tout en passant derrière son bureau, le ton cordialement réprimandeur.
– Alors, qu'est-ce qui nous arrive ? C'est quoi cette histoire ?
– Ohfff… Une bêtise d'homme qui veut mettre un peu de piment dans sa vie… Vous connaissez ça.
Cul ! Le procureur s'anime un peu.
– Rassurez-moi… Ça n'a rien à voir avec nos… nos petites fantaisies.
Moran accentue son sourire.
– Nooon… Je te tiens. Surtout pas avec cet accident malheureux qui a coûté la vie à notre sublime Emma… Il faut reconnaître qu'elle l'a un peu cherché, elle était très fougueuse.
Sadisme. Torture. Mort. Daniel Fuentès est sur des charbons ardents. Instinctivement, il baisse la voix.
– J'aime autant que nous ne parlions pas de ça ici.
Le beau Moran s'étonne.
– Les murs auraient-ils des oreilles dans les œuvres de Mr Rogers ?
– Non, mais… l'évocation de ce drame me met mal à l'aise.
– J'y compte bien. Elle était un peu folle. Le SM n'est pas un acte sans danger, elle n'ignorait pas ce qu'elle risquait. Nous le savons, vous et moi, nous avons pu la voir…
– Arrêtez, je vous en prie.
– Ne culpabilisez pas… Elle en a joui jusqu'à son dernier souffle. Et tous ceux qui étaient là ont partagé son extase érotique… Ce doit être une mort fabuleuse, non, pour qui aime ça ?
Le procureur a fermé les yeux. Emma ! Nous avons tué Emma ! Il se passe une main sur la figure.
– Vous vous sentez mal, cher ami ? Je t'ai dans le creux de ma main.
– Satanée queue ! Non, non, ça… ça passe.
– Il est vrai que… c'est la première idée qui me soit venue en tête… parti comme il l'est, en fourrant son vilain nez Dieu sait où, Bensoussan peut vous nuire sacrément à ce sujet. À moi aussi, bien sûr !
– Il y a fait allusion ?
La peur se lit sur sa face veule. Son tortionnaire le couve d'un regard doucereux.
– Nooon… Il préfère attiser un autre feu… pour l'instant du moins.
– C'est fâcheux, tout ça, c'est fâcheux.
– Très. T'as intérêt à réagir.
Le magistrat s'avise soudain qu'il est en défaut de savoir-vivre.
– Je suis désolé, Jean-Denis, je n'ai rien à vous offrir. Généralement, dans ce bureau, le ton n'est pas à la sociabilité.
– Ne vous inquiétez pas de ça.
– Quand je pense au cadre dans lequel vous travaillez, je me fais l'effet d'un… d'un…
– Fonctionnaire pétochard. D'un serviteur de l'État. D'un excellent serviteur de l'État.
– Vous êtes gentil…
– Sincère. Je m'honore de vous avoir pour ami.
– Moi également. Je maudis les abominables tentations qui m'ont fait te rencontrer ! Racontez-moi. Que cherche Bensoussan ? Quelle est cette « bêtise d'homme qui veut mettre un peu de piment dans sa vie » ?
– Une gaminerie… J'ai élaboré un système ingénieux pour soustraire de l'argent à la pression fiscale. Qui ne le fait pas de nos jours ? Plus par provocation que par nécessité, vous pensez bien !… Avez-vous lu Les Paradis fiscaux de Grégoire Duhamel ?
– Euh… non.
– Je suis un fan. Il y défend une conception qui est la mienne. Les paradis fiscaux assurent le rôle d'agent protecteur du capital privé menacé par les États inaptes à discipliner leurs déficits galopants.
– Vraiment ?
– Oui… Réfléchissez… Qu'on l'admette ou non, ils ont une fonction régulatrice des flux financiers internationaux… C'est l'unique raison pour laquelle aucun État du G8 ne s'y attaque… Les Américains auraient pu cent fois transformer l'archipel des Caïmans en Cuba… Ils ne l'ont pas fait. Ils ne le feront jamais.
