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Anita Dubreuil est arrivée à l'hôtel de police
très énervée. La nuit blanche, qu'elle a passée à guetter vainement
la sonnerie du téléphone, et une prise de bec avec le chef de
clinique pour obtenir l'autorisation de s'éclipser durant la
matinée, n'ont guère remis d'ordre dans son esprit.
Malgré toute sa bonne volonté de garder espoir,
elle ne parvient plus à imaginer Laurent que mort. Si Moran l'a fait taire définitivement, en me taisant
aussi, je fais son jeu. La police a les moyens de nous protéger les
enfants et moi, encore faut-il qu'elle soit informée. Je dois tout
dire. Autrement, je fais comme ces parents d'enfants kidnappés qui
se taisent, paient la rançon et finissent par perdre et leur enfant
et leur argent… Mon Dieu, pourvu que Moran ne fasse pas enlever
Nico ou Noémie ! Faut que je le dise aux
policiers.
Ses interlocuteurs de la veille, quand elle était
venue leur faire part de ses inquiétudes dont ils avaient souri,
l'ont immédiatement reconnue : la jeune adjointe de sécurité,
le brigadier grisonnant au pinceau de poils sous la lèvre
inférieure. Ils s'emploient à tenter de lui faire recouvrer un peu
de sérénité. La fliquette aux yeux ronds sourit.
– Vous savez, madame, une séparation soudaine
peut provoquer ce genre de réaction…
– Quel « genre de
réaction » ?
– Eh bien, l'anxiété galopante qui se
transforme en agressivité.
Le chef confirme.
– Oui, ça permet de se déculpabiliser.
– Je suis agressive, moi ?!
– Un petit peu…
– Et je chercherais à me déculpabiliser de
quoi, bazar ?!
Le policier se fait débonnaire.
– C'est un réflexe connu de rejeter sa
responsabilité personnelle en cas de fugue du partenaire…
Anita explose.
– Mais quelle responsabilité ?! De quoi
vous me parlez ? C'est vous qui êtes des irresponsables !
Je vous dis que je veux porter plainte ! Et, depuis hier, vous
jouez aux psychologues de téléréalité, parce que vous les avez à la
retourne et qu'enregistrer une plainte vous casse les pieds !
je veux déposer plainte ! c'est
clair ? Hier matin, j'ai surpris un cambrioleur dans ma
maison ! Il m'a menacée ! Il a menacé mes enfants !
Il a détruit et emporté divers documents à mon mari très
importants ! Et mon mari n'a pas reparu depuis ! Alors,
vous arrêtez de jouer les docteur Freud – de toute façon, vous avez
pas la vraie barbe – et vous enregistrez ma plainte ! Je me
suis fait comprendre ?
Le brigadier rit, gouailleur.
– Vous m'aviez pas dit tout ça, hier… le
cambrioleur, le vol, les menaces… Si c'est vrai, ça change beaucoup
de choses.
– « Si c'est vrai » ! Parce
que vous ne me croyez pas ?!
Il a un haut-le-corps bon enfant.
– Qui dit ça ?
Tandis que sa jeune collègue se consacre à un
nouvel arrivant dont on vient de voler la voiture, il déborde de
prévenance, affable à l'extrême, comme s'il parlait à une grande
malade.
– Vous allez passer dans la petite pièce à
côté, là, derrière la claustra couleur bois de poirier… Ça apaise…
C'est un lieu agréable… Vous vous asseyez… Vous aspirez à
fond…
– Arrêtez de me parler sur ce ton, je… je
vais péter les plombs.
– Ne vous fâchez pas. Comme, d'après ce que
vous me dites, il risque d'y avoir mort d'homme, pour enregistrer
votre plainte, j'appelle un officier… Vous allez voir, tout va bien
se passer… Venez.
Faut que je me calme, il est
peut-être sincère.
– Venez.
Siméon Bensoussan est plongé dans la lecture d'un
rapport d'expert financier consacré aux pratiques d'un courtier en
assurances d'Ambarès qui aurait escroqué plus d'un millier de
clients.
Le lieutenant Gaétan Berthier entrebâille la porte
et y glisse la tête, en tordant le nez.
– Les empreintes de Richard Ridouet, relevées
sur les blisters saisis hier à la banque, sont inconnues du fichier
central. Ce type est bidon, il n'a aucune existence nulle
part : EDF, sécu, impôts, Banque de France, Internet,
télécoms, on a dépiauté toute la gamme. Que dalle.
