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Ce week-end à ondées a été vécu sous l'empire d'un
cafard monstre.
Les parents, alliés et amis des Dubreuil, la mère
et le frère de Joël Ardinaud, Patrick Lataste, Hugo, Valérie, tous
ont broyé du noir. Bien que le Guide du détenu
arrivant affirme « Je ne dois pas garder le silence en
cas d'agression qui me vise directement ou qui vise un autre
détenu », Valérie a choisi de se taire. La lame l'a trop
effrayée. Si des armes pareilles peuvent
entrer, ils seront incapables de me protéger. Je verrai ça avec
Carole Aubertin… Savoir ce qu'a donné son référé-liberté. Elle m'a
dit que le président de la chambre de l'instruction a trois jours
pour trancher. Trois jours dans ce trou à rats, ça en vaut dix
dehors. Quand je sortirai, je serai vieille… Dis pas de
conneries ! Dans trois jours, tu sors !… Je te trouve
bien optimiste. Pour se « distraire d'une imagination
importune », elle n'a pas recouru aux livres, comme le
conseillait Montaigne dans ses Essais,
mais à balai, poubelle, eau de Javel, torchon et serpillière. Ils
ont diverti une bonne part de son dimanche et conféré un semblant
d'humanité à son logis. Usucapion, que ce remue-ménage a rembrunie,
a consenti à dépoussiérer son téléviseur.
C'est le lundi 29 à 9 heures que Sonia Dambo
entend le commandant Jean Gourdon, assisté de son conseil,
l'excellent Jérôme Cervier dont, à vrai dire, la réputation ne
l'intimide aucunement.
Le policier, qui ne peut se retenir d'orner son
faciès grêlé d'un détestable sourire goguenard, a longuement donné
sa version de la traque nocturne dans la forêt de Salles où il
reconnaît avoir éprouvé un plaisir de chasseur.
– Vous avez pris Valérie Lataste en chasse
non loin de chez son père. Qui vous a avisé qu'elle était chez
lui ?
– Un appel anonyme.
– Un appel anonyme ?
– Affirmatif.
– Je te crois
pas. Pour quelle raison étiez-vous dans le secteur, alors
que vous habitez Bordeaux ?
– Par hasard. J'avais décidé d'aller passer
la soirée à Arcachon.
– Comme ça ? Un soir
d'hiver ?
– Pourquoi pas ? J'adore le
bassin.
– Qui sont les gens qui vous ont prêté main
forte ?
– Connais pas.
– Vraiment ! Il se
fout de moi !
– Je vous promets. Demandez-leur. Ils
confirmeront. Vous avez leurs identités, le proc qui a volé au
secours de sa nana les a fait relever.
– Elles ont été égarées. Quand Lataste parle d'un complot…
Gourdon affiche un odieux ourlet des
babines.
– Sans blague ! Brave Fourrier ! C'est pas plus mal. Ce serait
moche d'aller leur chercher des poux. C'était rien d'autre que des
braves gens rencontrés au comptoir d'un bar du boulevard de la
plage.
– Lequel ?
Il rit.
– Vous lâchez pas facilement,
vous !
– Lequel ?
– Je regarde jamais le nom des bars… Désolé.
Une belle salle, y avait pas mal de monde. Je faisais une belote
avec ces trois personnes, mon portable a sonné…
– Le fameux appel anonyme.
– Ouais.
– Quelqu'un qui vous connaît suffisamment
pour avoir votre numéro de portable. Une
conjuration de flics.
– Possible. En tout cas, j'ai pas reconnu la
voix. En m'entendant parler, mes partenaires de jeu ont pigé ce qui
se passait, ils ont proposé de m'aider. La fille a dit bien
connaître le secteur. Ça m'arrangeait. J'ai accepté… Vous savez, y
a des fois où… c'est le ciel qui décide, hein ! À se montrer
curieux ou à le contrarier, ça peut qu'attirer des ennuis… Parfois
très gros, les ennuis.
– Il me
menace ! C'est pour mon instruction que vous dites
ça ?
– Non ! Petite
chatte ! C'est un constat d'ordre général.
Sonia Dambo se penche par-dessus le bureau, fixant
son adversaire entre quatre yeux.
