31
Le lendemain, Carole Aubertin rencontre Valérie au
parloir des avocats, lequel, en application des règles
pénitentiaires internationales, se trouve « à portée de vue,
mais pas à portée d'ouïe » des fonctionnaires de
l'établissement.
– Sur le DVD qu'on m'a volé, Moran reconnaît
gonfler ses effectifs d'employés pour soustraire de son chiffre
d'affaires des masses énormes de charges fictives. Il dit faire
cela pour son propre compte et celui de jouisseurs en lutte contre
l'État providence.
– Des preux chevaliers de
l'ultralibéralisme !
– Son interlocuteur sur la vidéo lui sort un
commentaire de ce genre. Hier, mon père, en me parlant de l'Urssaf,
m'a fait penser à un plan. Si on rapproche les cotisations sociales
véritablement payées par Moran SA et ses filiales bidons, comme la
Sobotrapp, du nombre de personnes déclarées employées dans ces
sociétés, il y a forcément un hiatus. Les effectifs bidonnés et les
déductions falsifiées en salaires et charges, la BGD les a dans ses
archives papier. Michel Rey pourrait nous les fournir, mais ça
créerait encore des tas d'histoires. Le mieux est de dénicher sur
le Net toutes les sociétés dans lesquelles Moran ou sa femme ont
des parts et d'acheter leurs bilans des années passées. Sophie
Cazenave qui travaille avec moi saurait faire ça sans problème
depuis chez elle. Je pourrais lui demander par lettre mais comme
mon courrier est supervisé, je préfère ne pas attirer l'attention
sur elle. Appelez-la, demandez-lui de faire ce boulot. Dites-lui
que je la rembourserai des frais. Je suis sûre que, en comparant
les déductions opérées sur les comptes d'exploitation des sociétés
de Moran et les sommes réellement payées à l'Urssaf, on prouvera
que le beau Jean-Denis fraude à l'échelle industrielle ! C'est
le fil qui dévidera toute la pelote !
L'avocate agite sa tête d'oiseau
réfractaire.
– Navrée, c'est un joli rêve, Valérie, mais,
dans l'état du dossier de la tentative d'escroquerie, rien
n'autorise l'ouverture d'une enquête sur Moran…
– On peut la faire, nous !
– Comment j'obtiendrai les chiffres réels de
l'Urssaf ?
– Vous n'avez pas un de vos clients qui y
travaille ou qui y a une relation ? J'ai quelques économies,
on pourrait…
– N'y pensez pas ! Ça s'appelle de la
corruption !
– On doit pouvoir trouver une personne qui
accepterait de s'exposer pour défendre une juste cause ! Y a
pas que des Hugo Fargeat-Touret, sur cette planète, nom d'un
chien !
– Y en a beaucoup… Je vais faire la tournée
des amis et des amis d'amis, mais… je ne suis pas optimiste.
Le 30 janvier, le tribunal de Nanterre
condamne Alain Juppé à dix-huit mois de prison avec sursis et dix
ans d'inéligibilité dans l'affaire dite des « emplois fictifs
du RPR ». En entendant la nouvelle sur le petit transistor
qu'elle a « cantiné » et que le départ d'Usucapion lui
permet d'écouter à sa guise, Valérie, qui se sent de plus en plus
déprimée, ne peut s'empêcher de faire le parallèle avec sa propre
situation. Lui, il n'a pas fait un jour de
préventive, alors qu'il est coupable !
Une ribambelle de commentaires d'élus en charge
des intérêts de la Nation, offusqués par la rigueur des magistrats,
l'irritent ; surtout celui du président Chirac, rapporté par
RTL.
« C'est un homme politique d'une qualité
exceptionnelle de compétence, d'humanisme, d'honnêteté. La France a
besoin d'hommes de sa qualité. »
Incroyable ! Le garant
de l'indépendance de la magistrature qui désapprouve la décision
d'un tribunal ! Il est incohérent et
indécent !
Faisant écho à ce concert de désapprobations,
l'ex-juge d'instruction Éric Halphen, expert en immunité
présidentielle, rappelle que le Code pénal punit de six mois
d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende qui cherche
« à jeter le discrédit, publiquement par des actes, paroles,
écrits ou images de toute nature, sur un acte ou une décision
juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à
l'autorité de la justice ou à son indépendance ». Tous ces gens se mettent impunément au-dessus des lois
qu'ils votent, c'est révoltant !
