ÉPILOGUE
Quand, le mercredi soir, par la rumeur de l'hôtel
de police, le jeune lieutenant Nguyên Tan Phat a appris que le
procureur de la République venait de « baisser son froc »
– c'est ainsi que l'info circulait dans le paquebot de béton blanc
–, il s'est demandé s'il aurait encore longtemps les nerfs pour
exercer ce job.
Le don de retourner quelques cartes de l'avenir
lui permettrait peut-être d'obtenir la réponse.
En mai, Robert Puymireau parti, Estelle Gaborit
prendra sa place.
C'est une coupeuse de têtes. Elle viendra pour
dégraisser les effectifs et organiser la cession de la BGD votée
par le conseil d'administration où Bérenger Geoffroy-Dornan
représentera sa grand-tante, Émilienne de Saint-Astier, placée sous
tutelle. Selon la famille, la vénérable dame a commencé à présenter
des signes de confusion mentale lors du scandale que suscitait à
ses yeux l'escroquerie tentée par cette Valérie Lataste qu'elle
abominait.
En juin, les électeurs priveront Jacques Collin de
sa députation européenne et de l'immunité corrélative. Nonobstant,
étrangement, les juges le laisseront passer des vacances
tranquilles sous le soleil marocain.
En août, le Crédit régional du Sud-Ouest achètera
la BGD.
On se souvient que le pseudo Richard Ridouet était
porteur de faux bons de caisse, parfaitement imités, de ce même
établissement. Michel Rey, licencié lors de la fusion des
directions, ne pourra s'empêcher de voir là davantage qu'une simple
coïncidence.
Septembre. Avec un siège de sénateur, Jacques
Collin recouvrera une solide immunité.
Siméon Bensoussan fera l'objet d'une
« promotion » à la police des taxis parisiens où il
finira sa carrière en qualité de divisionnaire. Un avancement-mise
au placard qui aigrira le restant de ses jours.
Octobre. L'inspection générale des services de la
police et celle de la justice, chargées d'enquêter sur les carences
ayant conduit au meurtre de Valérie Lataste par Macha Buchbinder,
introuvable – tout comme Ridouet –, déposeront des conclusions ne
relevant pas de dysfonctionnements particuliers.
Novembre. Le procureur adjoint Gautier Bideault
sera nommé procureur de la République à Toulouse.
Patrick Lataste mourra d'un arrêt du cœur le jeudi
2 décembre 2004, le jour où, dans le procès en appel des
« emplois fictifs du RPR », Alain Juppé verra ses
dix-huit mois de prison avec sursis ramenés à quatorze, et ses dix
années d'inéligibilité réduites à une. Un an
de vacances. Il va pouvoir écrire un bouquin. Valérie, elle, était
innocente ! Et elle a été condamnée à mort !
Son livre sur la traite négrière bordelaise
restera inachevé.
Dans Sud-Ouest, une
brève nécrologie soulignera qu'il « n'avait plus écrit une
ligne depuis un maudit 14 mars. Un dimanche qui n'en était pas
un ».
C'est vrai. Après, les dimanches n'ont plus jamais
été des dimanches. Il aimait tant Valérie.
Ce futur, Nguyên Tan Phat l'ignore. Alors, il se
convainc vite qu'il est essentiel de ne pas se laisser abattre.
Je dois faire mon boulot le mieux possible
pour que les choses changent… Y a du pain sur la planche… Faut y
croire.
Hugo Fargeat-Touret, lui, n'y croit plus. Il ne
parvient pas à trouver un équilibre. La victoire de Moran l'a
ravagé. Cette nuit-là, il ne ferme pas l'œil, malgré le Témesta,
malgré le Chivas Century. Si je rencontrais
l'ado que j'étais et si je discutais justice un quart d'heure avec
lui, il me traiterait de tous les noms… Pourquoi est-ce que j'ai
accepté d'avaler autant de couleuvres ? Pourquoi suis-je aussi
lâche ?… Pourquoi jouons-nous tous profil bas en serrant les
fesses, après des saloperies pareilles ? Est-ce que nous avons
choisi ce métier pour le faire aussi mal, en rampant devant les
puissants, et en cognant à coups redoublés sur la tronche des
déglingués par la misère ?… Qu'est-ce que tu es devenu,
putain ?!… Qu'est-ce que tu es devenu ?
Au matin, quand Daniel Fuentès le voit entrer dans
son cabinet, s'écrouler dans le fauteuil de simili-cuir noir et lui
débiter ces questions qui le hantent, il les reconnaît, elles sont
les siennes. Il prolonge néanmoins le jeu de masques.
– Vous êtes ivre, Hugo.
– Oui, je suis ivre… Si je ne l'étais pas, je
ne pourrais pas vous dire ce que je viens de vous dire. Ça ne
sortirait pas. Vous teniez l'assassin de Valérie…
– Ah ! je vous en prie, ne me parlez
plus de cette folle !
– Pourquoi l'avez-vous laissé filer avec
votre bénédiction ?
– Rentrez chez vous. Gavez-vous de cafés
serrés, et j'oublierai cet incident.
– Moi j'arrive pas à oublier…
– Faites un effort.
– J'en fais depuis trop longtemps… J'ai beau
me donner toutes les bonnes raisons du monde d'avoir lâché Valou
lorsqu'elle avait le plus besoin de moi, ça passe pas.
– Vous avez fait ce que vous aviez à faire.
Moi aussi… Je n'ai pas terminé ma journée. Excusez-moi.