Et il disparaît.
Bensoussan malmène sa barbe. Empreintes non répertoriées, ça désignerait un néophyte
caché sous un faux nom… Un débutant qui aurait les moyens de mettre
sur pied une infrastructure pareille, ça cadre pas, y a
obligatoirement une forte logistique derrière… Si les infos données
par Valérie Lataste à Fargeat-Touret sont véridiques, Ridouet
pourrait être un homme à Moran… Mais Moran tout seul, les fausses
pièces, les faux bons, il a pas les compétences, il lui a fallu du
renfort… On en revient toujours à Vérane… Il n'a pas les
compétences, lui non plus. En revanche, il pourrait réunir une
équipe tout à fait apte, nos fichiers lui en donnent les
moyens… Distraitement, il a pris un stylo et dessiné un
embryon d'organigramme fait de bulles et de liens. Dans la bulle du
haut, il a écrit moran ; dans
celle du dessous : vérane…
Encore au-dessous, il encercle : ridouet. Vérane ne
risquerait pas sa chère carrière sur un coup aussi foireux sans une
bonne raison… Qu'est-ce qu'il fabriquerait dans cette
galère ?… Il ferait pas ça pour s'enrichir, y a pas un rond à
gagner. Et pourtant, Vérane n'est pas le type à se bouger pour
rien… N'empêche que, sans son intervention, je n'aurais pas
perquisitionné à la BGD ; son soi-disant tuyau, la 605 volée
et bourrée d'indices bidonnés, qui ressemble de plus en plus à un
piège à cons, a été le déclencheur… En quoi cette perquisition en
flag sert-elle les intérêts de Moran, puisque ses comptes ont été
préventivement rendus anodins par un sabotage extérieur… Et puis,
en quoi Vérane serait-il redevable d'un service à Moran ? Ça
ne tient pas debout… N'empêche que Vérane est l'étincelle qui a
flanqué le feu à la mèche lente… Et c'est encore lui qui ce matin
m'a appelé pour me demander d'aller cueillir Lataste chez Fargeat…
Sous prétexte d'infos de première main dont il ne peut rien dire,
il se sert de moi. Il faut forcément qu'il ait une bonne raison… Je
ne vais quand même pas demander au service d'enquêter sur le
directeur adjoint, ça la foutrait mal ! Il renifle
fortement et se racle la gorge… C'est pas à
Moran qu'il rend service, c'est à quelqu'un d'autre… Quelqu'un à
qui il ne peut rien refuser… Quelqu'un qui veut quoi ?…
Uniquement aider Moran ? Toute cette énorme mise en œuvre que
pour ça ?… Quelqu'un de très puissant qui pourrait actionner
Vérane et sur qui Moran aurait un moyen de pression.
Au milieu de l'organigramme, au-dessous de la
première bulle contenant le nom de Moran, le gel noir du roller
Waterman en intercale une, avant celle abritant Vérane, où il loge
un gros point d'interrogation.
Songeur, il considère son tableau et allume une
cigarette.
Anita Dubreuil achève de déposer sa plainte contre
X, recueillie par le jeune lieutenant Nguyên Tan Phat – sorti l'été
précédent de la toute nouvelle école de police de Noisy-le-Grand –,
qui s'est montré avec elle d'une patience exemplaire en l'écoutant
détailler ses certitudes et ses suppositions. L'officier dont elle
a remarqué les traits délicats et apprécié la douceur commence
juste à lui relire les éléments qu'il a notés quand le portable de
la plaignante carillonne. Laurent ! Elle ouvre précipitamment l'appareil
et ses yeux bruns chavirent de l'espérance à la déception
crispée.
– C'est ma belle-mère. Je serai brève. Vous
permettez ?
– Je vous en prie.
Anita prend la ligne.
– Bonjour, mamie.
– Bonjour, ma chérie. Je cherche à joindre
Laurent depuis hier. J'ai laissé plusieurs messages sur son
portable, il ne rappelle pas. Il n'a pas de problème, au
moins…
– Non. Je crois qu'il n'a plus de problème.
Celui qu'il avait, la mise en demeure de rembourser son découvert
bancaire, il vous en a parlé, vous n'avez rien pu faire… Si,
pardon, vous avez prié !