– Vous êtes une sorte de Robin des bois de l'ultra-libéralisme.
Moran s'esbaudit.
– Attention, Daniel ! Sous le visage de l'ami, je vois poindre l'ironie du procureur !
– On ne se refait pas !
Après une pinte de bon rire sonore, ils se réajustent contre le dossier de leurs sièges.
– Expliquez-moi comment fonctionne votre système.
– Il est assez chiadé. J'en suis fier, je le concède… Pour en avoir joui, vous connaissez le raffinement que je mets dans la réalisation de nos fantasmes… Mon fantasme Robin des bois, comme vous dites, met en œuvre un ensemble de SARL à la vie éphémère engendrant des emplois partiellement fictifs…
– Partiellement ?
– Oui. Bensoussan n'a pas encore découvert cet aspect-là, mais il le découvrirait s'il enquêtait… Les salariés en cause existent bel et bien. Toutefois, chacun n'est employé que par une seule SARL, alors que comptablement, je le fais figurer dans l'effectif de toutes… Vous me suivez ?
– Euh… Si je comprends bien… Prenons un salarié Lambda… Il est payé une fois par la SARL 1…
– Pour une besogne qu'il y accomplit effectivement : communication, force de vente, maintenance, conception, graphisme…
– Et il figure, pour cet unique salaire, au bilan des SARL 2, 3, 4, 5…
– Vous avez tout compris.
– Ça va jusqu'à la SARL combien ?
– Ça dépend des années, du carnet de commandes, de la conjoncture, j'ai dû en créer… 50… Peut-être 60…
– Tout de même !
– J'avoue que je n'ai jamais compté.
Le toujours jeune Daniel a pris cinq ou six ans d'un coup.
– C'est une formidable escroquerie ! Dans quelle merde il me fourre, cette pourriture ! Il ne s'agit pas de simple fraude fiscale, Jean-Denis… Il va être difficile de…
– Oh, mon cher… On connaît une affaire notoire où une pauvre fille retrouvée morte, une couche-culotte enfoncée dans la bouche, une cordelette autour du cou, un couteau en travers de la gorge, a été classée sous la rubrique suicide, au vu d'un simple rapport médico-légal… Vous ne me ferez jamais croire qu'un professionnel du droit aussi habile que vous ne soit pas capable de travestir mon usine à gaz antifiscale en vulgaire infraction économique.
– Justement, Jean-Denis, justement ! Dans l'affaire notoire dont vous parlez, le suicide de la malheureuse refait surface, il est contesté ! Votre usine à gaz déguisée pourrait connaître un sort identique, et j'en serais éclaboussé.
– Vous saurez les différer, ces éclaboussures… Il pourrait y en avoir de plus immédiates et bien pires.
– Emma ! Certes.
– Bensoussan est un fouille-merde qui rêve de partir à la retraite sur une gloire de tombeur de réseau, la marotte des médias actuels.
– Je le conçois…
– Ne lui tendez pas la perche, Daniel.
– Ce serait mal venu, en effet.
On frappe à la porte. Le procureur précipite un doigt sur sa bouche. Son expression de panique enchante intérieurement son vis-à-vis.
– Entrez !
Une jeune femme enrobée au visage acnéique glisse le buste dans l'entrebâillement.
– Maître Cervier vient d'arriver, monsieur le procureur. Il demande si vous pouvez le recevoir.
Spontané, Fuentès se dresse et se hâte au-devant de l'annoncé.
Les deux hommes tombent dans les bras l'un de l'autre. À la grande délectation du criminel présumé innocent qui s'est levé pour se joindre aux civilités régnantes.
En quelques minutes, on évoque la beauté de Megève qui n'est plus ce qu'elle était, les atouts des avions-taxis pratiques mais pas donnés, les embouteillages bordelais qui ne sont pas que vinicoles, et l'on en vient à une exposition minutieuse du volet escroquerie de l'affaire.
Le volet sexualité déviante et homicide est pudiquement escamoté, Cervier étant aux yeux de son client un indécrottable hétérosexuel monogame, fidèle à la même femme depuis près de quarante ans.
