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Le lendemain samedi, il pleut encore, aussi l'affable Louise-Marie Collin a-t-elle été surprise de voir son mari s'armer d'un parapluie et entraîner Thierry Vérane dans la grande allée du château, alors qu'elle venait de l'installer sur l'un des canapés du salon Empire et proposait un digestif que le visiteur avait accepté volontiers.
Ils ont marché en silence – l'un abrité, l'autre arrosé – et quand l'ancien ministre d'État s'est jugé suffisamment éloigné pour ne pas être entendu, il a fait tonitruer sa voix d'airain.
– Éradique-moi cette connasse et démerde-toi pour me faire muter ce bourrin de substitut à Pétaouchnock ! Si c'est pas cette pute qui saute, c'est toi qui sautera, c'est clair ?!
– Très clair. C'est toi que je devrais descendre !
Les deux hommes se sont immobilisés face à face, les crocs noirs de la barbe de Vautrin dressés au-dessus des yeux étroits de Vérane fasciné comme un rat devant un crotale.
– Avec le peintre et l'alcoolo, t'as su te tirer d'affaire, tu vas pas me laisser une pisseuse te tenir tête ! Efface-la-moi. Je ne veux plus entendre parler d'elle… Il y va de ton avenir… Me dis pas qu'il va falloir que je te menace de faire apparaître, comme par miracle, les pièces évaporées de chez tes templiers solaires suicidés au lance-flammes, pour te redonner du cœur à l'ouvrage !
Il a énoncé cela avec ironie et méchanceté. Le policier a la bouche desséchée, il a peine à murmurer.
– Je n'oublie pas que vous m'avez épargné gros…
– Je t'ai épargné vingt ans de cabane, mon vieux ! Vingt ans !
– Je vous ai toujours su gré de me les avoir évités et…
– Et de t'avoir hissé où tu es !
– Pour mieux te servir de moi ! Je n'ai garde de l'oublier, monsieur.
– Ne me le fais pas regretter ! J'ai un coup de fil à donner pour que tu passes à la trappe. Un seul !… Remue ton cul !
En constatant, à travers la haute baie de son petit bureau personnel, que Vérane revient seul jusqu'à sa BMW pour s'éclipser sans lui avoir dit au revoir, les doux yeux jadis bleus, aujourd'hui délavés, de Louise-Marie s'étonnent. Qu'est-il allé raconter à ce pauvre Thierry ? Il a l'air découragé. Et il est trempé. Qu'est-ce qu'ils trament ?… Jacques n'en aura jamais assez… Il me fait peur.


