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Moins de six heures plus tard, parce qu'elle est inscrite ce jour-là au tableau de roulement, la juge Sonia Dambo – qu'au Palais beaucoup surnomment à son insu, du moins le croient-ils, « la panthère noire » – se trouve, en vertu d'un réquisitoire introductif du procureur adjoint Bideault, chargée d'instruire pour la manifestation de la vérité dans la tentative d'escroquerie lésant la banque Geoffroy-Dornan.
Maguy Charensol, sa greffière et aînée d'une vingtaine d'années, en lui posant le dossier au sommet de la pile qui encombre son bureau, a souligné que, par le plus grand des hasards, elle allait avoir à « prendre soin de la petite chérie, très compromise, du substitut Fargeat-Touret ».
– Ah ! mon cher Totor !
– Totor ?
– Victor, pardi !
– Vous vous trompez, ce n'est pas Victor, c'est Hugo.
Sonia éclate d'un rire joyeux qui lui illumine la face.
– Quand c'était moi, sa petite chérie, je le faisais râler en l'appelant…
– Ça y est, j'ai compris ! Je suis lente !
Elles rient. La magistrate feuillette la masse de procès-verbaux transmise au procureur adjoint par Siméon Bensoussan.
– D'après les bruits de couloirs, c'est une jolie chercheuse d'or ?
– Il paraît.
– Je trouve ça drôle qu'elle lui ait mis le grappin dessus, parce qu'il n'a rien d'un aventurier, vous savez. J'ai hâte de la voir, faites-la-moi amener.


En grignotant le pain sec et buvant le café noir, Valérie constate que sa main gauche la fait moins souffrir. Dans la conjoncture hostile où elle croupit, elle savoure à l'extrême ce minuscule bonheur. Son petit déjeuner tout juste entamé, faute d'appétit, un agent de police morose, le poil gris, la panse rebondie, vient l'extraire de sa cage. Pas la peine de poser des questions, ils ne répondent pas. Sans un mot, il lui passe les menottes et l'emmène, sous le regard apeuré de la jeune Roumaine dont elle a fini par savoir qu'elle se prénomme Doïna.
L'une et l'autre, émues, savent qu'elles ne se reverront jamais.
Épuisée par une nuit d'insomnie, souillée et humiliée par l'absence de toilette matinale, Valérie subit sans réaliser ce qui se passe, inquiète de l'engrenage des événements. Faudrait que je prenne une douche, je sens mauvais ! Cette odeur infecte m'a gagnée. Et mes vêtements ! De vrais chiffons ! Qu'est-ce qui se passe ? Où je vais ? Au guichet de ce qu'elle appelle « l'accueil », un fonctionnaire lui restitue les objets dont elle avait été dépossédée ; s'en tenant à son principe rebelle, elle refuse de signer les formulaires présentés.
Dans un état second où elle ne se reconnaît pas, elle suit son cicérone aphasique, s'étonnant de constater qu'ils refont à l'envers le parcours de son arrivée dans les locaux.
– S'ils me libéraient, il ne m'aurait pas menottée. Où va-t-on ?
– Chez le juge.
J'espère qu'Hugo m'a recommandée… Fichu réflexe d'employée de banque ! Redescends de ton piédestal, ici tu te frottes à la misère du monde, pas à l'aristocratie des Chartrons… Savoir ce qu'elle devient, Édith Rabastens, mon antiquaire florissante, si heureuse d'avoir dissimulé 20 % du prix de son appart'… Et la Mamie Tornada ? L'égérie des putschistes de l'EldoGaronne, en révolte contre les malfaçons du beau Jean-Denis, leur complice en fraude fiscale… Je côtoyais ce marais y a quinze jours et j'ai l'impression que c'était y a six mois.
La porte s'ouvre. Sans même voir le ciel, elle est embarquée à bord d'une 306 banalisée conduite par un second gardien de la paix, plus jeune, l'air goguenard. Son cœur se met à battre la chamade.
– Vous êtes sûr que vous m'emmenez chez le juge ?
Les deux policiers rient. La voiture démarre. Ce sont des copains de Jeannot Gourdon ! Lui aussi avait un véhicule banalisé ! La peur la saisit.


Hugo arrive au Palais avec un mal de crâne sévère.
Il parcourt le Sud-Ouest du matin avec fièvre. Le journal est muet sur l'affaire qui tarabuste son existence. En revanche, l'accident de la résidence les Amures occupe une belle part de la une. La manchette renvoie aux pages nationales ainsi qu'au cahier local. Il les consulte.
Aucun lien n'est établi entre la chute de Joël Ardinaud et la garde à vue de Valérie, qui n'est rapportée nulle part. Pour l'instant, je passe à travers. Merci, ma bonne étoile.


