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À la Saint-Valentin, Hugo Fargeat-Touret a un
pincement au cœur, sans excès, toutefois. Celle qui a partagé six
mois de sa vie s'éloigne peu à peu dans un recoin de ses souvenirs,
cernée d'un brouillard de mystère et de doute. Penser à elle trop
souvent ramènerait à la surface des questions déplaisantes
concernant sa déloyauté, sa lâcheté, son égoïsme, son
insensibilité, son manque d'amour véritable. Il préfère les éviter.
Quand elles surviennent, il les synthétise en deux mots :
« une erreur ». Il se la pardonne aussitôt.
Il a rassemblé les quelques vêtements et objets
délaissés chez lui par l'effacée. Un temps, il a pensé les expédier
à La Hume. Puis il s'est dit que le père pouvait mal réagir devant
cet affront et, craignant un scandale à domicile ou, pire, au
Palais, il a renoncé. Le paquet a atterri à la cave, sur la vieille
armoire Conforama où il range le fatras de ces choses qui pourront
servir un jour et qu'on n'utilise jamais.
En congrès à Bordeaux, la communauté harkie
déplore que douze de ses treize candidats aux élections régionales,
regroupés en un cercle « génération harkis » au sein de
l'UMP, se retrouvent sur les listes en position inéligible. En
retour, le Comité national de liaison appelle au vote blanc dans
vingt et une régions sur vingt-deux. L'exception est Midi-Pyrénées,
où Philippe Douste-Blazy laisse une chance à Hadda Maddache.
Patrick Lataste a réprouvé cette indélicatesse des
têtes de listes UMP dont beaucoup sont ministres. Elle lui semble
présenter un relent de la ségrégation qu'il observe dans ses
recherches sur la traite négrière bordelaise.
Valérie a partagé son point de vue.
Ils ont admis, l'un et l'autre, combien il était
saugrenu qu'ils doivent à la seule force majeure des circonstances
leur rapprochement actuel habité de discussions et de confidences
qu'ils pensaient ne devoir jamais partager. Elles sont nombreuses
car, malgré les exhortations de Valérie à ne pas interrompre ses
travaux, Patrick s'est fait un point d'honneur de venir au parloir
chaque jour de visite autorisé.
– La plus précieuse de mes œuvres, c'est toi,
mon cœur. Laisse-moi racheter les années où je t'ai paru
indifférent.
– Je… je crois que j'ai été injuste avec
toi.
Elle avait les larmes aux yeux. Il a pris sa main
entre les siennes.
– Pourquoi est-ce que ça m'a été plus facile
de demander à ton avocate de te répéter que je t'aime… que de te le
dire à toi ?
Leurs doigts se sont étreints. Le front de la
surveillante de passage derrière la porte vitrée s'est
plissé.
Patrick Lataste est là une heure tous les lundis,
mercredis et vendredis après-midi. Au fil des semaines, il voit
avec amertume la déception, la rancœur, la fatigue, la mélancolie
s'inscrire sur le visage amaigri de sa fille.
– Je ne suis pas un animal fait pour être en
cage, mon pauvre papa.
Il sourit tendrement.
– En existe-t-il un seul ?
– Les barreaux me tuent… Sophie Cazenave a
collationné les bilans des Moran, mari et femmes – l'actuelle et
les ex qui, elles aussi, ont servi de femmes de paille – mais
malgré de multiples démarches officielles, Carole Aubertin n'a rien
pu obtenir de l'Urssaf. Et ce qu'elle obtiendrait de manière
illicite serait jeté à néant. Je suis pourtant convaincue que dans
les fichiers de l'Urssaf sont inscrits les chiffres qui
dynamiteraient l'arnaque, tout le système Moran-Collin sauterait.
Les employés de l'Urssaf, ce n'est pas le secret bancaire qui les
empêche de délivrer les informations qu'ils détiennent, c'est la
loi « Informatique et libertés ». La liberté pour
qui ? La liberté pour protéger les tricheurs ! Moran dort
sur ses deux oreilles, nos institutions le protègent.
– Un juge peut les obtenir, ces
données.
Lasse, elle hausse les épaules.
– Mon juge ? Il doit peaufiner son plan
de retraite. À moins qu'il soit mort… Y a tellement de morts dans
cette affaire.
