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Le lendemain, Carole Aubertin rencontre Valérie au parloir des avocats, lequel, en application des règles pénitentiaires internationales, se trouve « à portée de vue, mais pas à portée d'ouïe » des fonctionnaires de l'établissement.
– Sur le DVD qu'on m'a volé, Moran reconnaît gonfler ses effectifs d'employés pour soustraire de son chiffre d'affaires des masses énormes de charges fictives. Il dit faire cela pour son propre compte et celui de jouisseurs en lutte contre l'État providence.
– Des preux chevaliers de l'ultralibéralisme !
– Son interlocuteur sur la vidéo lui sort un commentaire de ce genre. Hier, mon père, en me parlant de l'Urssaf, m'a fait penser à un plan. Si on rapproche les cotisations sociales véritablement payées par Moran SA et ses filiales bidons, comme la Sobotrapp, du nombre de personnes déclarées employées dans ces sociétés, il y a forcément un hiatus. Les effectifs bidonnés et les déductions falsifiées en salaires et charges, la BGD les a dans ses archives papier. Michel Rey pourrait nous les fournir, mais ça créerait encore des tas d'histoires. Le mieux est de dénicher sur le Net toutes les sociétés dans lesquelles Moran ou sa femme ont des parts et d'acheter leurs bilans des années passées. Sophie Cazenave qui travaille avec moi saurait faire ça sans problème depuis chez elle. Je pourrais lui demander par lettre mais comme mon courrier est supervisé, je préfère ne pas attirer l'attention sur elle. Appelez-la, demandez-lui de faire ce boulot. Dites-lui que je la rembourserai des frais. Je suis sûre que, en comparant les déductions opérées sur les comptes d'exploitation des sociétés de Moran et les sommes réellement payées à l'Urssaf, on prouvera que le beau Jean-Denis fraude à l'échelle industrielle ! C'est le fil qui dévidera toute la pelote !
L'avocate agite sa tête d'oiseau réfractaire.
– Navrée, c'est un joli rêve, Valérie, mais, dans l'état du dossier de la tentative d'escroquerie, rien n'autorise l'ouverture d'une enquête sur Moran…
– On peut la faire, nous !
– Comment j'obtiendrai les chiffres réels de l'Urssaf ?
– Vous n'avez pas un de vos clients qui y travaille ou qui y a une relation ? J'ai quelques économies, on pourrait…
– N'y pensez pas ! Ça s'appelle de la corruption !
– On doit pouvoir trouver une personne qui accepterait de s'exposer pour défendre une juste cause ! Y a pas que des Hugo Fargeat-Touret, sur cette planète, nom d'un chien !
– Y en a beaucoup… Je vais faire la tournée des amis et des amis d'amis, mais… je ne suis pas optimiste.


Le 30 janvier, le tribunal de Nanterre condamne Alain Juppé à dix-huit mois de prison avec sursis et dix ans d'inéligibilité dans l'affaire dite des « emplois fictifs du RPR ». En entendant la nouvelle sur le petit transistor qu'elle a « cantiné » et que le départ d'Usucapion lui permet d'écouter à sa guise, Valérie, qui se sent de plus en plus déprimée, ne peut s'empêcher de faire le parallèle avec sa propre situation. Lui, il n'a pas fait un jour de préventive, alors qu'il est coupable !
Une ribambelle de commentaires d'élus en charge des intérêts de la Nation, offusqués par la rigueur des magistrats, l'irritent ; surtout celui du président Chirac, rapporté par RTL.
« C'est un homme politique d'une qualité exceptionnelle de compétence, d'humanisme, d'honnêteté. La France a besoin d'hommes de sa qualité. »
Incroyable ! Le garant de l'indépendance de la magistrature qui désapprouve la décision d'un tribunal ! Il est incohérent et indécent !
Faisant écho à ce concert de désapprobations, l'ex-juge d'instruction Éric Halphen, expert en immunité présidentielle, rappelle que le Code pénal punit de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende qui cherche « à jeter le discrédit, publiquement par des actes, paroles, écrits ou images de toute nature, sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l'autorité de la justice ou à son indépendance ». Tous ces gens se mettent impunément au-dessus des lois qu'ils votent, c'est révoltant !
En Aquitaine, la perspective des élections régionales suscite des réactions allant de l'agressif au circonspect…
D'Annie Guilhamet, tête de la liste d'Initiative citoyenne communiste : « La sentence de la justice est tombée au-delà du réquisitoire du parquet… À quelques jours des élections de mars prochain, les électrices et les électeurs disposent du suffrage universel pour s'exprimer »…
À François Bayrou, tête de la liste UDF : « Je ne ferai aucune déclaration, mais j'ai fait passer un message personnel à Alain Juppé. »
De toutes ces réponses aux interviewers, celle qui charcute le plus les nerfs de Valérie est celle de Jacques Collin : « Pour moi, c'est la consternation. Je connais sa droiture, je m'en porte garant. Heureusement, cette condamnation outrancière n'a rien de définitif. Alain Juppé a toute ma confiance. Cet homme, qui a l'amour de son pays, de sa ville chevillé au cœur, est blessé mais il a toujours su rebondir. »
Ton soutien lui fait une belle jambe ! De toute façon, en appel, la grosse punition va se changer en douce réprimande. Chirac sera comblé. Et moi, je serai toujours dans mon trou !


