22
Le soir venu, on tient une assemblée réduite à l'EldoGaronne. Mamie Tornada, qui a sorti les prunes à l'eau-de-vie, a réuni ceux qu'elle considère être les piliers de l'action revendicatrice – Édith Rabastens, l'antiquaire ; Suzy et Pierre Vincenot, les maroquiniers ; Benoît Mandonnier, le boucher du marché de gros – pour leur faire part de la suggestion de Valérie.
– La pôvrine, je crois qu'elle perd le caberlon. Elle voudrait qu'on affiche : « Jacques Collin, secourez votre ami Moran, rendez-nous la caisse noire. »
Suzy s'insurge.
– Dès le départ, on a dit qu'on ne politisait pas !
Mandonnier souscrit à la déclaration.
– J'ai des amis qui connaissent Collin. Paraît que c'est un brave type et que ce qu'on raconte sur lui, c'est de la pure calomnie.
Édith envoie valser son écharpe de soie rose autour de son cou qui, quand il est nu, trahit le lifting de la partie supérieure.
– Ce qu'est ou n'est pas Collin, je m'en balance ! Ce qu'on veut, c'est que Moran répare et achève. Je n'ai aucune envie de l'envoyer en taule et que la résidence reste en plan. Ce serait, en cas de revente ultérieure, une moins-value préjudiciable.
Tous l'approuvent. Ce qui l'encourage à persister.
– Quand on l'a vu, Moran avait promis de faire passer les nouveaux peintre, électricien et chauffagiste chez Merluret, Rio et Favreau, c'est fait…
Pierre Vincenot a l'indignation railleuse.
– Ils sont chouchoutés parce que eux n'ont pas eu les moyens de payer un dessous-de-table !
Mandonnier se croit obligé de grommeler une explication de texte :
– Et que si Moran doit reprendre leur appart' à prix coûtant, comme il nous a proposé…
Édith agite la tête en devançant sa conclusion :
– … il devra payer le prix fort figurant dans leur acte. Alors que nous, avec nos dissimulations de 20 ou 30 %, il nous tondra la laine sur le dos, en rachetant au rabais… Vous me croyez idiote au point de ne pas m'en souvenir ?
– Pas du tout ! Mais avouez que c'est un comble, non ! On l'aide à en mettre à gauche, et il nous traite moins bien que ceux qui ont tout déclaré !
– Je suis d'accord ! Néanmoins, il avait dit qu'il ferait les travaux pour ces gens, il les a faits… Ça signifie que Moran peut tenir parole.
Mamie Tornada éclate de rire.
– Eh bé, brancaille ! Si Moran a une parole, moi, je suis la reine de Saba ! Tu rêves !
– Marie-Claire, soyons réalistes. Ton avocat t'a dit que nos calicots aux balcons ne constituaient pas une pression propre à faire avancer nos affaires et que, tout au plus, ils pouvaient nous attirer des poursuites judiciaires, si nous n'obtempérions pas à l'injonction reçue de la mairie de les enlever. Moran a dit que si nous les ôtions, il réparait et achevait. Donnons-lui une chance.
Suzy Vincenot secoue sèchement son petit crâne, en éperonnant une prune.
– Dans le fond, c'est vrai ! Pourquoi ne pas essayer ? Édith a raison, accordons-lui un joker.
– Ah ! comme joker, il en a tout à fait la tronche !
Le boucher prend du recul par rapport à la table.
– Y a que les imbéciles qui changent pas d'avis, hein… Moi, je serais pour.
Les yeux se sont braqués sur Mamie Tornada. Nul n'ignore que la décision viendra d'elle. Et elle le sait.
Alors, elle prend plaisir à les laisser languir.
– Des couilles molles !… Je vais réfléchir. Je vous dirai ce que j'en pense demain.


Louis Dubreuil a tenté d'allumer la télévision mais Reine la lui a fait éteindre aussitôt, prétextant une migraine résistant à tout médicament. Au dîner, elle n'a rien pris. Elle a cependant consenti à boire le tilleul au miel qu'il lui avait préparé. Puis elle est allée s'allonger sur le canapé de vachette à la blancheur finissante de la véranda plein sud où l'on étouffe l'été, mais qu'elle trouve si agréable avec sa végétation surabondante en hiver. Retiré dans la cuisine, Louis a respecté son silence en mangeant sans bruit, à même la boîte, un demi-fromage d'Époisses arrosé d'un fond de château-meyre 1996.
Il entame sa deuxième tranche prédécoupée de pain complet quand renaît l'oraison maintes fois remodelée durant l'après-midi. Elle lui tourne les sangs.
– On n'a pas l'envergure… L'homme est trop dérisoire… Je me demande souvent ce que pourra être le jour du jugement dernier… Si chaque homme, chaque femme, chaque enfant… Est-ce qu'il jugera les enfants ?… Je n'ai jamais entendu parler de ça…
Louis a quitté la table. Il s'est rapproché de sa femme. Les yeux fermés, les mains croisées sur la poitrine, étendue de tout son long sur les trois coussins de cuir, un peu comprimée dans le tailleur défraîchi de grosse laine anthracite qu'elle n'a pas quitté depuis le funeste matin, elle fait penser au gisant de quelque guerrière médiévale en cotte de mailles.