– On pourrait alerter Le
Canard enchaîné. Je peux m'en charger. Le conseil général a
une fille exceptionnelle chargée des relations avec la
presse ; elle m'a à la bonne. Un animal les chaînes aux pieds
comme toi, ça ne devrait pas laisser indifférent un canard. Il doit
bien exister une solidarité entre bêtes… Tu me laisses faire ?
Avec un peu de doc de Carole Aubertin, je peux rédiger un texte
humoristique et mobilisateur.
Valérie est restée coite.
– … C'est vrai que c'est pas idiot.
– Mais ta grand-mère me disait toujours que
j'étais pas la moitié d'un imbécile !… Sauf qu'elle, elle
voulait dire que je l'étais totalement. Elle avait beaucoup
d'estime pour moi.
Il rit, en se forçant un peu, histoire de
l'égayer.
La surveillante qui passe fronce les
sourcils.
Pourquoi Valérie pense-t-elle encore au couple
Moran-Collin, quand Sud-Ouest lui
apprend qu'un incendie, incontestablement criminel avec ses huit
départs de feu, a entièrement dévasté le hangar 28 du bassin à
flot ? Le bâtiment était appelé à disparaître entre 2007 et
2009 dans le cadre d'une zone d'aménagement concerté. Moran adore ça, les ZAC. La concertation, ça le connaît.
Il a dû donner un petit coup de pouce pour accélérer les choses…
Faut que je fasse gaffe ! Je fais une fixation, je le vois
partout.
Un sondage sur les intentions de vote des
Aquitains au premier tour des régionales donne Alain Rousset
(PS-Verts) en tête, avec 32 %, devant Xavier Darcos et
François Bayrou, ex æquo à 22 %. La liste PFDR, conduite par
Élysée Alban que Jacques Collin encense à chacun de ses passages,
est créditée de 4 %. Un second tour Rousset-Bayrou verrait la
victoire du second. Le Béarnais fait sourire son concurrent.
– Il vient dire aux Aquitains qu'il les aime,
qu'il est heureux de les aimer. Mais ce n'est pas suffisant,
François, il faut aussi travailler, connaître la région. Et
surtout, ne pas se présenter comme un nouveau en politique.
C'est le travers français,
ça, le manque de renouvellement.
Siméon Bensoussan et sa brigade financière mettent
la main sur un ancien cadre des Assedic vivant d'allocations
chômage obtenues par la création de faux dossiers. Les treize ans
de cavale de l'escroc prennent fin grâce à la vigilance d'un
employé du bureau de poste de la place Picard. Si Bensoussan met treize ans à arrêter Richard Ridouet, il
n'est pas encore lavé, mon honneur ! Et encore, rien ne prouve
que Ridouet ira un jour au guichet de la place Picard !… Je
rigole, mais j'en crève de toute cette indifférence… La prison
c'est pire que l'Assommoir de Zola, c'est la Décérébreuse… Je ne me
supporte plus entre ces murs, je ne me supporte plus… Je
m'imaginais plus forte que ça.
Le 22 février, sur Europe 1, Valérie entend
que Le Journal du dimanche annonce la
prescription définitive de l'action judiciaire dans le dossier
concernant les frais de bouche des époux Chirac à la mairie de
Paris. Un non-lieu est imminent. C'est
dégueulasse ! Je n'ai rien volé, je n'ai rien volé, je n'ai
rien volé, et je suis là !!! C'est
dégueulasse !
Début mars, le Conseil constitutionnel réfute deux
dispositions de la loi Perben. La première concerne la notion de
« bande organisée », la seconde le
« plaider-coupable ». La promulgation de ce texte, que
ses opposants qualifient volontiers de « loi
d'exception », est donc retardée jusqu'à réécriture des
articles incriminés. Maître Aubertin apprécie.
Valérie s'attriste en entendant annoncer la mort
de Claude Nougaro. Elle s'enfonce un peu plus dans sa déprime. La
« petite fille en pleurs », c'est elle. Quelle chiotte d'apprendre ça maintenant, ici, dans ce
trou à rats ! C'est un sale début d'année. Eddie
Barclay la fiche en rogne : « C'était un garçon qui avait
le talent de toujours m'étonner. Il a beaucoup apporté à la chanson
française, en offrant un autre langage et un autre style après
Brel. » Hommage bidon ! Tu l'avais
viré ! Tu avais cessé de croire en lui !… Peut-être qu'un
jour Hugo dira de moi que j'avais le talent de toujours l'étonner…
Guignol !
