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Sur le coup de 1 h 37, un répugnant et
tonitruant effort venu du tréfonds d'un estomac, suivi d'un ample
jaillissement aux sons mats de mouillure écœurante, réveille Hugo
en sursaut.
– Qu'est-ce qui t'arrive ?!
Il allume précipitamment sa lampe de chevet.
Putain ! mon dessus-de-lit ! Et ma
manche ! Je peux me changer.
Péniblement appuyée sur le coude gauche,
haletante, Valérie vient de vomir tripes et boyaux au milieu du
couvre-pieds.
Hugo la devine prête à récidiver ; il se lève
d'un bond.
– Tourne-toi de l'autre côté ! Sur le
parquet, ça fera moins de dégâts ! Je vais te chercher une
bassine !
Quand elle expulse un deuxième arrivage, sans
avoir eu le temps de suivre la consigne, l'ordonnateur a déjà
quitté la pièce, parti à la quête de l'ustensile adéquat.
Pantelante, l'œil vitreux, Valérie geint en
cherchant le bord de sa couche. Qu'est-ce qui
m'arrive ?… Soudain, tout lui revient. Oh ! non ! Ils ont tué Laurent Dubreuil. Joël
les a vus. Ils roulent dans un Nissan Patrol violet… Bon sang de
sort ! Même mon suicide, je ne suis pas fichue de le réussir.
J'en ai trop pris d'un coup. Pourquoi je suis allée me fourrer dans
cette merde ? Et, maintenant, me voilà pleine de vomi. Je
pue !… Et j'ai pas un brin de force… Oh, j'empeste !…
Qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu ? Pourquoi je pense ça,
alors que je crois pas ?
Elle n'a pas le temps d'esquisser l'ombre d'une
réponse à la question, une vaste giclée fuse par gosier et narines
en déclenchant une toux caverneuse qui l'amène à deux doigts de la
détresse respiratoire.
C'est alors que revient, nanti des premiers
secours ménagers, son « petit ami à temps partiel » –
peut-être plus à la Saint-Valentin, si, à cette fichue date qu'elle
a elle-même fixée, elle veut bien accepter sa demande en
mariage.
– Tu te tiens une sacrée gastro, ma Valou. Tu
veux que j'appelle un toubib ?
D'une voix moribonde, elle repousse l'offre, tout
en reluquant d'un œil inquiet les déjections que, sans rechigner,
le substitut du procureur de la République de Bordeaux s'est mis en
charge de transférer, de ses doigts rosés un peu trop gras, du
couvre-pieds à la cuvette en plastique.
Il va voir… Il va
comprendre.
Ce que Valérie redoute ne tarde pas à se produire.
Une foule de petites barrettes de Lexomil, que l'irrésistible
pulsion venue de ses entrailles a éparpillées, est rameutée par le
balayage de l'éponge sur laquelle elle vient se coller en un feston
laiteux.
L'ornement est insolite parmi les déchets
désagrégés d'escalope viennoise et de gratin dauphinois imbibés de
pessac-léognan, tous excellents produits dégustés la veille au soir
chez Patrick Lataste, son critiqué père. Ça y
est… Il a vu.
– Nom de Dieu ! Tu m'as vidé mon tube de
Lexomil ! T'es folle ! J'appelle un toubib !
– Nooon, arrêêêête… Je les ai pris y a à
peine un quart d'heeeure… Je viens de tout vomiiir… Je ne risque
plus riiieen…
Il se laisse convaincre, il ne téléphone pas.
D'autant plus que, dans le contexte, la copine
du substitut admise en réanimation au CHU, ça le ferait pas… Elle
n'a pas l'air trop shootée. Faut la réveiller.
– Je vais te préparer un café.
Il renonce à éponger, fait une boule du couvre-lit
et l'emporte.
Hugo Fargeat-Touret possède un percolateur haut de
gamme, offert à Noël dernier par papa et maman. La superbe machine
vous élabore en ronronnant un nectar brûlant, parfumé et corsé.
Elle a œuvré utilement au réconfort de Valérie. Son concours n'a
pas été superflu car la tâche est rude.