Désespérant.
Escamoté à la seule intention de la star du barreau, naturellement ! Car Daniel Fuentès, lui, l'a toujours bel et bien en tête, ce volet, et cela phagocyte toutes ses pensées. D'autant plus qu'à présent, l'heure des marchandages étant venue, il est trop tard pour en débattre avec son complice en perversion, devant un défenseur ignorant des faits, qui doit le rester – par accord tacite et muet, tous deux ont pactisé au moins sur ce point.
L'avocat réordonne ses sourcils hirsutes de la pince pouce et index de sa main gauche.
– Il me vient une idée, Daniel.
– Est-elle bonne ? Tu m'inquiètes.
– Nous nous trouvons devant une transgression du droit des sociétés et une fraude fiscale que notre cher ami Jean-Denis reconnaît volontiers et pour lesquelles, j'en suis sûr, il est disposé à dédommager le Trésor public.
– Cela va de soi. Largement !
– Dans l'état du droit actuel, il lui serait difficile de bénéficier de la compensation pénale…
Le procureur regimbe.
– Ce serait exclu, tu veux dire !
– Je n'en suis pas aussi sûr que toi… Nous vivons une période transitoire. La loi Perben 2 a été votée le 9 mars, après de minimes retouches, elle sera applicable début octobre, autrement dit, dans cinq mois et demi…
– Je vois où tu veux en venir. Tu penses que le cas de Jean-Denis pourrait relever de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité.
Cervier acquiesce, réservant une précision à son client.
– Ce que les journaux appellent à tort le « plaider-coupable ». Si vous vous étiez fait coincer dans six mois, vous pouviez en bénéficier…
– Pas évident, les faits sont antérieurs…
– Je suis convaincu que si, Daniel. Le principe de non-rétroactivité des lois pénales a été remis en cause jusque dans les murs de cette cité judiciaire. Souviens-toi du passage de Sarkozy. Lors de son intervention à l'ENM, il a déclaré logique de récompenser en lui accordant le bénéfice d'une peine allégée celui qui, en plaidant coupable, ferait gagner du temps à la police et à la justice… En outre, je te rappelle que le Bulletin officiel du ministère de la Justice… ce doit être celui du dernier trimestre 2002… souligne que la procédure de composition pénale est étendue au délit de recel, avec effet rétroactif permettant de l'appliquer à des recels commis avant publication de la loi. Idem pour le fichier national des auteurs d'infractions sexuelles, les personnes condamnées antérieurement à la loi y seront inscrites. Elle a du plomb dans l'aile, la non-rétroactivité ! Il est donc probable que le fameux « plaider coupable » s'appliquera, avec effet rétroactif, pour les abus de biens sociaux et les prises illégales d'intérêts…
– Certains procureurs s'y refuseront !
– Des gens étroits d'esprit, Daniel ! Comme dit Sarkozy, en refusant cette possibilité de procédure aux intéressés, on créerait un délit de sale gueule à l'envers. « Il ne faudrait pas qu'on soit puni plus sévèrement parce qu'on est riche », je te le cite texto.
– Je suis d'accord sur le principe, mais ça posera un problème…
– Il sera résolu par les décisions qu'imposeront les défricheurs. Je pense que tu es de taille à être de ceux-là, et à tirer notre ami de son mauvais pas. Imagine : tu mets fin à sa garde à vue, tu clos l'enquête…
– Attends, attends !
– Mais si, Daniel ! D'après ce que je comprends de vous deux, j'ai le sentiment que ni toi ni Jean-Denis n'avez envie de voir Bensoussan et les médias patauger avec leurs gros sabots dans vos relations privées. Je me trompe ?
Regard anxieux du magistrat sur Moran, qui accentue le sourire qui ne l'a pas quitté.
– Connaissez-vous, mon cher maître, quelqu'un que cela réjouisse de voir son intimité saccagée ?
– Si tu crois que vos égarements sexuels me sont inconnus… Nous sommes donc synchrones, n'est-ce pas ?