En Aquitaine, la perspective des élections
régionales suscite des réactions allant de l'agressif au
circonspect…
D'Annie Guilhamet, tête de la liste d'Initiative
citoyenne communiste : « La sentence de la justice est
tombée au-delà du réquisitoire du parquet… À quelques jours des
élections de mars prochain, les électrices et les électeurs
disposent du suffrage universel pour s'exprimer »…
À François Bayrou, tête de la liste UDF :
« Je ne ferai aucune déclaration, mais j'ai fait passer un
message personnel à Alain Juppé. »
De toutes ces réponses aux interviewers, celle qui
charcute le plus les nerfs de Valérie est celle de Jacques
Collin : « Pour moi, c'est la consternation. Je connais
sa droiture, je m'en porte garant. Heureusement, cette condamnation
outrancière n'a rien de définitif. Alain Juppé a toute ma
confiance. Cet homme, qui a l'amour de son pays, de sa ville
chevillé au cœur, est blessé mais il a toujours su
rebondir. »
Ton soutien lui fait une
belle jambe ! De toute façon, en appel, la grosse punition va
se changer en douce réprimande. Chirac sera comblé. Et moi, je
serai toujours dans mon trou !
Ses désagréables pensées – outre le récit de la
première collision mortelle d'un cyclomotoriste avec le tramway sur
le Pont de pierre –, Valérie les retrouve le 3 février dans
Sud- Ouest, sous la plume de Dominique
Richard. Elle a cantiné un abonnement pour contrôler si on y évoque
son affaire ou ses corollaires ; bien inutilement à ce
jour.
« … C'est au parquet, subordonné au pouvoir
politique, qu'il appartient d'audiencer l'affaire devant l'une des
chambres correctionnelles de la cour d'appel de Versailles. Il ne
fait aucun doute que la personnalité des magistrats composant la
juridiction choisie et les éventuelles possibilités de promotion de
celles ou ceux considérés comme peu fiables seront étudiées avec la
plus grande attention à la chancellerie et dans les cercles
élyséens… »
Quel dommage que tu ne
connaisses personne « dans les cercles
élyséens » !
Le lendemain, Dominique Richard récidive à propos
de ce que certains titres européens appellent un « Watergate
français ».
« … l'histoire judiciaire des quatre
dernières décennies est pavée d'enquêtes rendues impossibles ou
sabotées grâce au concours de magistrats dociles, récompensés
ensuite par de brillantes promotions. »
Le prince ne se résoudra
jamais à accepter l'indépendance du juge. Et la mise en place
prochaine du « plaider-coupable » ne va faire qu'aggraver
les choses. Je te parie qu'ils en arriveront à régler ce type
d'affaires d'emplois fictifs dans le cabinet du procureur, en
famille.
Encore plus troublant pour Valérie, Catherine
Pierce, présidente de la XVe chambre du
tribunal correctionnel de Nanterre qui a condamné le maire de
Bordeaux, relate qu'elle et ses collègues ont eu l'impression
d'avoir été victimes d'écoutes téléphoniques et de visites
d'ordinateurs. Vautrin prend le
pouvoir !
– Tu veux un thé ?
– Je veux bien.
Celle qui a demandé ça est Laura, une jeune fille
diaphane aux yeux fiévreux, à la grâce de Traviata. À tout juste vingt-trois ans, elle a
reconnu avoir détroussé trente-deux gogos cherchant à faire l'amour
avec une inconnue qu'elle traquait sur Internet. Par un astucieux
scénario de déshabillage érotique entre salles de bains et chambres
d'hôtel, variables d'une aventure à l'autre, elle n'a jamais rien
accordé et a toujours dérobé. Jusqu'au jour où elle est tombée sur
un soupçonneux qui l'a piégée. Valérie et elle ont tout de suite
sympathisé. Aux antipodes d'Usucapion, Laura est enjouée, rieuse et
résolument positive. Elle s'est persuadée qu'elle parviendra à
vamper ses juges.
Pour chauffer l'eau, elle immerge le
thermo-plongeur – les détenus le surnomment Toto – dans le pichet
d'eau. Les sachets de Darjeeling que Valérie a cantinés attendent
dans les verres en Pyrex. Ici, il est impératif de ne pas être
exigeant sur le raffinement du service de table.
Le même jour, à l'heure du thé, Siméon Bensoussan
enrage. Il a enfin pu obtenir un rendez-vous avec Eudes Mansard, et
celui-ci lui a d'entrée signifié qu'il ne pourrait le voir que
quelques minutes.
– Monsieur le juge, le comportement de
certaines personnes mêlées au dossier me laisse supposer que la
tentative d'escroquerie n'est qu'un leurre destiné à neutraliser
Mlle Lataste en la discréditant. Je vous demande de me signer
une commission rogatoire me permettant, entre autres, de
perquisitionner chez un promoteur immobilier dont la perception de
probables rétro-commissions pourrait être directement liée à cette
filouterie qui aurait été volontairement ratée.