– C'est pour ça qu'il ne prend pas la
communication ? Il me fait la tête ?
– Excusez-moi, mamie, je suis occupée…
– Je me doutais bien que je vous
dérangerais ! C'est pour ça que je n'ai pas appelé plus tôt.
Louis me disait de ne pas le faire.
– Papy est toujours de bon conseil.
– Vous êtes charmante.
– Non, indisponible. Bisous.
Elle replie le module.
Nguyên Tan Phat reprend sa lecture : absence
inexpliquée du mari, cambriolage du domicile, destruction de
fichiers, vol de documents, de disquettes et CD de sauvegarde,
description sommaire de l'intrus surpris par Anita.
– Un quinqua trapu poivre et sel à l'air
vicieux qui portait des gants de latex, je les ai remarqués quand
il m'a agrippé la gorge d'une seule main, en disant :
« Vous n'avez rien vu, madame Dubreuil ! Je n'existe
pas ! Sans ça, je m'occupe de Noémie et Nicolas. Si j'avais
des ennuis, mes amis agiraient pour moi. Je suis
clair ? » Sûr, qu'il était clair. J'ai eu une de ces
peurs !
Elle a ajouté le numéro du Renault Master EDF-GDF
dans lequel le voleur a pris la fuite, mais jamais Anita n'a nommé
Jean-Denis Moran. Après tout, je ne suis sûre
de rien à ce sujet, je ne peux pas m'embarquer dans une
dénonciation qui me vaudra des représailles. Et puis si les flics
se mettent à enquêter sur les chantiers de Laurent pour Moran, on
n'en aura pas fini avec les ennuis. L'essentiel est qu'ils le
retrouvent ; le reste n'a pas d'importance, on se débrouillera
toujours.
Elle signe.
– Vous me promettez de transmettre ma plainte
au procureur en insistant sur le côté absolument inhabituel du
silence de Laurent…
– Mieux que ça, madame, je vais faire
inscrire immédiatement votre mari au fichier des personnes
recherchées. Étant donné que, eu égard à la conjoncture, sa
disparition présente un caractère inquiétant, en alertant mon chef
de service, je vais recommander qu'il soit procédé le plus tôt
possible aux investigations susceptibles de le retrouver.
Anita sourit.
– Il est adorable !
Je l'embrasserais ! Comment comptez-vous nous protéger,
mes enfants et moi ?
– Je vais évoquer la question avec mon chef.
Dans l'immédiat, hormis vous et moi, personne ne sait que vous avez
enfreint l'ordre de votre agresseur, il n'y a donc pas de danger
immédiat.
– Vous avez raison.
– Quand nous l'aurons identifié, nous agirons
en conséquence. Du moins je
l'espère.
– J'ai bien fait de vous parler. J'ai
l'impression de respirer mieux.
À l'heure du déjeuner, parcourant les bureaux
voisins – où sonnent, de-ci de-là, les appels au parquet –, Hugo
est étonné de les trouver vides, ces commensaux traditionnels ne
l'ont pas attendu. Ils ne partent jamais si
tôt. Ils m'évitent ! Pas croyable !
Passant devant le bureau de Gautier Bideault, en
charge du dossier de la BGD, il entre. Le procureur adjoint, un
quadra mûrissant au physique de poids coq au teint jaune et au
verbe fort, plongé dans les cotes d'un dossier pléthorique, relève
le nez et lui décoche un regard qu'il jurerait, sur l'instant,
moqueur.
– Je peux te parler de la tentative
d'escroquerie de…
– Celle où ta copine est mal
barrée ?
– Je vois que les mauvaises nouvelles
circulent vite.
– Nous sommes une grande famille, tout se
sait dans notre maison, comme dit notre vénéré patron.
– C'est Fuentès qui t'a raconté ?
Bideault rit.
– J'ai oublié ! Ta question est
indiscrète.
– À croire qu'ils font
un concours avec le proc, à celui qui rira le plus fort. Je
peux t'en parler ?
– Pas maintenant, tu veux. Je suis overbooké.
Je t'appelle dès que j'ai cinq minutes.
– Salaud.
D'accord.
Il se retire en refermant la porte. Ils m'ont coupé l'appétit, les hyènes. Il regagne
son cabinet. Il s'immerge dans le cas « Beautiran », un
clan où on vole de père en fils, depuis l'entre-deux-guerres.