Le mercredi 10 mars, Le
Canard enchaîné, dénonçant un copié-collé maquillé en
journalisme d'investigation, titre : « Islam des banlieues : France Soir s'est
mosquée du Monde ». L'article de Patrick Lataste y est
publié en page 8 et dernière, encadré comme un faire-part de
décès.
MOTUS SUR GARONNE
« Il a été très discret, l'écho fait en
décembre dernier à la tentative d'escroquerie, avec flag, descente
de police sirènes hurlantes et perquise comme au ciné, dont a été
victime la banque Geoffroy-Dornan, institution familiale bordelaise
née en 1883, une des rares survivantes de la finance privée encore
aux mains des descendants et alliés de son fondateur.
Il est discret, le juge Eudes Mansard qui
instruit le dossier. Ses amis le surnomment affectueusement “le
fossoyeur”, tant il est habile à enfouir dans ses placards les
corps de délits dont les odeurs pourraient déranger.
Elle est discrète, Valérie Lataste, la jeune
cadre de la BGD, présumée innocente, porteuse, non pas de pain –
laquelle vécut une mélodramatique erreur judiciaire, comme chacun
sait – mais de chapeau. Voilà bientôt trois mois qu'elle croupit
derrière les barreaux de la prison de Gradignan si prisée des
suicidaires, Valérie. Une détention provisoire dont les jours
s'écoulent sans que rien ne se passe. Discrètement.
À l'évidence, Bordeaux est une ville
discrète.
Le bel aventurier, prétendument nommé Richard
Ridouet, qui a refilé des millions en fausses pièces de 20 dollars
or US à de naïfs banquiers (c'est ainsi que les employés aiment à
se désigner), connaissait cette discrétion quasi helvète de la
place. Et il en a tiré profit, le bougre ! Non pas, voyez
comme c'est drôle, pour s'enrichir, car il s'est éclipsé sans un
sou, le malheureux, avec discrétion cela va de soi, mais pour
concentrer tous les regards sur la porteuse de chapeau. Elle a une
si jolie tête, Valérie ! Elle porte si bien le
chapeau !
Il se dit autour du Port de la Lune que,
justement, le beau Jean-Denis, hédoniste local œuvrant dans la
promotion des immeubles (avec des insuccès divers) et le
rapprochement des individus affamés de relations originales (avec
un savoir-faire apprécié), il s'y connaît en jolies têtes
féminines. Il en a offert des chapeaux ! À chacun de ses
mariages, ses femmes en portaient un !
D'ici à ce qu'il en ait offert un à Valérie…
Juste histoire de la remercier du zèle qu'elle a déployé en se
penchant sur les dossiers bancaires du galant homme protégé par le
secret (toujours lui).
Mais l'ingénue a perdu de vue qu'à trop se
pencher, elle risquait de se casser le nez. Elle entendait défendre
la cause d'un de ses clients, Laurent Dubreuil, artisan peintre
ruiné par les pratiques du beau Jean-Denis, protecteur de la
Tradition haute en toc combinant droit de cuissage patronal et
parrainage à la Don Corleone.
Un parrain, le gai luron en a un proche du ciel,
et qui se sent bien abrité sous une immunité étoilée. Ce serait ce
noble parrain, épris d'ordre et d'action, aujourd'hui fort occupé
par les élections régionales, qui, de son château dominant la
Garonne, aurait, en alertant la Famille, délégué au bel aventurier
éclipsé le soin de fourguer le chapeau vénéneux à la belle trop
curieuse tenue au secret.
Remarquez, bien que son petit ami substitut du
procureur ait préféré prudemment l'abandonner, elle n'est pas la
plus à plaindre, la jolie banquière embastillée. À ce jour, le
tableau des services rendus par la fortune (qui peut être bonne ou
mauvaise) affiche 5 morts à 0.
In memoriam :
Joël Ardinaud, qui vécut avec l'imprudente (tombé dans une cage
d'ascenseur) ; Laurent Dubreuil, le client qu'elle voulait
sauver de la faillite (“suicidé”) ; Anita, Noémie et Nicolas,
son épouse et ses deux enfants en bas âge (brûlés vifs dans leur
voiture). La mauvaise fortune ne fait pas de détail.