L'homme aux rares cheveux lissés à la
giscardienne, que ses verres épais surmontant des pommettes
couperosées affublent de petits yeux rusés, a un sourire
pincé.
– Cela fait beaucoup de présuppositions,
monsieur le commissaire. Je suis étonné que ce soit vous qui
sollicitiez cette commission, voyez donc monsieur le
procureur…
– Le dossier a dû vous apprendre que je suis
l'un des premiers intervenants. Les éléments initiaux ont été…
Fais gaffe !… se sont combinés
pour que j'agisse en flagrant délit. Je me sens donc investi d'une
obligation de suite.
– Nullement, nullement…
– J'y tiens ! C'est ainsi que je conçois
mon devoir. Vous y voyez un inconvénient ?
– Du tout, du tout… Je vous avouerai que je
n'ai pas eu le temps de me pencher sur cette affaire qui, a priori,
ne me semble pas poser de problèmes particuliers…
– Désolé de vous contredire, mais elle en
pose énormément !
– Bien, bien, je verrai ça, je verrai
ça.
Il se lève puis, contournant Bensoussan ébaubi, se
dirige déjà vers la porte.
– Monsieur le juge ! Vous verrez ça
quand, au juste ? J'attends cette commission rogatoire depuis
plus d'un mois !
La main sur le bec-de-cane, le magistrat s'étonne.
Ses sourcils poivre et sel se hissent au-dessus des culs de
bouteille.
– Je ne me souviens pas de vous avoir promis
quoi que ce soit.
– La juge Dambo était prête à…
– Ah ! la juge Dambo ! C'est une
rapide, la juge Dambo !
Il rit de bon cœur, avant de se reprendre en
constatant que l'iceberg qui lui fait face ne partage pas sa joie.
Il se gratte l'occiput et avance ses lèvres en cul-de-poule.
– Je n'ai pas encore approfondi mon étude
mais… a priori… il me semble qu'une approche a été négligée.
Une ?! T'es
modeste ! Les yeux de Bensoussan reprennent espoir. La
main droite aux ongles rognés appuie sur le bec-de-cane pour
ouvrir.
– L'escroc qui a voulu flouer la banque a
laissé sur place une masse importante de fausses pièces…
– Exact. Des 20 dollars or américains.
C'est pas vrai, il va pas me faire ce
coup-là !
– De ce fait, outre la tentative
d'escroquerie, Mlle Lataste se serait donc rendue complice
d'un écoulement de faux dollars… C'est grave… À plus forte raison
pour une banquière. Cela constitue, en tout cas, un deuxième délit
dont elle devra répondre.
– Les ordures ! Ils
veulent sa mort ! N'oubliez pas sa présomption
d'innocence.
– Je m'en garde bien !
Il ouvre grande la porte.
– Je vais demander à M. le procureur de
m'adresser un réquisitoire supplétif afin que je puisse informer à
propos de ces faux.
– Je vois mal cette fille frapper des pièces
dans sa cuisine !
– Sait-on jamais ce qui passe par l'esprit
d'une jeune femme ?
Il ronge soudainement l'ongle de son index
gauche.
– Tu ne dois pas en
savoir grand-chose, en effet ! Effectivement.
– De toute façon, il convient d'ores et déjà
d'ajouter à l'escroquerie la circonstance aggravante d'acte commis
en bande organisée – ils étaient deux, n'est-ce pas…
– Mais Mlle Dambo avait déjà relevé ce
fait !
– Ah ! très bien, très bien, c'est
important ! La bande organisée porte l'emprisonnement à sept
ans et l'amende à 750 000 euros… Et, pour peu que la
pièce de 20 dollars or ait encore le cours légal dans l'un
quelconque des États-Unis d'Amérique du Nord, là, cela peut aller
jusqu'à trente ans de réclusion criminelle !
Manifestement, l'idée le réjouit. Bensoussan est
atterré.
Ici, on a la sensation de
vivre en cage. Je ne pourrai jamais plus aller voir un animal
derrière des barreaux. Ceux qui sont dehors ne peuvent pas
s'imaginer ce que c'est que la prison, c'est une torture. Dans
mille ans, nous paraîtrons aussi barbares que les Huns d'Attila… Du
moins, je l'espère… Pourquoi veux-tu que les choses
changent ?… Moi qui étais si ancrée dans la vie, je me
retrouve comme éjectée par une force centrifuge. Je ne vis plus, je
ne reçois que des échos de la vie, par le journal, la radio, la
télé… Des voix déformées qui me disent qu'il existe autre chose de
l'autre côté des murs.
