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Le soir venu, on tient une assemblée réduite à
l'EldoGaronne. Mamie Tornada, qui a sorti les prunes à
l'eau-de-vie, a réuni ceux qu'elle considère être les piliers de
l'action revendicatrice – Édith Rabastens, l'antiquaire ; Suzy
et Pierre Vincenot, les maroquiniers ; Benoît Mandonnier, le
boucher du marché de gros – pour leur faire part de la suggestion
de Valérie.
– La pôvrine, je crois qu'elle perd le
caberlon. Elle voudrait qu'on affiche : « Jacques Collin,
secourez votre ami Moran, rendez-nous la caisse noire. »
Suzy s'insurge.
– Dès le départ, on a dit qu'on ne politisait
pas !
Mandonnier souscrit à la déclaration.
– J'ai des amis qui connaissent Collin.
Paraît que c'est un brave type et que ce qu'on raconte sur lui,
c'est de la pure calomnie.
Édith envoie valser son écharpe de soie rose
autour de son cou qui, quand il est nu, trahit le lifting de la
partie supérieure.
– Ce qu'est ou n'est pas Collin, je m'en
balance ! Ce qu'on veut, c'est que Moran répare et achève. Je
n'ai aucune envie de l'envoyer en taule et que la résidence reste
en plan. Ce serait, en cas de revente ultérieure, une moins-value
préjudiciable.
Tous l'approuvent. Ce qui l'encourage à
persister.
– Quand on l'a vu, Moran avait promis de
faire passer les nouveaux peintre, électricien et chauffagiste chez
Merluret, Rio et Favreau, c'est fait…
Pierre Vincenot a l'indignation railleuse.
– Ils sont chouchoutés parce que eux n'ont
pas eu les moyens de payer un dessous-de-table !
Mandonnier se croit obligé de grommeler une
explication de texte :
– Et que si Moran doit reprendre leur appart'
à prix coûtant, comme il nous a proposé…
Édith agite la tête en devançant sa
conclusion :
– … il devra payer le prix fort figurant dans
leur acte. Alors que nous, avec nos dissimulations de 20 ou
30 %, il nous tondra la laine sur le dos, en rachetant au
rabais… Vous me croyez idiote au point de ne pas m'en
souvenir ?
– Pas du tout ! Mais avouez que c'est un
comble, non ! On l'aide à en mettre à gauche, et il nous
traite moins bien que ceux qui ont tout déclaré !
– Je suis d'accord ! Néanmoins, il avait
dit qu'il ferait les travaux pour ces gens, il les a faits… Ça
signifie que Moran peut tenir parole.
Mamie Tornada éclate de rire.
– Eh bé, brancaille ! Si Moran a une
parole, moi, je suis la reine de Saba ! Tu rêves !
– Marie-Claire, soyons réalistes. Ton avocat
t'a dit que nos calicots aux balcons ne constituaient pas une
pression propre à faire avancer nos affaires et que, tout au plus,
ils pouvaient nous attirer des poursuites judiciaires, si nous
n'obtempérions pas à l'injonction reçue de la mairie de les
enlever. Moran a dit que si nous les ôtions, il réparait et
achevait. Donnons-lui une chance.
Suzy Vincenot secoue sèchement son petit crâne, en
éperonnant une prune.
– Dans le fond, c'est vrai ! Pourquoi ne
pas essayer ? Édith a raison, accordons-lui un joker.
– Ah ! comme joker, il en a tout à fait
la tronche !
Le boucher prend du recul par rapport à la
table.
– Y a que les imbéciles qui changent pas
d'avis, hein… Moi, je serais pour.
Les yeux se sont braqués sur Mamie Tornada. Nul
n'ignore que la décision viendra d'elle. Et elle le sait.
Alors, elle prend plaisir à les laisser
languir.
– Des couilles
molles !… Je vais réfléchir. Je vous dirai ce que j'en
pense demain.