Il se lève et s'approche de son visiteur. Alors
qu'il lui pose la main sur l'épaule pour le remorquer vers la
sortie, l'importun se rebiffe, lui saisit le poignet et le tord. Il
pousse un cri de douleur.
– Vous êtes malade !
Lâchez-moi !
Fargeat-Touret doit bien peser trente kilos de
plus que Fuentès cassé en deux par la souffrance. Il se lève, le
domine et, d'un revers de l'avant-bras, l'assied rudement sur le
siège qu'il vient de quitter. Son tibia lui écrasant les cuisses,
il maintient la torsion du poignet droit ramené derrière la nuque
et lui bloque la main gauche contre l'accoudoir.
– Qu'est-ce qu'il t'a promis, le beau
Moran ? La fortune ? La gloire ? Une
turlutte ?
– Il sait !
Vous déraisonnez, vous… vous empestez l'alcool. Si… si… si vous ne
sortez pas immédiatement, j'appelle.
– Ah ! mais fais-le ! Fais-le,
putain ! gueule ! Ça va
foutre une telle merde que le garde des Sceaux ne pourra pas faire
autrement que de demander un audit à l'IGSJ1 ! Et je pourrai enfin me soulager
de toute la pourriture qui s'accumule en moi ! Gueule !
Allez, gueule !
Pas de vagues !
Fuentès baisse les yeux.
Pauvre Daniel, t'es aussi
désemparé que moi… Hugo abandonne sa prise, en rejetant le
bras tordu avec tant de violence que le procureur le reçoit en
plein visage.
Un piètre sourire ourle les lèvres bien dessinées
de l'agresseur.
– On attend de moi et on a obtenu de moi trop
de décisions qui n'ont plus rien à voir avec ce que je voulais
être. On voulait que je n'entende pas et je n'ai pas entendu ;
on voulait que je ferme les yeux et je les ai fermés. Mais je me
cogne partout ! Ce n'est pas dans ce monde-là que je voulais
vivre !… Et j'ai plié l'échine, je m'en suis cassé les reins.
J'ai accepté, j'ai fermé mon claque-merde, j'ai léché les culs
qu'on voulait me voir lécher ! J'ai fait comme si tout était
normal, comme si j'étais en paix avec ma conscience… Mais je ne le
suis pas. Oh ! non, je ne le suis pas… Elle m'empêche de
dormir, la saleté… Je n'approuve rien de ce que je suis
devenu.
– J'en suis au même
point que toi, mon pauvre vieux… Un moment de déprime, Hugo…
Ça nous arrive à tous…
Un moment de
déprime ! Le substitut s'assied à demi au bord du
bureau de frêne noir en gardant sur le procureur un œil
larmoyant.
– Que sommes-nous devenus, Daniel ?… À
quels diables avons-nous vendu nos âmes ?
Les mots sont à peine sortis, tant sa gorge est
nouée.
Fuentès grimace.
– Si je le savais… Je demanderais au mien de
climatiser mon enfer… Vous devez vous reposer. Je vais prier
Mlle Biraben de vous reconduire chez vous.
– C'est ça, priez, priez.
Hugo a un petit rire aigre qui sonne faux.
Le jogging trempé de sueur, Jean-Denis Moran se
sent bien dans sa peau. Même en courant, il ne perd pas son
sourire. Il respire le bonheur. À petite allure, il regagne la
somptueuse villa du Pyla-sur-Mer que lui ont prêtée ses
indéfectibles amis Capdedieu, pour le soustraire à la pression
médiatique. La vague mourante pourlèche voluptueusement ses pieds
nus qui foulent le sable humide depuis près de 5 000 mètres.
Deux désagréments viennent gâcher son retour.
Le baladeur, dont le casque ne l'a pas quitté – au
cas où Radio Bleu Gironde parlerait de ce que, aux Capdedieu, il a
dit être « l'épisode cocasse d'une vie d'homme d'affaires
contemporain » –, lui apprend que « les chômeurs
recalculés de Marseille » viennent de gagner la première
instance de leur procès contre l'Unedic. Les
feignants vont pouvoir arroser ça au pastis ! Foutu
pays !
Qui c'est ce type ? Oh,
non, pas de journaliste ! Qui lui a dit que je me planquais
ici ?… Cervier m'a pas fait ça ! Vrai que lui, pour du
pognon… Il est pire que moi !
– Bonjour.
Le beau Jean-Denis en sueur s'immobilise.
– Bonjour, euh… À qui ai-je l'honneur ?
Je le connais…
– J'étais invité à l'apéritif d'inauguration
de votre superbe immeuble de la rue Turenne.
– Ah oouuui… Qui
c'est ?
– Hugo Fargeat-Touret, substitut du procureur
de la République de Bordeaux.
– Il vient
m'arrêter !!! Qu'est-ce qui se passe ? Un
problème ?
– J'avais demandé la main de Valérie
Lataste…
– Ah… Je l'avais oublié,
ce connard ! Je suis navré.
Il se tait. Oh,
non ! Le connard a pointé un pistolet qui s'élève vers
ses yeux ; il ne verra jamais autre chose, une balle de
9 mm lui éclate le crâne.
Tandis que le beau Jean-Denis ensanglanté,
défiguré par la terreur, s'écroule sur le sable, Hugo retourne le
sig sauer Spécial Police 2022 et se
loge une balle dans le cœur. Valou.
1 Inspection générale des services
judiciaires.