Ses désagréables pensées – outre le récit de la première collision mortelle d'un cyclomotoriste avec le tramway sur le Pont de pierre –, Valérie les retrouve le 3 février dans Sud- Ouest, sous la plume de Dominique Richard. Elle a cantiné un abonnement pour contrôler si on y évoque son affaire ou ses corollaires ; bien inutilement à ce jour.
« … C'est au parquet, subordonné au pouvoir politique, qu'il appartient d'audiencer l'affaire devant l'une des chambres correctionnelles de la cour d'appel de Versailles. Il ne fait aucun doute que la personnalité des magistrats composant la juridiction choisie et les éventuelles possibilités de promotion de celles ou ceux considérés comme peu fiables seront étudiées avec la plus grande attention à la chancellerie et dans les cercles élyséens… »
Quel dommage que tu ne connaisses personne « dans les cercles élyséens » !
Le lendemain, Dominique Richard récidive à propos de ce que certains titres européens appellent un « Watergate français ».
« … l'histoire judiciaire des quatre dernières décennies est pavée d'enquêtes rendues impossibles ou sabotées grâce au concours de magistrats dociles, récompensés ensuite par de brillantes promotions. »
Le prince ne se résoudra jamais à accepter l'indépendance du juge. Et la mise en place prochaine du « plaider-coupable » ne va faire qu'aggraver les choses. Je te parie qu'ils en arriveront à régler ce type d'affaires d'emplois fictifs dans le cabinet du procureur, en famille.
Encore plus troublant pour Valérie, Catherine Pierce, présidente de la XVe chambre du tribunal correctionnel de Nanterre qui a condamné le maire de Bordeaux, relate qu'elle et ses collègues ont eu l'impression d'avoir été victimes d'écoutes téléphoniques et de visites d'ordinateurs. Vautrin prend le pouvoir !
– Tu veux un thé ?
– Je veux bien.
Celle qui a demandé ça est Laura, une jeune fille diaphane aux yeux fiévreux, à la grâce de Traviata. À tout juste vingt-trois ans, elle a reconnu avoir détroussé trente-deux gogos cherchant à faire l'amour avec une inconnue qu'elle traquait sur Internet. Par un astucieux scénario de déshabillage érotique entre salles de bains et chambres d'hôtel, variables d'une aventure à l'autre, elle n'a jamais rien accordé et a toujours dérobé. Jusqu'au jour où elle est tombée sur un soupçonneux qui l'a piégée. Valérie et elle ont tout de suite sympathisé. Aux antipodes d'Usucapion, Laura est enjouée, rieuse et résolument positive. Elle s'est persuadée qu'elle parviendra à vamper ses juges.
Pour chauffer l'eau, elle immerge le thermo-plongeur – les détenus le surnomment Toto – dans le pichet d'eau. Les sachets de Darjeeling que Valérie a cantinés attendent dans les verres en Pyrex. Ici, il est impératif de ne pas être exigeant sur le raffinement du service de table.