Louis Dubreuil a tenté d'allumer la télévision
mais Reine la lui a fait éteindre aussitôt, prétextant une migraine
résistant à tout médicament. Au dîner, elle n'a rien pris. Elle a
cependant consenti à boire le tilleul au miel qu'il lui avait
préparé. Puis elle est allée s'allonger sur le canapé de vachette à
la blancheur finissante de la véranda plein sud où l'on étouffe
l'été, mais qu'elle trouve si agréable avec sa végétation
surabondante en hiver. Retiré dans la cuisine, Louis a respecté son
silence en mangeant sans bruit, à même la boîte, un demi-fromage
d'Époisses arrosé d'un fond de château-meyre 1996.
Il entame sa deuxième tranche prédécoupée de pain
complet quand renaît l'oraison maintes fois remodelée durant
l'après-midi. Elle lui tourne les sangs.
– On n'a pas l'envergure… L'homme est trop
dérisoire… Je me demande souvent ce que pourra être le jour du
jugement dernier… Si chaque homme, chaque femme, chaque enfant…
Est-ce qu'il jugera les enfants ?… Je n'ai jamais entendu
parler de ça…
Louis a quitté la table. Il s'est rapproché de sa
femme. Les yeux fermés, les mains croisées sur la poitrine, étendue
de tout son long sur les trois coussins de cuir, un peu comprimée
dans le tailleur défraîchi de grosse laine anthracite qu'elle n'a
pas quitté depuis le funeste matin, elle fait penser au gisant de
quelque guerrière médiévale en cotte de mailles.
– Si Jésus doit juger les vivants et les
morts, comme je le récite depuis l'enfance dans le Credo, et s'il
accorde à chacun un procès équitable… Ne serait-ce qu'un trimestre…
Le procès d'une vie entière, ça demande bien ça, non ?… Y aura
des milliards de gens à juger… Je ne sais pas, moi, vingt
milliards, peut-être plus… Ça prendra au moins cinq milliards
d'années de procédure pour juger tout le monde… C'est
impensable.
C'est vrai qu'il faudra pas
être pressé. Louis a envie de rire.
– Ne te tracasse pas pour ça, Reine.
Il s'assied dans le fauteuil voisin. Elle ouvre
les yeux, sans le voir.
– Si le mal n'avait pas été créé, il n'y
aurait pas besoin de jugement… Dieu est le créateur de toutes
choses… Quelle erreur Il a faite, en créant le mal. Quelle erreur,
mon Dieu !… C'est Lui qui devrait être jugé… Pourquoi Il m'a
pris mon Lolo ? Et les petits… Mon Dieu, pourquoi ?… Il
nous laisse notre libre arbitre pour que les hommes réalisent le
monde à leur mesure et qu'ils vérifient le gâchis que c'est quand
ils agissent à leur guise… Quel gâchis… Mais quel gâchis… On n'est
pas de taille, pour être abandonnés à nous-mêmes… En fait, c'est ça
son dessein profond… Il veut que le constat de cette catastrophe
amène les hommes à choisir, en connaissance de cause et en pleine
liberté, sa raison, pour vivre
sa paix… La seule. L'unique… La vraie
paix, celle du créateur de l'univers, le maître des harmonies… Mais
on est incapable de faire ce choix… On n'est pas de taille… En nous
créant, Il a admis l'idée que nous ne soyons pas de taille…
– Certainement, Reine. Quelle salade !
– Ou alors, peut-être que nous le sommes et
que nous l'ignorons.
– Possible. Si les
choses sont aussi compliquées, comment le péquin lambda pourrait
s'y retrouver ?… Laurent et Anita devaient avoir une assurance
pour le crédit de leur maison. Il va être soldé par leur mort…
Quelle ironie ! La vente permettra de rembourser ce que
Laurent doit pour son découvert d'entreprise. On va sauver
Andernos, finalement.
Un bien involontaire soupir d'aise lui
échappe.
Reine a continué à parler, affirmant que pour
changer la face du monde, Dieu veut que nous témoignions de son
dessein profond afin de rallier toutes les brebis à sa cause.