Pour lui changer les idées, Hugo a accompagné Valérie à la boutique Caroll du centre commercial Les Rives d'Arcins.
Elle essaie un bel ensemble veste et pantalon, bordeaux à fines rayures vieux rose, qui lui sied à merveille.
Un portable sonne. Valérie consulte Hugo du regard.
– Non, ce n'est pas ma sonnerie.
– Oh ! c'est le mien ! Je ne l'ai entendue qu'en l'achetant.
Elle fouille son fourre-tout resté au pied de la cabine d'essayage. Qui ça peut être ? Personne n'a mon numéro. La voix est celle d'une femme plutôt jeune, au débit rapide.
– Mademoiselle Lataste ?
– Oui.
– Je ne peux pas vous dire mon nom. Je travaille au palais de justice. Quittez la France, sans ça vous allez finir vos jours en prison. La juge Sonia Dambo est la maîtresse du substitut Fargeat-Touret. Elle va vous coller toutes les morts de l'affaire sur le dos.
– Mais…
– Quittez le pays tant qu'il est temps. Sinon vous ne serez plus jamais libre.
Devant la mine égarée de Valérie, Hugo s'inquiète.
– Qu'est-ce qui se passe ?
Elle le dévisage, comme si elle le découvrait. La juge, sa maîtresse.
– Une femme me dit que…
Perturbée, elle lui tend le module. Il le porte à l'oreille, écoute…
– Allô !
Il insiste… en vain.
– Je suis désolé… Il n'y a personne.
Il me croit pas. Sa maîtresse ! Ou alors, ils sont tous complices. Elle lui arrache l'appareil… L'ausculte… Rien. Ni bip-bip ni tonalité.
– Elle écoute, je…
La malheureuse s'évertue à sonder le silence.
– … je l'entends respirer.
Hugo renouvelle sa tentative… avec beaucoup de bonne volonté… sans succès.
– Non, je t'assure, je…
Valérie confisque l'appareil et s'isole dans la cabine trop exiguë pour deux. Resté à l'extérieur, Hugo glisse une tête navrée entre le rideau et la paroi. Elle fulmine.
– Tu ne me crois pas, c'est ça ?
Elle déboutonne la veste avec fureur.
– Mais, Valou, je…
– Je suis folle ? Ou alors, peut-être que je triche ?…
– Nooon…
– … que je me fais appeler par une copine ?! Au fait, comment elle a eu ce numéro ? Elle travaille au Palais…
– Elle t'a dit ça ?
– Il n'y a qu'à toi que je l'ai donné !
– Écoute, tu ne vas pas croire que ?…
Le pantalon suit.
– Pourquoi pas ? Quand on entend des voix, on déraisonne…
– Je n'ai jamais dit que tu entendais des voix !
Elle remet ses propres vêtements.
– Ce n'est pas mère Teresa que je suis, c'est Jeanne d'Arc !
– Calme-toi. Je ne dis rien de semblable. Je dis seulement que, moi, je n'ai rien entendu. Je ne peux pas prétendre autre chose. Qu'est-ce que t'a dit cette femme ?
Elle tire le rideau et jaillit de la cabine.
– Que Sonia Dambo est ta maîtresse et que j'ai intérêt à m'exiler, si je veux échapper à la taule !
– C'est n'importe quoi ! J'aurais dû lui dire hier. Ce n'est pas le lieu pour parler de ça.
Une cliente élégante, furetant dans une penderie, a tourné vers le couple un regard mi-étonné, mi-amusé.
Valérie empoigne son sac, laisse en plan ses projets d'achat et détale vers la sortie.
– On y va, là où on peut parler de ça !


Ils en ont parlé. Le restant de l'après-midi. Et une bonne partie de la soirée. Hugo a couché à Beau Site. Il ne voulait pas abandonner Valérie en tel état de tension. Il l'a priée d'excuser son silence. Quand ils s'étaient rencontrés au mariage d'Inès, cousine de Valérie, et d'Hervé Rampelberg, greffier en chef du tribunal de grande instance, Hugo avait quitté Sonia depuis près d'un an. Ils n'avaient passé ensemble que trois mois d'une passion vécue dans les deux sens du mot : exaltation et souffrance. Les tourments l'avaient vite emporté sur la volupté ; ils s'étaient séparés d'un commun accord. Sans regrets, en ce qui le concernait. Au début de ses sorties avec Valérie, il n'avait pas cru habile d'évoquer cette relation tumultueuse, il s'était donc imposé, sans y prendre garde, un secret qui, le temps passant, était devenu, lui semblait-il, compliqué à divulguer.
– Pourquoi ? Parce qu'elle est noire ?
– Quoi ? Non ! N'importe quoi ! Pas du tout. Je craignais d'apparaître comme celui qui avait triché, alors qu'initialement, il s'agissait, pour moi, plus d'une absence d'envie d'en parler que d'une volonté de cacher. Par la suite, j'ai cru inutile de prendre le risque de provoquer une espèce de jalousie rétrospective.
– C'est réussi ! Je devrais lui dire, pour mes plaintes.
– Je te demande pardon.
Elle sourit. Ce n'est pas le moment le mieux choisi. Il l'embrasse. Elle demeure perplexe. Comment celle qui m'a appelée a eu mon numéro ? Pourquoi Hugo l'aurait-il communiqué ? Je ne peux pas mettre cette question-là sur le tapis. S'il n'y est pour rien, il va être extrêmement contrarié que j'aie l'air de l'accuser… Je parle comme si j'étais convaincue qu'il y est pour quelque chose… Si c'était le cas, quelle horreur ! Il serait dans le camp d'en face !… Je débloque !
Il l'écarte et scrute ses yeux.
– À quoi tu penses ?
– Heu… Je me demande de quel pouvoir de dissuasion tu as usé pour obtenir de Sonia Dambo qu'elle me relâche, si elle veut m'envoyer en prison jusqu'à la fin de mes jours.
– Mais pas du tout !
– Tu ne lui as pas parlé de moi ?
– Si j'avoue, elle va me détester ! Si, euh… Je m'enfonce.
– Puisque tu l'as convaincue une fois, tu sauras la convaincre deux.
Il émet un petit rire.
– Ne crois pas que la justice se traite comme une relation d'affaires…
– C'est une relation d'amour ?
– À vrai dire, ça ressemble plutôt à un règlement de comptes de dominant à dominé. Je ne sais pas qui, au Palais, peut s'amuser à te faire peur – quelqu'un qui doit m'en vouloir personnellement, je suppose –, mais je te garantis que Sonia n'est pas la fille à s'en prendre à toi pour se venger de moi. Je sais d'ailleurs qu'elle m'a remplacé. Il est prof… de sciences politiques ou de droit public, je ne sais plus. Elle est très… engagée… militante, remuante… J'avoue que j'avais du mal à la suivre. Tu n'as rien à craindre, elle sera d'une impartialité totale. Toi qui aimes la vérité et l'inté-grité, avec elle, tu ne pouvais pas tomber mieux. J'aimerais en être aussi convaincu que je le dis.