Enrobée de son Calèche
d'Hermès dont Hugo, après avoir changé de pyjama, a
abondamment vaporisé le parfum de soie pour travestir l'odeur de la
vomissure, la jeune femme, assise sur le rebord du matelas, le
timbre pâteux, se lamente, en égrenant la kyrielle de tribulations
et calamités dont il connaît l'essentiel pour y avoir assisté ou
l'avoir en personne vécu. Un vrai moulin à paroles qu'il laisse
tourner à allure indolente. Elle exorcise. Ça
lui fait du bien. Elle va sortir des vapes.
Tout y passe : son emploi d'analyste à la
banque Geoffroy-Dornan ; son repérage d'un Laurent Dubreuil,
peintre sous-traitant rançonné par le beau Jean-Denis Moran,
promoteur immobilier contesté, débauché et corrupteur, l'acculant à
la faillite ; l'aide qu'elle a voulu lui porter et sa
découverte d'un rituel de marchés falsifiés avec mort d'hommes
impliquant le député européen Jacques Collin, alias Vautrin, ancien
ministre de l'Intérieur, intime de Moran…
Valérie débite son chapelet d'une voix monocorde,
quémandant, par son désarroi et sa lassitude ostensibles,
l'absolution du chaos que son empathie pour Laurent Dubreuil a
déchaîné : menaces, mises sur écoute, vols – entre autres,
celui de son ordinateur et des preuves qu'elle avait collectées –,
piratage des fichiers de la banque Geoffroy-Dornan – victime
d'un début d'escroquerie visant à la compromettre dans un négoce de
pièces de 20 dollars or vraies et fausses –, traque par des
policiers ripoux…
Et encore, ma pauvre Valou,
tu ignores qu'il est probable que le directeur adjoint
départemental de la police nationale chapeaute l'opération. Collin
a propulsé Vérane à son poste en un temps record, il en a fait son
débiteur à vie. Souhaitant ne pas aborder le thème d'une
police possiblement gangrenée, Hugo interrompt la litanie prostrée
en noyant le poisson.
– Comment tu te sens ? Combien j'ai de
doigts, là ?
– Quatre.
– Quel jour on est ?
– Mercredi… Non, mercredi, c'était hier soir,
quand ces flics m'ont poursuivie dans les bois et ont cherché à me
tuer… Maintenant, on est jeudi.
Elle s'affaisse un instant, absente.
– Fais voir ton cœur…
Pour la troisième fois, il pose son oreille sur sa
poitrine.
Elle gémit.
– Je t'assure que ça va. Tu n'as pas à
t'inquiéter… Je ne sais pas ce qui m'a pris d'avaler ces comprimés…
J'ai pété un câble en apprenant l'assassinat de Dubreuil… Je
culpabilise à mort. Si je n'avais pas…
Les pulsations et la respiration l'ont
tranquillisé… comme lors de ses précédentes auscultations.
– Il faut que tu te reposes, Valou.
Elle acquiesce mollement en glissant sa jambe
gauche sous le drap.
– J'en reviens pas que Joël ait assisté à sa
mise à mort.
– Je l'entendrai, je ne suis sûr de rien avec
ton ex. Je te répète que son témoignage demande confirmation. Il
était ivre quand il m'a parlé. J'avais l'impression de sentir la
bière jusque dans le combiné du téléphone… Ses déclarations doivent
être vérifiées, il a refusé de me dire où était le corps. Je te
promets que je ne serais pas étonné qu'il affabule pour redevenir
intéressant à tes yeux… J'ai cru comprendre qu'il se demandait si
tu n'étais pas la maîtresse de Dubreuil…
– N'importe quoi.
– C'est pour cette raison qu'il l'espionnait…
Et qu'il aurait vu son meurtre maquillé en suicide.
– Joël est malade, sa jalousie est incurable,
mais il n'inventerait pas un bobard pareil… Tu ne dois pas douter
de lui. Pas plus que tu ne doutes de la traque de Gourdon qui,
après m'avoir chassée dans la lande comme une bête, m'aurait très
certainement éliminée avec ses sbires, si tu n'étais pas venu me
tirer in extremis de leurs griffes… À
cette heure-ci, je serais enterrée au fin fond des bois…
– Ta blessure à la main te fait
mal ?