Valérie repose son stylo à bille sur la lettre
inachevée. Pauvre Sophie, elle va trouver que
je ne suis pas très gaie… Je suis « gaie comme une porte de
prison ». Pour moi, l'expression voudra réellement dire
quelque chose.
C'est à travers l'épais filtre des murs que
Valérie suit la campagne électorale des régionales : elle se
charpente, les listes s'élaborent. Elle apprend avec amusement
qu'un jour d'absence de son rival, Xavier Darcos, ministre de
l'Enseignement scolaire, candidat UMP, s'est invité à Pessac, sur
les terres d'Alain Rousset, président socialiste sortant de la
région Aquitaine qu'il compte lui souffler. Les partisans du
visiteur en cassent du sucre sur le dos de l'absent ; ses
adversaires se gaussent de cette incursion en catimini.
À Toulouse, Nicolas Sarkozy, ministre de
l'Intérieur, est victime d'un attentat au yaourt ! Après
vingt-quatre heures passées en garde à vue, le dangereux agresseur
est mis en examen. Il comparaîtra entre les deux tours des
élections. Il devrait plaider la pulsion
irrésistible. Remarque, ils seraient fichus de
l'interner.
Le 6 février, elle a le regret de relever le
nom de Rouben Karakarian dans les avis de décès publiés par
Sud-Ouest. La nouvelle n'arrange pas
son état dépressif. La famille ne veut ni fleurs ni couronnes. Ceux
qui souhaitent rendre hommage peuvent adresser un don à l'institut
Bergonié, centre de lutte contre le cancer.
Lisant la même annonce, Jean-Denis Moran, large
sourire aux lèvres, dit à Magali Miller d'expédier sa carte
accompagnée d'un chèque de 1 000 euros tiré sur le compte
entreprise et déductible de ses revenus.
Le 11 février, les députés adoptent la loi
Perben II. Elle innove en créant le délit de « bande
organisée » qui permettra de poursuivre pour le seul fait
d'appartenir à un groupe présumé délinquant. On pourra ainsi
inquiéter une famille ou un groupe pour ce qui sera estimé être la
faute d'un de ses membres.
Valérie remarque que l'objectif officiel de la loi
est de s'attaquer aux mafias et aux réseaux de proxénétisme, mais
la liste des délits concernés n'intègre pas les infractions
économiques et financières. En revanche, on y trouve « l'aide
au séjour irrégulier », en « bande organisée ».
Donc, aux yeux du législateur, les infractions financières n'ont
rien à voir avec la criminalité organisée ; mais les actions
sociales d'aide aux sans-papiers, si. Dura
lex, sed lex1 !
En outre, s'il s'avère par la suite que la notion
de « bande organisée » a été utilisée sans fondement, il
sera impossible de plaider la nullité des actes.
Sonia Dambo est effarée. Ils
deviennent complètement barges !
Perben II allonge les délais de garde à vue,
reporte les interventions d'avocat, renforce le pouvoir policier
pour l'établissement de la preuve en autorisant micros et caméras,
perquisitions de nuit et infiltration dans les réseaux. Elle
reconnaît le mandat d'arrêt européen, admettant de fait la notion
de « complicité morale » du droit italien qui n'existait
pas en droit français ; elle crée un « fichier judiciaire
national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles »
incluant les personnes jugées ayant fait l'objet d'un non-lieu,
d'une relaxe ou d'un acquittement, lesquelles seront tenues de
justifier de leur adresse une fois par an auprès de l'autorité
compétente ; elle instaure la « comparution sur
reconnaissance préalable de culpabilité » permettant au
procureur de « négocier » une sanction avec le
justiciable chevronné ou incompétent et son avocat à
1 000 euros l'heure ou commis d'office.
Jacques Collin pavoise. « Mes propres
réflexions sont prises en considération, cette loi est un premier
pas dans la bonne direction. Un premier pas. »
À Bordeaux, comme dans toutes les cours d'appel de
France, avant d'aller déposer une gerbe mortuaire en mémoire de
« la présomption d'innocence » sur le parvis des
Droits-de-l'Homme, face au tribunal de grande instance, quatre à
cinq cents avocats défilent sous des pancartes.
PERBEN II
COUPABLE,
AVOUEZ-LE
INNOCENT,
PROUVEZ-LE
PERBEN II
L'ALLER SIMPLE POUR
GUÁNTANAMO
POLICE,
PARTOUT
JUSTICE, NULLE
PART
1 « La loi est dure, mais c'est
la loi. »