Le même jour, à l'heure du thé, Siméon Bensoussan enrage. Il a enfin pu obtenir un rendez-vous avec Eudes Mansard, et celui-ci lui a d'entrée signifié qu'il ne pourrait le voir que quelques minutes.
– Monsieur le juge, le comportement de certaines personnes mêlées au dossier me laisse supposer que la tentative d'escroquerie n'est qu'un leurre destiné à neutraliser Mlle Lataste en la discréditant. Je vous demande de me signer une commission rogatoire me permettant, entre autres, de perquisitionner chez un promoteur immobilier dont la perception de probables rétro-commissions pourrait être directement liée à cette filouterie qui aurait été volontairement ratée.
L'homme aux rares cheveux lissés à la giscardienne, que ses verres épais surmontant des pommettes couperosées affublent de petits yeux rusés, a un sourire pincé.
– Cela fait beaucoup de présuppositions, monsieur le commissaire. Je suis étonné que ce soit vous qui sollicitiez cette commission, voyez donc monsieur le procureur…
– Le dossier a dû vous apprendre que je suis l'un des premiers intervenants. Les éléments initiaux ont été… Fais gaffe !… se sont combinés pour que j'agisse en flagrant délit. Je me sens donc investi d'une obligation de suite.
– Nullement, nullement…
– J'y tiens ! C'est ainsi que je conçois mon devoir. Vous y voyez un inconvénient ?
– Du tout, du tout… Je vous avouerai que je n'ai pas eu le temps de me pencher sur cette affaire qui, a priori, ne me semble pas poser de problèmes particuliers…
– Désolé de vous contredire, mais elle en pose énormément !
– Bien, bien, je verrai ça, je verrai ça.
Il se lève puis, contournant Bensoussan ébaubi, se dirige déjà vers la porte.
– Monsieur le juge ! Vous verrez ça quand, au juste ? J'attends cette commission rogatoire depuis plus d'un mois !
La main sur le bec-de-cane, le magistrat s'étonne. Ses sourcils poivre et sel se hissent au-dessus des culs de bouteille.
– Je ne me souviens pas de vous avoir promis quoi que ce soit.
– La juge Dambo était prête à…
– Ah ! la juge Dambo ! C'est une rapide, la juge Dambo !
Il rit de bon cœur, avant de se reprendre en constatant que l'iceberg qui lui fait face ne partage pas sa joie. Il se gratte l'occiput et avance ses lèvres en cul-de-poule.
– Je n'ai pas encore approfondi mon étude mais… a priori… il me semble qu'une approche a été négligée.
Une ?! T'es modeste ! Les yeux de Bensoussan reprennent espoir. La main droite aux ongles rognés appuie sur le bec-de-cane pour ouvrir.
– L'escroc qui a voulu flouer la banque a laissé sur place une masse importante de fausses pièces…
– Exact. Des 20 dollars or américains. C'est pas vrai, il va pas me faire ce coup-là !
– De ce fait, outre la tentative d'escroquerie, Mlle Lataste se serait donc rendue complice d'un écoulement de faux dollars… C'est grave… À plus forte raison pour une banquière. Cela constitue, en tout cas, un deuxième délit dont elle devra répondre.
– Les ordures ! Ils veulent sa mort ! N'oubliez pas sa présomption d'innocence.
– Je m'en garde bien !
Il ouvre grande la porte.
– Je vais demander à M. le procureur de m'adresser un réquisitoire supplétif afin que je puisse informer à propos de ces faux.
– Je vois mal cette fille frapper des pièces dans sa cuisine !
– Sait-on jamais ce qui passe par l'esprit d'une jeune femme ?
Il ronge soudainement l'ongle de son index gauche.
– Tu ne dois pas en savoir grand-chose, en effet ! Effectivement.
– De toute façon, il convient d'ores et déjà d'ajouter à l'escroquerie la circonstance aggravante d'acte commis en bande organisée – ils étaient deux, n'est-ce pas…
– Mais Mlle Dambo avait déjà relevé ce fait !
– Ah ! très bien, très bien, c'est important ! La bande organisée porte l'emprisonnement à sept ans et l'amende à 750 000 euros… Et, pour peu que la pièce de 20 dollars or ait encore le cours légal dans l'un quelconque des États-Unis d'Amérique du Nord, là, cela peut aller jusqu'à trente ans de réclusion criminelle !
Manifestement, l'idée le réjouit. Bensoussan est atterré.


Ici, on a la sensation de vivre en cage. Je ne pourrai jamais plus aller voir un animal derrière des barreaux. Ceux qui sont dehors ne peuvent pas s'imaginer ce que c'est que la prison, c'est une torture. Dans mille ans, nous paraîtrons aussi barbares que les Huns d'Attila… Du moins, je l'espère… Pourquoi veux-tu que les choses changent ?… Moi qui étais si ancrée dans la vie, je me retrouve comme éjectée par une force centrifuge. Je ne vis plus, je ne reçois que des échos de la vie, par le journal, la radio, la télé… Des voix déformées qui me disent qu'il existe autre chose de l'autre côté des murs.
Valérie repose son stylo à bille sur la lettre inachevée. Pauvre Sophie, elle va trouver que je ne suis pas très gaie… Je suis « gaie comme une porte de prison ». Pour moi, l'expression voudra réellement dire quelque chose.