Demain, il doit requérir contre le benjamin dont, l'an dernier, il
a fait condamner l'oncle.
Son téléphone fixe tintinnabule : la
gendarmerie de Saint-André-de-Cubzac réclame la prolongation de la
garde à vue d'un receleur de pièces d'autos et motos.
Trois quatre phrases échangées ; vingt-quatre
heures d'une vie se jouent.
Accordé.
Contrairement à ce qu'il a dit, Gautier Bideault
ne tarde pas à réagir. Je ne vais pas
m'encombrer avec son bâton merdeux. Y a plus de coups à recevoir
qu'à donner dans son histoire de cul. Pas question de l'entendre et
qu'il me prenne la tête. Il ferait pareil s'il était à ma
place. Il appelle Siméon Bensoussan.
– Commissaire ? Du nouveau pour Valérie
Lataste ?
– Rien de mieux que ce que je vous ai
livré.
– Bon. Je la renvoie devant le juge
d'instruction.
– Déjà ! Vachement
pressé de se laver les mains !
– L'affaire est complexe. Il y a
manifestement des complicités. Elles seront difficiles à établir.
La comparution immédiate est exclue, il faut ouvrir une
information. Je rédige un réquisitoire introductif.
– Dans la journée ? Pour rire !
– Je vais voir. Je vais essayer. Au besoin,
je déciderai d'un renouvellement de vingt-quatre heures de la
GAV.
– Tellement plus
facile ! Parfait.
Ils raccrochent.
Bensoussan se lève et vient à la vaste baie d'où
il a une vue panoramique sur le cimetière de la Chartreuse.
Qui dira que la justice française est
lente ?… Qu'est-ce que ça cache ?… Ou Fargeat-Touret et
Bideault sont de mèche, ou Bideault tire dans les pattes de son
confrère… Non. S'ils étaient d'accord, le réquisitoire introductif
serait rédigé dare-dare ; au besoin, Fargeat donnerait un coup
de main à son pote pour obtenir la libération de sa copine.
Il soupire. Dire que je suis devenu flic parce
que je voulais résoudre des énigmes insolubles. Je n'ai rencontré
que des minus qui se prennent pour des lions sous prétexte qu'ils
s'entre-dévorent. Les rats aussi s'entre-dévorent !… On ne
devrait pas laisser les enfants lire des polars… J'en suis
exactement là où Vérane a voulu m'amener… Dans quel but ?… Au
fait, j'ai pas revu Fourrier, qu'est-ce qu'il glande ?
Il revient à son bureau, décroche et pianote un numéro
intérieur.
L'esquimau prend la ligne aussitôt.
– Je vous avais demandé un palmarès complet
de Moran…
– C'est fait. C'est un digest. Deux excès de
vitesse, un stationnement interdit…
– Vous vous foutez de moi !
– Non ! Je vous promets, on a que dalle.
Tu ne dois rien savoir. Les RG le
rangent dans la catégorie « toujours du côté du manche »,
et les mœurs l'ont eu à l'œil pour des rumeurs de soirées peu
habillées. T'en sauras pas plus. Il
semble que ça a eu lieu en cercle privé, entre adultes
consentants ; ils n'ont jamais pu vérifier quoi que ce soit.
Pas de plaintes. Elles ont toujours été
classées sans suite. Quelques anicroches épisodiques dans
son job, pour lesquelles la presse locale aime bien le
chambrer ; une en ce moment en bord de Garonne… Des malfaçons,
une manif de proprios mécontents, des broutilles, rien qui puisse
nous concerner… Et Jeannot Gourdon dit que
rien ne doit nous concerner !
Ils en ont de bonnes ! J'ai jeté un coup d'œil sur sa
compta Internet, ses bilans sont déposés, tout est clean…
T'es trop feignant pour aller farfouiller
toi-même. Il sous-traite, effectivement. Il a beaucoup moins
de salariés aujourd'hui qu'avant. À la lecture, y a pas un indice
qui permette de suspecter un racket. Surtout
si on cherche pas à savoir.
– Et la liste des petits camarades de
Gourdon, qu'est-ce que ça donne ?
– Je suis désolé, patron. Ils me font passer pour un gros nul ! Je l'ai
paumée.
– Ah ! putain de merde !
– Font
chier ! Je m'en veux.