Paradoxalement, après avoir imaginé mille et un périls en parcourant sous la pluie les huit cents mètres la séparant de sa destination, Valérie a été rassurée de se retrouver enfermée au « dépôt ». L'euphémisme administratif d'un goût contestable désigne la prison propre au palais de justice, un site dont l'architecture moderne pâtit d'une ambiance morbide, inaltérable de toute éternité. Ici, les effluves sont tout aussi ignobles, ça doit sentir comme ça dans un cercueil… Sous l'œil vague de son cerbère perdu dans ses pensées, elle s'est assoupie, comme une patiente minée par la maladie le ferait dans la salle d'attente d'un médecin qui ne respecterait pas l'heure de ses rendez-vous.


En découvrant Valérie, reçue des mains de son surveillant par Maguy Charensol, Sonia Dambo a souri. Tiens, la petite, pardon, la grande chérie, elle aussi, est surprise qu'une juge d'instruction puisse être noire ; Totor ne lui a jamais parlé de moi ; ce n'est pas plus mal. Joli lot ! Il a toujours aimé les belles filles. J'en suis la preuve !
Plaisante, presque cordiale, la magistrate a fait asseoir sa successeuse – un des néologismes qu'elle adore composer, concocté, au fil du temps, pour désigner celles qui l'ont suivie dans les bras des quatre partenaires ayant partagé sa vie. Après avoir constaté son identité, elle a porté à sa connaissance les faits pour lesquels sa mise en examen est envisagée et a précisé leur qualification juridique.
– Tentative d'escroquerie en bande organisée…
– Quoi ?!
– Le simple fait d'agir à deux, en vue de commettre l'infraction…
– Mais je n'ai rien commis du tout !
– Mademoiselle ! Laissez-moi parler !… Vous êtes devant moi pour des faits qui vous sont reprochés par le ministère public et que je vous énonce, conformément à la loi, ainsi que ce qui va suivre. Il me restera à instruire, aussi bien à charge qu'à décharge, pour établir la vérité.
– Excusez-moi. Ces sourires !… Ou elle m'a à la bonne, ou c'est une superbe hypocrite.
– Les infractions tombent sous le coup des articles 132-71, 313-1, 313-2 alinéa 5, 313-3 et 313-7 du Code pénal. Je vous signale que, si vous êtes jugée coupable – ça sera dur pour toi, ma cocotte ! –, vous encourez sept ans d'emprisonnement et 750 000 euros d'amende. Eh oui ! En outre, cette peine pourra être assortie de l'interdiction de vos droits civiques, civils et familiaux, de l'interdiction d'exercer une fonction publique ou une activité professionnelle ou sociale dans l'exercice duquel l'infraction a été commise – autrement dit, t'as plus de job ! –, et de l'interdiction d'émettre des chèques. Elle va me faire une syncope, c'est fragile, les blondes ! Ces trois interdictions peuvent atteindre une durée de cinq ans. Et – accroche-toi, y a un bonus ! – vous encourez également l'affichage de la décision du tribunal, à vos frais, dans les journaux prévus à cet effet.
Valérie est allée de stupeur en sidération, elle reste bouche bée, groggy.
Je l'ai sonnée, ma successeuse ! Sonia Dambo jette un coup d'œil à sa greffière qui ne peut retenir un sourire amusé. Elle prend son pied, la panthère.
– J'y suis pour rien, c'est la loi, qu'elle supporte pas, c'est pas moi ! Je vous avise que vous pouvez choisir un avocat ou deman…
– Ça y est, c'est fait… Maître Carole Aubertin.
– Greffière, voyez si Mlle Aubertin est joignable.
Quasiment gémissante, Valérie met à profit l'interruption.
– Je ne cesse depuis le début de répéter que je suis victime d'une machination.
L'œil d'un bel éclat chocolat s'égaie.
– Vous devez bien vous douter que c'est une défense que j'ai maintes fois entendue, mademoiselle Lataste. Peut-être avez-vous à me confier quelque chose de plus matériellement probant.
– Ça va être possible. J'attends des nouvelles de mon avocate… Elle doit prendre contact avec un témoin dont les révélations apporteront un éclairage totalement différent.
– Le nom de ce témoin ?
– Joël Ardinaud.
La juge compulse le dossier ouvert devant elle.
– Je vois que c'est votre, euh… enfin, qu'il a été votre amant, avant ce cher Totor… C'est bien lui ?
Valérie se sent rougir de la tête aux pieds. Elle sait pour Hugo et moi.
– Oui.
