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Hugo dort.
Affalé en travers du lit de 180, il ronfle bruyamment. Valérie lui a fait remarquer plusieurs fois qu'elle subissait ce concert vrombissant quand il avait forcé sur le Chivas. Il lui a promis d'y remédier et est un soir arrivé d'une pharmacie en proclamant détenir le remède miracle, un spray dont, le samedi suivant, il s'est aspergé le palais et la luette… Le résultat escompté fut bien au rendez-vous, mais avec d'inattendus effets secondaires effrayants. En effet, le lendemain au réveil, une réaction allergique lui couvrait la gorge de boutons en grappes l'obligeant à consulter d'urgence. Une inflammation qui lui valut huit jours d'arrêt de travail et dont, selon lui, il ne vint à bout qu'en décidant d'en parachever la cicatrisation au Chivas.
Son ronflement s'interrompt brusquement, cédant le terrain à l'apnée. René Bousquet ! L'ami de Mitterrand ! Il s'éveille en sursaut avec une longue aspiration caverneuse. Liste ! Bousquet ! Pas René… M'a frappé quand j'ai lu ce nom… Pourquoi je l'ai oublié ? C'est drôle que ça me soit revenu en dormant… Je suis obsédé par cette histoire… Pas René
– Fernand ! Fernand Bousquet, c'est ça ! Il faut qu'Agnès Le Guen mette la main sur ce second couteau. Lequel ça pouvait être, le plus jeune ou le plus vieux ? Avec ce prénom, c'était sûrement le plus vieux, à gueule de boxeur… Je préférerais l'autre qui avait l'air d'une lavette.
Il se retourne. Faudra que ce Bousquet nous raconte par quel hasard il traquait Valou dans les bois en compagnie de Jeannot Gourdon… Je ne vais jamais arriver à me rendormir.


La vessie extrêmement douloureuse, Valérie a fini par se résigner à manifester son besoin. Elle l'a fait en s'énervant. Le garde lui a passé les menottes. Une fliquette est venue des étages. Elles ont cheminé sous les quolibets, les invectives, les évocations obscènes.
Parvenue aux toilettes, elle a cru qu'elle n'allait jamais s'arrêter, tant et si bien que l'accompagnatrice a toqué à la porte.
À présent, revenue dans sa cage, sur la banquette dure et froide qui la contusionne, elle pleure en silence sans s'en apercevoir. Il ne se passera rien cette nuit. Je m'enfonce dans un trou noir. Tout ça pour avoir voulu tirer d'affaire un garçon qui a eu l'imbécillité de contracter avec le diable… Une main à la peau hâlée lui caresse doucement les cheveux. Elle ouvre les yeux. Elle reconnaît la Roumaine amenée en garde à vue pour racolage passif, il y a un peu plus d'une heure… Deux, peut-être… La jeune femme aux grands yeux sombres lui sourit et parle tendrement, dans une langue dont elle n'entend pas un mot. Qu'elle est douce… Quel âge elle peut avoir ? Dix-huit, dix-neuf… Si ça se trouve, elle n'est même pas majeure dans son pays… Elle a dû en rêver de la France, la malheureuse. Qu'est-ce qu'elle y découvre ? L'esclavage, la brutalité, l'arrestation… Elle va se faire condamner par un « juge coup de tampon », comme les appelle Hugo, elle va en prendre pour deux ou trois mois et elle sera renvoyée chez elle… Pourquoi juger ces filles en délinquantes alors qu'elles sont des victimes ?… Elle pouvait espérer mieux d'un pays qui a ratifié la Convention de l'ONU réprimant la traite des êtres humains et l'exploitation de la prostitution… Où sont tous ceux qui ont profité d'elle : passeurs, maquereaux, loueurs de taudis, clients ?… À la banque, on dit que le beau Jean-Denis tremperait dans ce genre de trafic pour les soirées chaudes qu'on lui prête… Ce sont certainement des gens tels que lui qu'on veut protéger en condamnant les victimes et non pas les bénéficiaires de leur exploitation… Y a un boulot monstre à faire sur ce secteur… Arrêêête ! Une guerre contre les moulins à vent t'a pas suffi ? Ça t'a menée au bord du suicide ! Décidément, Puymireau a raison, je dois faire une fixation sur mère Teresa !
– Comment tu t'appelles ?
– Pas comprendre.
– Tu as un si beau sourire…
– Pas comprendre.
Valérie lui prend la main et la presse sur sa joue.
– Moi non plus, je ne te comprends pas… Et pourtant, si, je te comprends tellement… Je t'aime. Tu es ma sœur.
– « Je t'éme »… Comprendre… Te iubesc : je t'éme.
– Te iubesc, toi dont je ne sais pas le nom.
Elles s'étreignent. Valérie a les yeux baignés de larmes. La jeune fille qui sent la mandarine sourit. En la serrant contre elle, Valérie ne sait plus si l'odeur de La Porte de l'Enfer existe réellement ou si elle n'est que dans ses propres narines, une espèce d'hallucination olfactive la poussant à rejeter ce théâtre maudit de tout son être.