– Voyez avec Fargeat-Touret s'il a un double.
Tenez-moi au courant.
Les policiers du nouvel hôtel de police de
Mériadeck n'apprécient guère la cafétéria, flambant neuve, du
rez-de-chaussée, gérée par une société privée. Tarifs trop élevés.
Ils préféraient de beaucoup le restaurant interministériel
associatif de la paisible rue Thiac, jadis saturée de chapelles.
Ils y payaient 1 euro de moins et y avaient leurs habitudes
quand ils œuvraient dans l'antre noir de Castéja. On murmure que,
faute de clients – moins de 100 au lieu des 200 attendus –, le self
pourrait fermer dès la rentrée prochaine.
Le lieutenant Nguyên Tan Phat, qui n'a pas connu
l'ancienne formule, ne peut faire la comparaison, mais peu fortuné
et solidaire du boycott de ses collègues, il pique-nique sur son
plan de travail. Ce midi : rillettes et gruyère.
On espère que la mise en quarantaine évincera la
pitance capitaliste au profit d'une renaissance de la bonne vieille
cuisine collectiviste.
Kévin allait passer au fromage ; son portable
l'interrompt.
Les immatriculations. Une Bretonne dodue et
rigolarde, qui pourrait être sa mère, dont il a mal retenu le
nom.
– Le numéro du Renault Master que tu nous as
refilé est celui d'un soum de la maison.
Il culbute au bord de l'étranglement.
– Quoi ?!
– Un sous-marin, un faux-taxi !
J'ai bien
compris ! La toux l'empêche de répliquer.
– Faut capter, mon grand. Un fourgon banalisé
où on se planque pour surveiller les mauvais citoyens. Ils manquent
pas d'humour, ceux qui ont bricolé celui-là. Parce que, dans notre
jargon, on appelle ça, aussi, un faux-master. Et ce bahut, c'en est
un vrai… Master… Hé, ho, réveille-toi ! Tu nous as fait une
syncope ?
– Non, non.
– Ah bon, parce qu'une fois, mon beau-frère,
en buvant de l'eau, il a avalé de traviole et il est tombé dans les
pommes.
– Et alors ?
– Ma sœur lui a filé des tartes !… Avec
les pommes, ça s'impose !
Elle rit à perdre haleine.
– Très drôle… Ce soum, vous pouvez savoir qui
l'occupait hier, entre 7 et 9 heures du matin ?
– Ah ! ça, c'est pas mon rayon !
Vois avec l'équipement. Bon app' !
N'ayant pu, malgré une dizaine de tentatives,
joindre Joël Ardinaud au téléphone, maître Carole Aubertin, qui
connaît ses penchants alcooliques, a décidé d'aller résidence Les
Amures tambouriner à sa porte entre midi et deux.
Elle a d'abord été troublée de découvrir
l'ascenseur des étages pairs interdit d'accès par des scellés de la
police. Y a dû avoir un accident… Elle
a donc pris l'ascenseur impair. Ardinaud !… Arrête ! Tu
divagues !
En trouvant, au quatorzième, la porte qui
l'intéresse elle-même placée sous scellés, elle a un creux à
l'estomac, comme une brutale extraction de matières par une pompe
aspirante. C'est pas vrai !
En quête d'informations, elle sonne à droite…
Personne… En face, une voix âgée refuse d'ouvrir. À la troisième
tentative, un colosse africain lui confirme le drame qu'elle
pressent.
– Cet ascenseur, il tombe en panne tous les
huit jours. Sans compter les dealers qui bricolent les portes pour
planquer leur merde. Ça devait arriver ! Je l'avais dit !
Quand on voit que ce genre de chose se produit ici ou là, je
l'avais dit ! Ça devait arriver ! Mais pourquoi Joël, y a
que Dieu qui sait. Il était gentil, l'aurait pas fait de mal à une
mouche. Y a encore une demi-heure, l'immeuble était plein de flics.
Il était temps que la société s'occupe de lui. Elle l'a laissé
crever au chômage, la société. Même sa meuf qui l'avait plaqué. Si
vous voulez le voir, ils l'ont emmené à la morgue.
Carole Aubertin préfère redescendre par
l'escalier. Accident, mon œil. Trop gros pour
être une coïncidence. Sur son répertoire, elle cherche le
numéro de Bensoussan.