Manifestant un scepticisme avide d'atermoiement, le procureur tourmenté brimbale nerveusement épaules et tête. Je ne peux pas me laisser coincer comme ça, je ne peux pas !
Faut le ferrer maintenant, qu'il n'ait pas le choix, le clouer à la porte de la grange… Contre toute attente, le prévenu s'attriste démesurément, comme sous l'effet d'une incertitude oppressante. Aucun des présents ne lui a jamais connu un tel visage torturé. Soudain, il paraît son âge. La sensation est extrêmement éprouvante. Elle relève du type d'émotion que l'on ressent en allant visiter un être cher sur son lit de douleur après une intervention chirurgicale de la dernière chance. Jusqu'à sa voix qui est méconnaissable.
– Daniel, je… je vous en prie, vous devez m'éviter les interrogatoires de police… Ces gens et moi n'avons pas le même langage… J'ignore pour quelle raison, mais Bensoussan en veut à ma peau et à celle de mes amis. Je leur paraîtrai vite antipathique comme ils me le seront… Je sais que pour me débarrasser d'eux, je… je leur avouerai ce qu'ils voudront entendre, en me disant que j'arrangerai cela ultérieurement avec le juge d'instruction…
Comédien ! Jérôme Cervier lève les bras au ciel et entre dans le jeu.
– Oh ! ça, mon cher ami, je vous le déconseille vivement ! En France, on a la religion de l'aveu ! Ce que vous direz aux policiers sera écrit. Vous n'arriverez jamais à l'effacer dans la mémoire des juges et du public… Puisque évidemment, quoi qu'on fasse, tout cela filtrera au travers des médias.
Moran s'enfonce dans la décrépitude accélérée.
– Je sais bien qu'on me prête de multiples comportements excitant la curiosité et la jalousie des pisse-froid. Si les policiers me poussent sur ce terrain, je ne me fais pas d'illusions, je chercherai à argumenter, à convaincre, je suis un hédoniste militant. Ce faisant, je me perdrai, à leur grande exultation, et à celle des juges, des journaux spécialisés et de la basse-cour friande de ce genre de presse… Il en a les boyaux qui se tordent, le proc !… Pour plaider ma cause, je prendrai des exemples, je citerai des références, des noms… Je sais pertinemment que, plus tard, je me reprocherai toujours d'avoir compromis des intimes, des amis, des alliés, des relations…
Il me menace ! Il me menace !!! Très agité, Fuentès déplace pour la vingtième fois son stylo MontBlanc sur le plan de frêne noir.
Quel vieux salaud ! Jérôme Cervier boit du petit-lait. Je ne sais pas quels cadavres ils ont dans le placard, ces deux-là, mais, à coup sûr, Moran tient Fuentès par la queue ! Il enfonce le clou.
– J'aimerais t'en persuader, Daniel… Pour les raisons qu'il invoque, il convient de lui éviter cette épreuve qui frapperait au cœur trop de gens émérites, Jean-Denis a beaucoup d'amis. Il me paraît indispensable de clore l'enquête dès ses prémices… Il ne se rebiffe plus… Je te suggère que nous négociions aujourd'hui un accommodement confidentiel entre hommes d'honneur, sur parole, puisque la comparution officielle ne pourra avoir lieu qu'à partir de l'entrée en vigueur de la loi. Ensuite, tu mets le dossier sous le coude, et tu le ressors en octobre… Si la rétroactivité n'était pas admise – j'en serais infiniment étonné –, il suffirait que Jean-Denis récidive a minima une fois, au moment choisi, pour que la négociation devienne possible par souci de modération budgétaire. Ils sont obsédés par ça, là-haut. Une disjonction de procédures s'avérerait onéreuse. Tout le monde te suivra, si tu fais un package de l'ensemble. Vu la masse à traiter, la notion de productivité devient obsessionnelle au sein de l'institution, tu ne me diras pas le contraire…
– Hélas !
– Que penses-tu de mon idée ?
Fuentès semble aussi délabré que Moran, on dirait deux spectres de La Divine Comédie.
Je le tiens par les couilles !
Il me tient par les burnes !