L'approbation a été presque imperceptible. Sonia Dambo soupire, à deux doigts du persiflage.
– Je ne doute pas du caractère fondamental de son témoignage… Toutefois, il sera sujet à réserve, étant donné la relation étroite qui vous lie.
Maguy intervient.
– Maître Aubertin plaide au tribunal de police. Elle est prise jusqu'à midi.
Ils vont m'expédier en prison sans que j'aie le moindre défenseur.
Sonia Dambo s'épanouit.
– Pas de chance. Elle balise dur, la mignonne.
– Je devais la voir pour la vingtième heure de garde à vue, c'était à 3 heures du matin…
– On peut vous trouver un avocat désigné d'office pour vous assister pendant cette première comparution.
Valérie est consternée, le regard vide.
– Tout se passe comme si chacun, y compris Hugo qui me laisse tomber, s'arrangeait à bâcler l'affaire et à me faire passer à la trappe, histoire de tourner au plus vite une page ultra-gênante. Est-ce que je peux lui demander ?… Est-ce que je peux être assistée d'un magistrat que je connais ?
– Totor, le roi du réconfort. Non.
Refus sec, net, sans réplique.
Je suis dure… La juge se reprend.
– Je suis navrée, les textes ne prévoient pas cette opportunité.
– Elle sait. Elle veut ma peau. Vous savez de qui il s'agit ?
Les longs cils de Sonia ingénuisent – autre néologisme, fabrication maison.
– Ah non, je ne vois pas… Elle essaie de voir si je mens. Vous tenez à l'impliquer ? Il va adorer.
– Hugo détesterait… Non… Non, non… Mais je ne veux pas d'un avocat commis d'office.
– Parfait. Je ne pourrai donc vous interroger qu'en présence de maître Aubertin. Pour l'heure, vous avez le choix de vous taire ou de faire des déclarations.
– Carole Aubertin m'a dit de me taire chez les flics, est-ce que ça vaut chez le juge ? Si je me tais ici aussi, je ne pourrai jamais m'expliquer… Je le pourrai devant le tribunal. Oh, mon Dieu ! je ne veux pas être traînée devant un tribunal ! Je n'ai rien à y faire ! Sept ans de prison ! C'est dingue ! Je vous supplie de me croire, madame la juge, je n'ai commis aucun des délits qui me sont reprochés. Je voyais Richard Ridouet pour la première fois, mardi soir. Il m'était présenté par un de mes clients qui voulait lui vendre sa blanchisserie industrielle. Il venait emprunter le prix et disait amener des garanties. Je ne l'avais jamais vu avant. J'ai été piégée comme mes patrons l'ont été. Je suis une victime, pas une coupable. Je me lamente pour rien, ça lui passe à des kilomètres au-dessus de la tête.
– Je comprends qu'Hugo ait été séduit. Elle est adorable. Vous en avez terminé ?
– Je crois que cela ne sert pas à grand-chose. Cette chanson-là aussi, vous avez dû l'entendre tant et tant de fois.
– Vos déclarations sont portées au procès-verbal.
Coup d'œil à Maguy Charensol qui acquiesce ; c'est fait.
– Rien d'autre ?
Sonia Dambo gratifie son vis-à-vis accablé d'un sourire radieux. Elle est toute rétrécie, ma malheureuse grande blonde.
– Non.
La négation a été à peine audible.
– Encore une petite giclée de trouillamine officielle… Je porte à votre connaissance que le ministère public requiert votre placement en détention provisoire.
Valérie trouve la ressource d'émettre un faible ricanement. Et voilà, la messe est dite. Hugo est sacrément influent auprès de ses amis ! Si Laurent Dubreuil a été assassiné, ils sont capables de me coller sa mort sur le dos, et le témoignage de Joël, s'il veut bien le confirmer, comptera pour du beurre, puisqu'on a vécu ensemble. C'est du Kafka !


Par deux coups de téléphone, le premier à l'hôtel de police, le second au dépôt du Palais, Hugo vient d'apprendre que Valérie est en ce moment même chez la juge Dambo. Merde ! pas de bol que Sonia figure au tableau de roulement, précisément aujourd'hui ! Elle va me piétiner Valérie !… Bien qu'avec ses idées, la syndicaliste pourrait l'emporter sur la maîtresse larguée… Qu'est-ce que je peux y faire ? Si j'essaie, en quoi que ce soit, de l'influencer, elle m'allume… Et Valou en subira les conséquences… Non, je crois que le mieux est de ne pas bouger… D'accord, ça n'a pas l'air très courageux mais… c'est sûrement le plus réaliste… le plus sage, même… Donc ce qui nuira le moins à Valérie… Je fais le mort.