– Si Jésus doit juger les vivants et les morts, comme je le récite depuis l'enfance dans le Credo, et s'il accorde à chacun un procès équitable… Ne serait-ce qu'un trimestre… Le procès d'une vie entière, ça demande bien ça, non ?… Y aura des milliards de gens à juger… Je ne sais pas, moi, vingt milliards, peut-être plus… Ça prendra au moins cinq milliards d'années de procédure pour juger tout le monde… C'est impensable.
C'est vrai qu'il faudra pas être pressé. Louis a envie de rire.
– Ne te tracasse pas pour ça, Reine.
Il s'assied dans le fauteuil voisin. Elle ouvre les yeux, sans le voir.
– Si le mal n'avait pas été créé, il n'y aurait pas besoin de jugement… Dieu est le créateur de toutes choses… Quelle erreur Il a faite, en créant le mal. Quelle erreur, mon Dieu !… C'est Lui qui devrait être jugé… Pourquoi Il m'a pris mon Lolo ? Et les petits… Mon Dieu, pourquoi ?… Il nous laisse notre libre arbitre pour que les hommes réalisent le monde à leur mesure et qu'ils vérifient le gâchis que c'est quand ils agissent à leur guise… Quel gâchis… Mais quel gâchis… On n'est pas de taille, pour être abandonnés à nous-mêmes… En fait, c'est ça son dessein profond… Il veut que le constat de cette catastrophe amène les hommes à choisir, en connaissance de cause et en pleine liberté, sa raison, pour vivre sa paix… La seule. L'unique… La vraie paix, celle du créateur de l'univers, le maître des harmonies… Mais on est incapable de faire ce choix… On n'est pas de taille… En nous créant, Il a admis l'idée que nous ne soyons pas de taille…
– Certainement, Reine. Quelle salade !
– Ou alors, peut-être que nous le sommes et que nous l'ignorons.
– Possible. Si les choses sont aussi compliquées, comment le péquin lambda pourrait s'y retrouver ?… Laurent et Anita devaient avoir une assurance pour le crédit de leur maison. Il va être soldé par leur mort… Quelle ironie ! La vente permettra de rembourser ce que Laurent doit pour son découvert d'entreprise. On va sauver Andernos, finalement.
Un bien involontaire soupir d'aise lui échappe.
Reine a continué à parler, affirmant que pour changer la face du monde, Dieu veut que nous témoignions de son dessein profond afin de rallier toutes les brebis à sa cause. « Son dessein profond », par trois fois elle est revenue sur la formule qui lui apparaissait comme une révélation. Toutefois, il demeurait une interrogation cruciale : comment y parvenir pour les déjà défunts ? Louis ne l'a pas entendue.
– À quoi tu penses ?
Il sursaute. Ce brusque retour à sa banale personne le laisse un instant désorienté, presque anxieux. Pris de court, il résume le fil de ses réflexions pécuniaires et patrimoniales.
Reine s'assied, avec une vivacité inattendue, les traits turgescents.
– Je te déteste de penser à ça ! Tu devrais avoir honte !
– Idiot ! Pourquoi t'es allé lui dire ça ? Crétin ! Je… je suis désolé, Nanou. N'empêche que c'est vrai ! On va garder Andernos !


Elles sont deux dans la cellule de neuf mètres carrés. Elles vont devoir chaque jour y passer vingt-deux heures sur vingt-quatre.
Dès son entrée, agressée par l'abondante fumée de cigarette, Valérie a cru comprendre que si en garde à vue c'était la Porte de l'Enfer de Rodin, ici c'était L'Enfer de Dante. Une illustration de Gustave Doré lui est revenue en mémoire. Égaré dans une sombre forêt, n'ayant plus devant lui qu'un sous-bois inextricable enténébré de la plus profonde nuit, le poète, se retournant le cœur serré d'angoisse vers le graveur qui immortalise ses traits, hésite à emprunter « lo passo che non lasciò già mai persona viva1 ».
En deux heures et demie – sa montre est le seul bijou qu'elle ait eu le droit de conserver –, elle a constaté que : le franchissement en fourgon cellulaire de la haute porte métallique bleue coulissante à feu orange clignotant qui ouvre sur l'autre monde, celui de la maison d'arrêt ; le passage au greffe ; le choc de découvrir des locaux en voie de délabrement à la propreté douteuse ; le fait de devoir se mettre nue ; la fouille de chacun de ses vêtements, celle de son anus, de son vagin ; l'attribution d'un numéro d'écrou qui la désignera tout au long de son séjour ; la confiscation de ses objets personnels, de ses papiers d'identité, de son chéquier, de ses cartes bancaires, de son argent – un compte lui a été ouvert pour cantiner ; la remise d'un paquetage succinct de vêtements restitués et d'articles de toilette sommaires ; l'incarcération au quartier des entrants ; l'entrevue vite expédiée avec un responsable qui lui a remis le Guide du détenu arrivant ; la douche obligatoire ; le transfert en cellule, chacun de ces pas a été vécu comme une marche vers le bas la dépouillant de sa condition humaine.