Hugo n'a pas pu se rendormir. Au clavier de son ordinateur, il entame la rédaction de réquisitions visant à obtenir la détention provisoire d'un directeur commercial qui, en état d'alcoolémie, au volant d'une Volvo, a pris la fuite après avoir tué une grand-mère et blessé grièvement sa petite-fille en promenade sur une route de campagne. Parmi les motivations justifiant sa requête, une phrase vient sous ses doigts :
Le contrôle judiciaire ne saurait être suffisant pour garantir le maintien à disposition de la justice du mis en examen qui, en fuyant le lieu de l'accident, s'est notoirement dérobé à son obligation d'assumer ses responsabilités.
S'est notoirement dérobé… On dirait que je parle de moi… Faut que je voie Valou, elle doit être morte d'angoisse. Il se lève et étire ses muscles endoloris. Je ne la connais que depuis peu mais je sais comment elle vit, je sais pertinemment qu'elle n'est en rien coupable. Cela devrait suffire, bon sang ! L'opinion d'un magistrat se portant garant devrait emporter la décision !… Il se rassied. Je dis n'importe quoi, quand on voit ce qui se passe dans certaines affaires ! Pourquoi un magistrat serait-il plus crédible que n'importe quel citoyen ?… Il relit sa dernière frappe. Mais ne parvient pas à concentrer son attention… Je pourrais aller à l'hôtel de police, j'arriverais sans problème à convaincre l'équipe de nuit de me la remettre, ils ne sont vraisemblablement pas avertis de notre relation. Je peux prétendre être en charge du dossier… Ils me la confieront sans discuter, même s'ils s'étonnent de l'heure… Valou attend sûrement de ma part quelque chose de ce genre
– T'as trop été fasciné par Robin des bois dans ton enfance ! Mais Bensoussan n'est pas le shérif de Nottingham. En revanche, Thierry Vérane peut être aussi dangereux que le prince Jean. Si tu fais le con, il te restera plus qu'à tirer un trait sur ta carrière… T'as tout compris… T'es un lâche.
Il reprend sa rédaction.
Attendu que, selon les premières constatations et auditions, son taux d'alcoolémie très élevé (1,83 g)…
Il rectifie.
… son taux d'alcoolémie élevé (1,83 g) n'est pas fortuit mais résulte d'un alcoolisme chronique reconnu, il serait risqué de le laisser libre de ses actions qui peuvent s'avérer violentes dans le but d'exercer des pressions sur les témoins ou les victimes et leurs parents.
T'es un lâche… « Il serait risqué de le laisser libre de ses actions », peut-être qu'un jour on écrira ça de moi… Il se peut que je ne mérite pas Valérie… C'est même certain… Tu me fais marrer ! Si on te vire de la fonction publique, qu'est-ce que tu deviens ? Avec quoi je fais vivre notre ménage ?… Je deviens avocat ? Je serais la risée du barreau ! Emporté, il conclut.
Le ministère public requiert la détention provisoire à titre de mesure de sûreté.
Il frappe son point final avec hargne. Je vais prendre un Stilnox, sans ça, je ne fermerai plus l'œil de la nuit. T'es vraiment pas Robin des bois… Pourvu qu'elle refasse pas une TS.


Les gyrophares bleus, blancs et orange trouent la nuit.
Une berline de la gendarmerie de Tresses est arrêtée allée des Isards, devant la landaise des Dubreuil. Deux gendarmes en sont descendus. L'un d'eux est en relation avec le centre d'information et de communication de la brigade territoriale.
– Nous avons tourné autour de la maison, tout est fermé, tout paraît normal. Par la petite fenêtre du garage, on voit qu'y a pas de voitures, pas plus que sous l'abri… Nous avons sonné, frappé, personne répond. Les gens sont sûrement partis pour les fêtes de Noël. La maison est vide ou alors, ils sont tous morts.
– Vous avez l'impression qu'on s'est foutu de nous ?
– Affirmatif. C'est pas la première fois.
– Faut bien que les gens s'amusent.
– Ils pourraient jouer à autre chose.
– Mission terminée. Vous reprenez la patrouille.
– Bien reçu. Nous quittons les lieux.