Elle regarde la plaie échancrée par les
ajoncs.
– Ça m'élance mais c'est supportable… Tu peux
me dire ce qu'un commandant de la brigade de répression du
proxénétisme, cantonné à Bordeaux, fichait à 9 heures du soir
dans la forêt de Salles ?
– J'ai bien l'intention de lui demander, tout
à l'heure, quand il se rendra à ma convocation.
– Je ne sais pas pourquoi, mais je crois
qu'il trouvera un moyen de passer outre. Il doit avoir de sacrées
protections.
– Si Vérane et Collin
sont derrière, c'est garanti ! Ne t'inquiète pas de ça.
Nous devons dormir, sinon on va être lessivés.
Il lui glisse la seconde jambe sous les
couvertures et l'aide à s'installer pour le reste de la nuit.
– Tu es sûre que ça va ?
– Oui. Ne t'inquiète pas… Je t'aime.
– Moi aussi.
Il lui sourit et pose un baiser sur ses lèvres.
Il sent le Chivas. Il a bu lorsqu'il est allé
à la cuisine.
Ils se sont endormis vers 2 h 30,
exténués.
Quatre heures plus tard, la nuit est encore noire
quand un poing ferme martèle la solide porte centenaire de
l'échoppe.
Vaincue, Valérie ne réagit pas. Hugo émerge et
n'en croit d'abord pas ses oreilles.
Le cogneur pilonne ardemment.
C'est quoi, ce
délire ? Il se lève, enfile un peignoir de coton
bouclé, referme précautionneusement la chambre et traverse le
séjour double, éclairé d'une véranda sur cour, pour gagner
l'entrée. Ce bref reliquat de corridor est l'unique vestige
authentique ayant survécu à la rénovation qui, six ans plus tôt, a
révolutionné le logis de pierre étréci et sombre. Moran. Collin. Dubreuil. Prudence. Hésitant à
ouvrir, alors que le poing frappe pour la troisième fois, il se
cale dos au mur, de manière à ne pas se trouver au centre d'un
éventuel champ de tir.
– Qui est là ?
– Police ! Ouvrez !
– Mon œil !
Identifiez-vous plus clairement !
Une deuxième voix, dont il reconnaît immédiatement
le ton pète-sec, s'impatiente.
– Siméon Bensoussan, monsieur le
substitut !
Bensoussan ! Qu'est-ce
qu'il me veut ? Sous le coup de l'étonnement, le cheveu
fugitif et rebelle, les pieds nus dans des mules éculées, Hugo
ouvre, offrant une image bien peu noble de la justice. Deux
gardiens de la paix en uniforme ne peuvent se dispenser de s'égayer
du tableau.
– Navré de vous prendre au saut du lit…
– Vous n'avez pas l'air si navré que ça,
commissaire ! Vous n'avez pas vu qu'il y a une
sonnette ?
– Mlle Valérie Lataste est-elle chez
vous ?
– Oui. Elle dort.
– Je viens la chercher afin de
perquisitionner à son domicile, avec son autorisation… Bien que, je
ne vous apprendrai pas que poursuivant mon enquête de flagrant
délit relative à l'escroquerie concernant la banque
Geoffroy-Dornan, je puisse me dispenser de son consentement. Je
n'agis ainsi que pour vous être agréable. Et
ouvrir le parapluie.
– Elle passe donc de l'état de témoin
contraint à comparaître à celui de personne soupçonnée d'avoir
commis une infraction…
– La perquisition nous le dira. Je peux
entrer ?
Hugo s'efface. Un quintet pénètre dans
l'habitation dont le vestibule devient vite surchargé.
– Je suis très surpris de vous voir chez moi,
commissaire. Qui vous a appris que Mlle Lataste était
ici ?
– Quelqu'un de bien informé, jusqu'à qui est
remontée votre équipée nocturne.
– Vérane !
Quelqu'un dont le nom doit rester confidentiel…
– Naturellement.