– Ne vous aventurez surtout pas à me
menacer.
Je vais me
gêner ! Il soutient son regard avec morgue. Jérôme
Cervier s'interpose.
– Le commandant Gourdon n'est pas ce genre
d'homme, madame la juge. Il est un obstiné défenseur de nos
institutions judiciaires. C'est d'ailleurs à ce titre qu'il est
intervenu, lors de la nuit en question, alors que rien ne l'y
obligeait. Il possède un sens civique surdéveloppé.
– Bluffe, essaie la
version Lataste. Au point d'avoir adhéré au Comité ordre et
action de Jacques Collin, par exemple ?
Comment elle sait
ça ?! Les deux hommes marquent un infime vacillement.
L'avocat est le premier à réagir avec un large sourire.
– J'en fus aussi, madame !
Bingo ! Sonia
rectifie.
– « Madame la juge ».
Geste courtois de concession du défenseur.
– Madame la juge… Nous avons été membres à
une époque où la France avait besoin d'hommes et de femmes
déterminés à sauver les valeurs républicaines. Le COA a rendu
des…
– Épargnez-moi le couplet patriotique, je
vous prie. Je tente le drop. Que
pensez-vous du fait que Fernand Bousquet, l'un des « braves
gens rencontrés au comptoir d'un bar », par le plus fortuit
des hasards, soit également, pure coïncidence, un ancien du
COA ?
Elle a les
noms ?! Cervier a tourné vers son client un regard
surpris. Elle en sait trop !
Gourdon vient de perdre son rictus chronique.
Sonia Dambo les considère avec une froideur
extrême.
– Une liste, ça peut se détourner, mais ça
peut aussi se mémoriser.
Mal à l'aise, le ripou tente le repêchage.
– Je… Bousquet, je connais pas.
– Ce n'était pas la question. La question
était…
La juge pointe le doigt vers Maguy Charensol qui
relit sa saisie à haute voix.
– « Que pensez-vous du fait que Fernand
Bousquet, l'un des “braves gens”… »
– Ça va ! Je suis pas idiot ! Je
vous ai déjà dit que je connaissais pas ces personnes. Votre
greffière peut vous relire la phrase… Lequel c'est, Bousquet, le
jeune, le vieux ? Qu'il ait été membre du COA, vous le dites
vous-même, pure coïncidence !
– Vas-y, rajoutes-en une
couche ! Qui est le ciel qui arrange si bien les choses
et qui procure de très gros ennuis si on le contrarie ?
Collin ?
– Je comprends pas…
– Qui vous a donné l'ordre de traquer Valérie
Lataste ? Il faut forcément un relais à
Collin qui n'est plus un flic d'active.
Gourdon la dévisage avec une ironie méprisante.
Tu peux t'accrocher, tu le sauras jamais,
pauvre conne !
Cervier le tire d'embarras en jouant
l'humour.
– Si je reprends votre expression, madame la
juge, « l'ordre de traquer » venait de votre confrère
Gautier Bideault. C'est lui qui, dans le cadre d'une procédure de
flagrant délit, a ordonné la comparution. Mon client a exécuté.
Depuis que nous sommes ici, je ne comprends pas bien ce dont il est
soupçonné.
Enfoiré de
baveux ! Sonia décoche un sourire carnassier.
– Mais de rien. Je vous rappelle qu'il n'est
entendu qu'en qualité de témoin assisté. Il est important pour moi
de me faire une idée du genre d'homme qu'il est.
– Un policier exemplaire.
– Un exemple à ne pas
suivre. Valérie Lataste déclare avoir caché un DVD et un CD
dans le bois…
– Tu les verras jamais,
Bamboula. Jamais entendu parler.
– Elle portait des traces de coups qui ont
été constatés par le médecin lors de sa mise en garde à vue…
– À crapahuter dans les bois sous la lune, on
se fait des bobos.
– Elle dit que vous les lui avez donnés pour
la contraindre à avouer où elle venait de cacher ce CD et ce
DVD.
– N'importe quoi ! Je l'ai pas touchée.