C'est à travers l'épais filtre des murs que Valérie suit la campagne électorale des régionales : elle se charpente, les listes s'élaborent. Elle apprend avec amusement qu'un jour d'absence de son rival, Xavier Darcos, ministre de l'Enseignement scolaire, candidat UMP, s'est invité à Pessac, sur les terres d'Alain Rousset, président socialiste sortant de la région Aquitaine qu'il compte lui souffler. Les partisans du visiteur en cassent du sucre sur le dos de l'absent ; ses adversaires se gaussent de cette incursion en catimini.
À Toulouse, Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur, est victime d'un attentat au yaourt ! Après vingt-quatre heures passées en garde à vue, le dangereux agresseur est mis en examen. Il comparaîtra entre les deux tours des élections. Il devrait plaider la pulsion irrésistible. Remarque, ils seraient fichus de l'interner.


Le 6 février, elle a le regret de relever le nom de Rouben Karakarian dans les avis de décès publiés par Sud-Ouest. La nouvelle n'arrange pas son état dépressif. La famille ne veut ni fleurs ni couronnes. Ceux qui souhaitent rendre hommage peuvent adresser un don à l'institut Bergonié, centre de lutte contre le cancer.
Lisant la même annonce, Jean-Denis Moran, large sourire aux lèvres, dit à Magali Miller d'expédier sa carte accompagnée d'un chèque de 1 000 euros tiré sur le compte entreprise et déductible de ses revenus.


Le 11 février, les députés adoptent la loi Perben II. Elle innove en créant le délit de « bande organisée » qui permettra de poursuivre pour le seul fait d'appartenir à un groupe présumé délinquant. On pourra ainsi inquiéter une famille ou un groupe pour ce qui sera estimé être la faute d'un de ses membres.
Valérie remarque que l'objectif officiel de la loi est de s'attaquer aux mafias et aux réseaux de proxénétisme, mais la liste des délits concernés n'intègre pas les infractions économiques et financières. En revanche, on y trouve « l'aide au séjour irrégulier », en « bande organisée ». Donc, aux yeux du législateur, les infractions financières n'ont rien à voir avec la criminalité organisée ; mais les actions sociales d'aide aux sans-papiers, si. Dura lex, sed lex1 !
En outre, s'il s'avère par la suite que la notion de « bande organisée » a été utilisée sans fondement, il sera impossible de plaider la nullité des actes.
Sonia Dambo est effarée. Ils deviennent complètement barges !
Perben II allonge les délais de garde à vue, reporte les interventions d'avocat, renforce le pouvoir policier pour l'établissement de la preuve en autorisant micros et caméras, perquisitions de nuit et infiltration dans les réseaux. Elle reconnaît le mandat d'arrêt européen, admettant de fait la notion de « complicité morale » du droit italien qui n'existait pas en droit français ; elle crée un « fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles » incluant les personnes jugées ayant fait l'objet d'un non-lieu, d'une relaxe ou d'un acquittement, lesquelles seront tenues de justifier de leur adresse une fois par an auprès de l'autorité compétente ; elle instaure la « comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité » permettant au procureur de « négocier » une sanction avec le justiciable chevronné ou incompétent et son avocat à 1 000 euros l'heure ou commis d'office.
Jacques Collin pavoise. « Mes propres réflexions sont prises en considération, cette loi est un premier pas dans la bonne direction. Un premier pas. »
À Bordeaux, comme dans toutes les cours d'appel de France, avant d'aller déposer une gerbe mortuaire en mémoire de « la présomption d'innocence » sur le parvis des Droits-de-l'Homme, face au tribunal de grande instance, quatre à cinq cents avocats défilent sous des pancartes.
PERBEN II
COUPABLE, AVOUEZ-LE
INNOCENT, PROUVEZ-LE
PERBEN II
L'ALLER SIMPLE POUR GUÁNTANAMO
POLICE, PARTOUT
JUSTICE, NULLE PART
1 « La loi est dure, mais c'est la loi. »