La même nuit, à 1 h 48, les pompiers d'Andernos sont appelés pour un incendie de forêt dans le parc régional. Le facteur déclenchant est une voiture qui a percuté un pin après avoir quitté la route reliant le petit aérodrome de la station balnéaire au hameau de Lubec – une étroite ligne droite de plus de dix kilomètres.
Les volontaires sont sur site à 2 h 11. Aidés de leurs collègues de la communauté urbaine de Bordeaux arrivés en renfort, ils viennent à bout du feu vers 4 heures.
Ils déplorent de n'avoir pu sauver les trois occupants du véhicule en cause, qui ont péri carbonisés.


Le lendemain dimanche, ce 21 décembre 2003 est à marquer d'une pierre blanche. Bordeaux grouille d'une foule réjouie venue inaugurer, sous la pluie, la ligne A du tramway doté d'un système d'alimentation électrique par le sol unique au monde, mis au point par Innorail, filiale d'Alstom. Ce parcours initial reliant les rives gauche et droite du fleuve, le président Chirac, invité d'honneur, a chanté, dans un discours convenu, la Garonne « qui a tant apporté aux Bordelais ». Alain Juppé, son si fidèle lieutenant, maire de la ville, inquiet des inattendues dispositions raffariniennes supprimant la subvention par l'État des grands chantiers de transports urbains, a plaidé pour la suite du programme.
– Le projet a été adopté. Il reste à boucler le plan de financement. On compte sur vous et sur le gouvernement pour ne pas nous abandonner au milieu du gué.
Jacques Chirac, auquel on n'avait pas écrit de réplique, est resté coi. Un bain de foule dont il est friand lui a changé les idées.
Le premier à caler « au milieu du gué » a été le tramway lui-même. Et il l'a fait avec une agaçante obstination dès potron-minet. Malgré jazz, samba, rock latino, danseurs, danseuses, fanfare des pompiers, bandas et feux d'artifice, les pannes se sont succédé jusqu'à la nuit, gâtant un peu la fête.


Ces débuts difficiles sont commentés, le soir, sur TV7. Ils alarment. L'APS1 est-elle fiable ? Cela est souhaitable. À défaut, pour revenir à la traditionnelle – et inesthétique – alimentation par caténaires, la rallonge budgétaire sera colossale.
Juste au détour d'une phrase, l'interviewé surexcité d'un micro-trottoir transmis en direct évoque l'incendie de voiture du parc régional.
– Encore un retour de discothèque tragique ! Je connais cette route, elle est hypersoporifique ! T'as intérêt à avoir les idées claires pour y rouler à deux plombes du mat' !… C'est moche !… La vie continue !
Ce sera là l'unique oraison funèbre médiatisée d'Anita, Noémie et Nicolas Dubreuil, dont les corps ne seront identifiés que le lendemain.
1 Alimentation par le sol.