Et je confirme : j'ai jamais entendu parler de ces objets… Si
vous voulez mon avis, elle enfume le terrain pour détourner
l'attention de l'escroquerie miteuse qu'elle a pas été foutue de
réussir.
Plus je te vois, plus tu me
déplais. Sonia le dévisage, les yeux dans les yeux, en
écrasant ses lombaires contre le dosseret de son siège : la
suspension vrilleuse à la Dambo.
Gourdon, flottant, finit par se fendre d'un
sourire niais.
– Quoi ? T'as envie
de te faire sauter ?
– Les quatre talkies-walkies que vous avez
utilisés durant la… la chasse… ils sont à vous ?
– Ce sont ceux de la brigade.
– Celle de la répression du proxénétisme à
laquelle vous appartenez, n'est-ce pas ?
– Affirmatif.
– J'ai là la photocopie du bordereau que vous
avez signé au magasinier en empruntant ces quatre appareils.
C'est quoi, ce
bordel ? Il rit. Jaune.
– Vous chiadez vos enquêtes, vous ! Je
sais bien que je les ai pris juste avant la fameuse balade !
Et alors ? Ça prouve quoi ?
– Vous et moi, nous le savons, ce que ça
prouve. Tu mens ! Je saurai m'en
souvenir.
Elle se lève.
Gourdon, le ricanement mal assuré, Cervier, gêné,
hésitent deux ou trois secondes, puis ils font de même.
Les auditions qui ont suivi ont été sans surprise.
Fernand Bousquet, entrecoupant son témoignage de rires
emphysémateux, a certifié qu'il n'avait jamais vu Gourdon, pas plus
que les deux autres participants à la traque, dont il ignore
jusqu'aux prénoms. Il a commis une petite erreur en parlant de
poker, et non de belote… Repris à ce sujet, il s'est battu la
coulpe, allant jusqu'à évoquer une possible maladie d'Alzheimer qui
ne laisse pas de l'inquiéter. Il n'a pas nié son adhésion au COA,
elle est une de ses fiertés. Il s'est déclaré ravi d'apprendre que
Gourdon s'était lui aussi « comporté en patriote quand la
France avait sacrément besoin de mecs de notre trempe ». Le
CD ?… Le DVD ?…
– J' les ai jamais vus ! Faut demander
aux flics qui sont arrivés, c'est eux qui ont été les derniers sur
le théât' des opérations. On me reproche quoi, au juste ?
D'avoir agi en bon citoyen ?
– Vous devriez demander une médaille.
– Vous voulez pas faire les démarches pour
moi ?
Et de rire à s'en étrangler. Maguy a soulagé sa
toux sifflant la mort avec un verre d'eau.
– Bien que l'eau, moi, ça soye pas mon
truc.
Un peu plus tard, la capitaine Chantal Provost
raconte sa triple déception : de ne pas être parvenue à
rejoindre Valérie avant « Gourdon et sa bande de
nuisibles » ; d'avoir négligé d'établir une copie de
« la liste des affreux » ; d'avoir trouvé vide la
cache du CD et du DVD…
– À moins qu'ils n'aient pas existé et qu'ils
soient une fiction de la mise en examen. Après tout, personne n'a
vu ces éléments.
Sur ce point, le fait que le médecin de la garde à
vue ait noté un « état psychologique fragile » ne
renforce guère la crédibilité de Valérie.
Les traits brouillés, le pas incertain, Hugo
prétend avoir mangé une saleté qui a du mal à passer, il a
l'estomac noué. Il s'est effondré sur la chaise en Skaï. La
lumineuse Agnès Le Guen, qui saisissait des notes pour un
réquisitoire, le trouve méconnaissable, vieilli.
– Je te dérange pas ?
– Tu es toujours le bienvenu. J'ai l'impression qu'il picole.
– Merci. J'ai un grand, grand, grand service
à te demander.
– Si c'est de participer à un karaoké, je te
dis tout de suite…
– Non, je déconne pas. C'est grave.
Putain ! Comment lui dire
ça ?!
– Ça concerne ta copine ?
– Bof, ma copine, tu sais…
– Tu la laisses tomber ?
– Si tu apprenais que ton mec est un escroc,
comment tu réagirais ?