« Son dessein profond », par trois fois elle est revenue
sur la formule qui lui apparaissait comme une révélation.
Toutefois, il demeurait une interrogation cruciale : comment y
parvenir pour les déjà défunts ? Louis ne l'a pas
entendue.
– À quoi tu penses ?
Il sursaute. Ce brusque retour à sa banale
personne le laisse un instant désorienté, presque anxieux. Pris de
court, il résume le fil de ses réflexions pécuniaires et
patrimoniales.
Reine s'assied, avec une vivacité inattendue, les
traits turgescents.
– Je te déteste de penser à ça ! Tu
devrais avoir honte !
– Idiot ! Pourquoi
t'es allé lui dire ça ? Crétin ! Je… je suis
désolé, Nanou. N'empêche que c'est vrai !
On va garder Andernos !
Elles sont deux dans la cellule de neuf mètres
carrés. Elles vont devoir chaque jour y passer vingt-deux heures
sur vingt-quatre.
Dès son entrée, agressée par l'abondante fumée de
cigarette, Valérie a cru comprendre que si en garde à vue c'était
la Porte de l'Enfer de Rodin, ici
c'était L'Enfer de Dante. Une
illustration de Gustave Doré lui est revenue en mémoire. Égaré dans
une sombre forêt, n'ayant plus devant lui qu'un sous-bois
inextricable enténébré de la plus profonde nuit, le poète, se
retournant le cœur serré d'angoisse vers le graveur qui immortalise
ses traits, hésite à emprunter « lo passo
che non lasciò già mai persona viva1 ».
En deux heures et demie – sa montre est le seul
bijou qu'elle ait eu le droit de conserver –, elle a constaté
que : le franchissement en fourgon cellulaire de la haute
porte métallique bleue coulissante à feu orange clignotant qui
ouvre sur l'autre monde, celui de la maison d'arrêt ; le
passage au greffe ; le choc de découvrir des locaux en voie de
délabrement à la propreté douteuse ; le fait de devoir se
mettre nue ; la fouille de chacun de ses vêtements, celle de
son anus, de son vagin ; l'attribution d'un numéro d'écrou qui
la désignera tout au long de son séjour ; la confiscation de
ses objets personnels, de ses papiers d'identité, de son chéquier,
de ses cartes bancaires, de son argent – un compte lui a été ouvert
pour cantiner ; la remise d'un paquetage succinct de vêtements
restitués et d'articles de toilette sommaires ;
l'incarcération au quartier des entrants ; l'entrevue vite
expédiée avec un responsable qui lui a remis le Guide du détenu arrivant ; la douche
obligatoire ; le transfert en cellule, chacun de ces pas a été
vécu comme une marche vers le bas la dépouillant de sa condition
humaine.
Durant son chemin de croix, elle s'est sentie
rabaissée, humiliée ; elle se sent avilie, la tête envahie de
nuages noirs. Dans ce ghetto, la présomption
d'innocence est déniée, elle devient ouvertement une présomption de
culpabilité ! Pas étonnant que tu déprimes ! Je me
rappelle que dans le rapport du Sénat, qui, si je ne me trompe, n'a
été suivi d'aucun effet, comme la plupart des travaux de cette
maison de retraite, ils disaient que 40 % des suicides ont
lieu dans les trois premiers mois de l'incarcération, dont plus de
la moitié les quinze premiers jours ! Et question suicides,
Gradignan tient la corde ! L'idée lui tord les lèvres.