Durant son chemin de croix, elle s'est sentie rabaissée, humiliée ; elle se sent avilie, la tête envahie de nuages noirs. Dans ce ghetto, la présomption d'innocence est déniée, elle devient ouvertement une présomption de culpabilité ! Pas étonnant que tu déprimes ! Je me rappelle que dans le rapport du Sénat, qui, si je ne me trompe, n'a été suivi d'aucun effet, comme la plupart des travaux de cette maison de retraite, ils disaient que 40 % des suicides ont lieu dans les trois premiers mois de l'incarcération, dont plus de la moitié les quinze premiers jours ! Et question suicides, Gradignan tient la corde ! L'idée lui tord les lèvres. Je devrais pas employer ce mot ! Je dis n'importe quoi ! Elle se souvient d'une conversation avec Hugo qui reprochait à la prison de Gradignan de compter près de huit cents occupants pour moins de cinq cents places, reflétant en cela l'état des lieux français : cinquante neuf mille pour quarante-huit mille. Il parlait aussi des dégâts de la surpénalisation, qui avait accru le nombre des arrestations de « présumés innocents » venant encombrer les maisons d'arrêt. Ici, le quartier masculin est si surpeuplé qu'on y a vu des détenus coucher par terre sur des matelas ou vivre, vingt et une heures par jour, à trois dans six mètres carrés. Une surpopulation pénale dont, en juin 2000, la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, présidée par Louis Mermaz, a estimé qu'elle était « à l'origine d'un traitement infligé aux détenus qui peut être considéré, à juste titre, comme inhumain et dégradant ».
Depuis son entrée, la cervelle bouillonnant d'un maelström, Valérie est restée sans bouger, face au mur, recroquevillée sur la couchette du bas.
Sa compagne – une solide quadra, blonde queue-de-vache, aux joues rouges rebondies – a protesté dès son arrivée. Seule depuis le vendredi soir, elle s'est rebellée contre cette intrusion dans ce qu'elle aurait voulu être désormais sa « chambre perso pour tirer les seize jours qui me restent à m'encarasser ! ». Est-ce que la prison aura amélioré cette femme ? Je jurerais du contraire. Valérie a été fascinée par sa violence verbale agressant la « porte-clés » tutoyée qui répliquait avec placidité en vouvoyant.
– Calmez-vous…
– Ah ! me dis pas ça, y a rien qui me foute plus les boules !
– Ça n'avance à rien… Vous ne faites l'objet ni d'une interdiction de communiquer ni d'une mise à l'isolement. Informée du manque de places disponibles, la prévenue a eu la gentillesse d'accepter de partager votre cellule.
– Évidemment qu'elle est d'accord ! Si elle avait refusé, tu l'aurais envoyée faire sa provisoire à Trifouillis-les-Oies !
Représailles en forme de point final, la révoltée a monté le son du téléviseur où une voix piaillarde clamait son bonheur d'avoir vu « samedi soir, devant plus de 10 millions de téléspectateurs – 48,2 % de part d'audience pour TF1 –, Élodie Frégé, vingt et un ans et toutes ses dents, se faire élire gagnante de la Star Ac' avec 51,1 % des voix, après deux heures d'un live qui nous a tous troués » !
– Qu'est-ce ça lui a troué à c'te grougnasse ? Il chantait dix fois mieux Michal. Tous des enculés ! C'est truqué, leur truc !
Valérie, qui n'a pas dit un mot depuis le « bonjour » de son arrivée resté sans réponse, a surnommée mentalement la râleuse Usucapion. En droit français, l'usucapion est cette disposition singulière qui permet à un individu d'acquérir la pleine propriété d'un bien, sans avoir à en acquitter le prix, simplement en se comportant pendant trente ans comme s'il en était l'authentique propriétaire. La notoriété de possession supposée vaut alors titre.
Valérie a délaissé le dîner – un potage ultra-clair, une omelette froide, un yaourt. Usucapion a englouti les deux portions, sans rien demander à qui que ce soit.
Bien après 23 heures, Soir 3 diffuse les images du Queen Mary 2 quittant, ce jour, le port de Saint-Nazaire, sous le commandement de Ronald Warwick, un pacha au physique de loup de mer, épaisse barbe blanche impeccablement arrondie, cuir tanné sur tous les océans du globe. Ce bateau est sûrement une prouesse du savoir-faire français, mais c'est aussi un bras d'honneur des attributaires de fonds de pensions américains aux actifs qui galèrent pour gagner leur croûte. Ceux et celles qui ont sué sang et eau à le construire n'y mettront jamais les pieds comme passagers.
– C'est de la provoc en barre, c'te merde !
Usucapion zappe. Pubs. Le son vrille les tympans.
– Ça ne vous dérangerait pas de baisser un petit peu ?
– Fais pas chier !
1 « Le passage d'où jamais personne n'est revenu vivant. »