– Ce n'est pas totalement prouvé…
– Ses empreintes sur les blisters, t'en fais
quoi ? Y a que les siennes et celles de Ridouet…
– Sûr qu'elle va avoir du mal à
expliquer.
– Je suis pas là pour ça… Allons-y… Tu sais que toi et moi, et tous les
parquetiers, nous n'avons aucune garantie d'inamovibilité…
– C'est pas un scoop. Il
a bu !
– J'ai déconné et on me le reproche… Coucher
avec une prévenue, aller la récupérer la nuit dans les bois, avoir
cherché à te faire enquêter sur des flics, t'avoir suggéré qu'un
suicide et un accident n'en étaient pas…
– Attends, je suis assez grande pour
avoir…
– Je sais bien ! Le problème est que ça
s'est su et… et qu'on m'a mis le marché en main : ou je te
convaincs de classer, ou on m'envoie sur Mars.
– Qui ça « on » ?
Daniel ?
– Si je dis oui, elle
refusera… L'étage au-dessus. La Cadène.
– Pétard !… On doit en emmerder
quelques-uns, là.
– Ouais. Et ils sont pas disposés à se
laisser emmerder. Faut que je la cloue.
Il m'a dit que les instructions viennent directement du ministère.
En mentant, il se peut que je sois pile poil
dans le vrai ! Il m'a clairement signifié que de ta
décision allait dépendre mon avenir et… aussi le tien. On est
mutables au gré du prince, Agnès.
Désorientée, la jeune femme s'est calé la tête
entre ses mains fines et blanches.
– On vient juste d'acheter un
appart' !
– Je sais.
– Si on doit le revendre, avec les frais,
c'est la cata ! Sans compter que mon mari, pour me suivre,
avec son boulot, ça sera pas évident… Comment ils peuvent me faire
ça ? Je ne fais que mon métier, et j'essaie de le faire bien…
C'est vrai que tu t'es fichu dans une situation pas possible, et
que je t'ai emboîté le pas.
– La Cadène estime que, si nous ne jouons pas
profil bas, la presse peut s'en mêler, et que ce sera mauvais pour
l'image de l'institution judiciaire dans son ensemble… Je suis
désolé de t'avoir entraînée dans ce bourbier.
– Mais non. Je te répète, j'ai agi en
connaissance de cause.
– Tu renonces ?
– Je vais aller lui dire moi-même.
– Merde, merde,
merde ! Ça va me nuire. Il m'a demandé d'agir sans le
citer. Je viens de faire une connerie de plus… Fais comme tu veux…
Pfou ! au point où j'en suis.
– Je vais voir… Je ne veux pas t'enfoncer
davantage.
– C'est sympa.
– Je… je ne peux pas te donner une réponse
tout de suite… Je suis trop perturbée, faut que je
réfléchisse.
Il se lève, voûté sous ses responsabilités.
– Je ne chercherai pas à t'influencer… Tâche
de faire le bon choix.
Il sort.
Exaspérée, elle envoie balader le clavier de son
PC. Magistrature debout, tu parles ! À
plat ventre !
Entre 13 et 14 heures, profitant de l'absence
de Tyranneau de Bergerac, parti alimenter son despotisme ordinaire,
Sophie Cazenave téléphone au secrétariat de la maison d'arrêt pour
savoir si elle peut rendre visite à Valérie.
– Vous devez adresser votre demande au juge
d'instruction en y joignant une fiche d'état civil, la photocopie
recto-verso de votre carte d'identité, deux photos et une enveloppe
timbrée pour la réponse. Il y aura enquête de police, et on vous
fera connaître la décision.
– L'enquête, où a-t-elle lieu ?
– La police décide en fonction des
informations qu'elle a.
– Je veux dire, euh… Ils peuvent s'informer
auprès de mon patron ?
– Rien ne les en empêche.
– Bon, je… je vais réfléchir… C'est tout vu, tu parles ! Et… si je me
décidais, ce serait long d'obtenir une décision ?
– Ça demande un certain délai.
– Merci.
Elle raccroche, zoomant au petit bonheur, de bas
en haut et de gauche à droite… Personne ne l'observe, étagères et
hall sont quasiment vides.