– Vérane veut la peau de
Valérie… et peut-être la mienne. Ce n'est ni courageux ni
courtois de ne pas avoir pris contact directement.
– Il sait que je parle
de Vérane. Si vous souhaitez contrecarrer les intentions de
la personne en question, vous pouvez vous opposer à ce que je voie
Mlle Lataste. Il va se
déballonner.
– Vérane et Bensoussan
ne sont pas le commandant Gourdon ; faire gaffe. Non,
non. Permettez-moi seulement d'aller la réveiller moi-même.
– Pas d'objection. Mariole ! Dégonflé !
La troupe s'avance dans le séjour et s'immobilise
sous la mezzanine qui le surplombe. Hugo part vers la chambre.
Ils sont ravis de tirer un proc du lit, ces
empétardés ! Devançant son retour, la porte s'ouvre sur
une Valérie en pyjama, les yeux bouffis de sommeil, très
vaseuse.
– Qu'est-ce qui se passe ? Cette fichue main me fait un mal de chien.
Il résume ; elle s'insurge mollement en se
portant d'un pas traînant vers l'envahisseur.
– Une perquisition ? Chez moi ?
Vous n'avez toujours pas compris que je suis une victime ?
Vous attendez quoi, pour l'insérer dans votre logiciel ? Qu'on
m'assassine, comme Laurent Dubreuil ?
Le directeur de la brigade financière fronce ses
sourcils hérissés. Elle me mitonne une fausse
piste ; classique. Il le prend de haut, relevant son
menton carré, peu enclin à la négociation.
– Chaque chose en son temps, mademoiselle.
Mon dévolu, c'est le crime économique. Je vous ai convoquée, et
vous n'êtes pas venue…
– Je n'étais pas certaine que ce soit vous,
au téléphone.
Bensoussan plisse un front interrogateur à
l'intention d'Hugo.
– Votre ami, monsieur le substitut, a dû vous
le confirmer…
– Je… je l'ai fait, Valérie… Je suis
désolé.
Elle ricane. La dérobade lui fait reprendre du
poil de la bête.
– J'apprécie beaucoup ton soutien.
– Vous l'auriez entendue, commissaire.
J'allais la présenter, ce matin, à mon collègue, le procureur
adjoint Gautier Bideault. Il vous l'aurait confiée.
– Je préfère que les opérations aient lieu
dans l'autre sens.
Hugo opine.
– Vous en avez le droit.
Il me lâche. Les
traits de Valérie se creusent.
– Je te remercie.
Bensoussan consulte sa montre à bracelet d'acier,
tournée à l'envers sur son poignet droit.
– Bien… Mademoiselle, vous êtes prête à nous
suivre sans poser de problème ou je vous fais embarquer manu
militari ? Vous avez le choix.
Valérie, qui ne se laisse pas démonter, vrille un
regard acrimonieux.
– Vous devriez avoir honte de préférer vous
attaquer aux délits contre les biens, plutôt qu'aux crimes contre
les personnes ! Qui va s'occuper de l'assassinat de Laurent
Dubreuil ?
– Ne raconte pas ça, tu n'es certaine de
rien.
Il ne croit pas Joël. C'est
vrai qu'il picole comme un trou. Pourtant je suis sûre qu'il dit la
vérité. Désemparée, Valérie secoue la tête, au bord des
larmes.
Une mytho. La barbe
rousse du commissaire principal s'enfle de goguenardise.
– Dans vos biens, vous n'auriez pas une robe
décente et un manteau ? J'y attache de l'importance, je ne
veux pas que vous preniez froid.
– Et toi, évidemment, tu ne vas pas
l'empêcher ?
– Valérie… Le faire serait m'octroyer un
privilège que rien ne saurait légalement justifier.
– Comme c'est bien dit !
– Elle est vraiment
pénible. Force reste à la loi, Valou. Et ces ahuris qui se marrent.
Pas possible de compter sur
lui ! Pas possible ! Ulcérée et déçue, elle
retourne à la chambre.
– Dans quel camp tu es, nom d'un
chien ?!