Je devrais pas employer ce mot ! Je dis
n'importe quoi ! Elle se souvient d'une conversation
avec Hugo qui reprochait à la prison de Gradignan de compter près
de huit cents occupants pour moins de cinq cents places, reflétant
en cela l'état des lieux français : cinquante neuf mille pour
quarante-huit mille. Il parlait aussi des dégâts de la
surpénalisation, qui avait accru le nombre des arrestations de
« présumés innocents » venant encombrer les maisons
d'arrêt. Ici, le quartier masculin est si surpeuplé qu'on y a vu
des détenus coucher par terre sur des matelas ou vivre, vingt et
une heures par jour, à trois dans six mètres carrés. Une
surpopulation pénale dont, en juin 2000, la commission
d'enquête de l'Assemblée nationale, présidée par Louis Mermaz, a
estimé qu'elle était « à l'origine d'un traitement infligé aux
détenus qui peut être considéré, à juste titre, comme inhumain et
dégradant ».
Depuis son entrée, la cervelle bouillonnant d'un
maelström, Valérie est restée sans bouger, face au mur,
recroquevillée sur la couchette du bas.
Sa compagne – une solide quadra, blonde
queue-de-vache, aux joues rouges rebondies – a protesté dès son
arrivée. Seule depuis le vendredi soir, elle s'est rebellée contre
cette intrusion dans ce qu'elle aurait voulu être désormais sa
« chambre perso pour tirer les seize jours qui me restent à
m'encarasser ! ». Est-ce que la
prison aura amélioré cette femme ? Je jurerais du
contraire. Valérie a été fascinée par sa violence verbale
agressant la « porte-clés » tutoyée qui répliquait avec
placidité en vouvoyant.
– Calmez-vous…
– Ah ! me dis pas ça, y a rien qui me
foute plus les boules !
– Ça n'avance à rien… Vous ne faites l'objet
ni d'une interdiction de communiquer ni d'une mise à l'isolement.
Informée du manque de places disponibles, la prévenue a eu la
gentillesse d'accepter de partager votre cellule.
– Évidemment qu'elle est d'accord ! Si
elle avait refusé, tu l'aurais envoyée faire sa provisoire à
Trifouillis-les-Oies !
Représailles en forme de point final, la révoltée
a monté le son du téléviseur où une voix piaillarde clamait son
bonheur d'avoir vu « samedi soir, devant plus de 10 millions
de téléspectateurs – 48,2 % de part d'audience pour
TF1 –, Élodie Frégé, vingt et un ans et toutes ses dents, se
faire élire gagnante de la Star Ac' avec 51,1 % des voix,
après deux heures d'un live qui nous a tous
troués » !
– Qu'est-ce ça lui a troué à c'te
grougnasse ? Il chantait dix fois mieux Michal. Tous des
enculés ! C'est truqué, leur truc !
Valérie, qui n'a pas dit un mot depuis le
« bonjour » de son arrivée resté sans réponse, a
surnommée mentalement la râleuse Usucapion. En droit français,
l'usucapion est cette disposition singulière qui permet à un
individu d'acquérir la pleine propriété d'un bien, sans avoir à en
acquitter le prix, simplement en se comportant pendant trente ans
comme s'il en était l'authentique propriétaire. La notoriété de
possession supposée vaut alors titre.
Valérie a délaissé le dîner – un potage
ultra-clair, une omelette froide, un yaourt. Usucapion a englouti
les deux portions, sans rien demander à qui que ce soit.
Bien après 23 heures, Soir 3 diffuse les
images du Queen Mary 2 quittant, ce
jour, le port de Saint-Nazaire, sous le commandement de Ronald
Warwick, un pacha au physique de loup de mer, épaisse barbe blanche
impeccablement arrondie, cuir tanné sur tous les océans du globe.
Ce bateau est sûrement une prouesse du
savoir-faire français, mais c'est aussi un bras d'honneur des
attributaires de fonds de pensions américains aux actifs qui
galèrent pour gagner leur croûte. Ceux et celles qui ont sué sang
et eau à le construire n'y mettront jamais les pieds comme
passagers.
– C'est de la provoc en barre, c'te
merde !
Usucapion zappe. Pubs. Le son vrille les
tympans.
– Ça ne vous dérangerait pas de baisser un
petit peu ?
– Fais pas chier !
1 « Le passage d'où jamais
personne n'est revenu vivant. »