Il se dit qu'elle aurait été secondée par de
dévoués filleuls disséminés dans les rouages de l'État dont le Don
Corleone aquitain fut l'un des serviteurs de haut rang. Ça aide,
pour les services… secrets.
Le juge Eudes Mansard ne s'est toujours pas
interrogé sur ces morts violentes. Peut-être a-t-il peur de gêner
ou de décevoir. Il est si discret.
Dernière minute : l'Urssaf pourrait détenir
les clés ouvrant la boîte à mystère. Pas de bol ! Là aussi, y
a du secret dans l'air, celui de la loi « Informatique et
libertés », qui empêche les fichiers de parler sans le
truchement d'un magistrat.
Allez, juge Mansard, un gros effort, ne soyez pas
timide, faites causer l'Urssaf, les comptes du beau Jean-Denis
peuvent être éloquents. »
La publication fait l'effet d'un arrosage au jet
haute pression. Tous les protagonistes cités ou évoqués, informés
au fil de la journée par des correspondants amicaux ou feignant de
l'être, puis bien vite harcelés par des commentateurs impliqués ou
inquisiteurs, vivent un mercredi qu'ils n'oublieront jamais. Leurs
téléphones portables et fixes connaissent la journée historique de leur existence.
Ni le Palais ni l'hôtel de police n'y échappent.
Hugo Fargeat-Touret, Agnès Le Guen, Gautier Bideault, Daniel
Fuentès, Siméon Bensoussan, tous se disent que le vent risque de
tourner, si les médias nationaux reprennent la nouvelle pour y
fourrer leur vilain nez, et qu'il va falloir présenter le bon
profil, si on ne veut pas être emporté par la tourmente.
À la BGD, Le Canard
circule de main en main.
Les réactions sont diverses : ricanements,
compassion, indifférence, malaise, révolte, renfrognement se
côtoient.
Sophie est ravie que la presse s'interroge enfin.
Ça va bouger !
Dans un couloir du Parlement européen, croisant
Jacques Collin, sans s'arrêter car il ne l'aime guère, Charles
Pasqua, railleur, lui lance : « Tu devrais lire
Le Canard du jour, collègue ! Y a
un coin-coin où tu risques de te retrouver en pays de
connaissance. »
Vautrin pianote aussitôt le code de son assistante
corvéable à merci et lui ordonne d'aller « acheter ce torchon,
séance tenante ».
Un quart d'heure après, il sait ; il appelle
Moran… Qui n'osait pas lui téléphoner… Espionnant la ligne, Magali
Miller jubile.
Au Palais, les mis en cause s'interrogent sur
l'identité du cafteur. On essaierait bien de savoir auprès du
Canard qui a informé, qui a rédigé…
Mais on sait la démarche inutile. Même si on fait planer la menace,
la source ne sera pas dévoilée.
Et la tentative serait inévitablement rapportée
aux lecteurs, attirant les rieurs du côté des frondeurs.
Le procureur Fuentès est persuadé que l'article
est de la main de Valérie.
– Comment ce texte a-t-il pu sortir de
Gradignan ?!
Furieux, il passe un savon à Hugo Fargeat-Touret
qui se prévaut aussitôt d'avoir rompu toute relation depuis
l'arrestation.
Le juge Mansard, rongé par l'acrimonie, soupçonne
ses confrères et consœurs de lui avoir glissé cette peau de banane
sous les pieds. Sollicité par Libération, il refuse toute interview. En ne se
privant pas d'une mesquinerie qu'il croit être une
vengeance :
– Les juges d'instruction ne sont pas
habilités à renseigner la presse, c'est le rôle des procureurs… À
plus forte raison s'ils ont été fiancés à la « jolie banquière
embas- tillée ».
– Qui est le petit ami substitut dont parle
Le Canard ?
– Sans doute un… homme qui rit… d'avoir
laissé tomber son… Esméralda… le misérable… Même ça, je nierai vous
l'avoir dit.
Content de lui, il raccroche avec un petit sursaut
guilleret.
Le temps de se procurer la liste des substituts,
et le téléphone sonne chez Hugo.
– Non, vous faites erreur, je… je ne connais
pas cette demoiselle… je n'ai pas de commentaire à faire.
Hugo, t'as un cœur de pierre…
Et sur cette pierre, je bâtirai mon reniement… Je suis une superbe
ordure.
Appelé dans la soirée par L'Humanité, Jacques Collin demande à son
interlocutrice qu'elle lui lise l'article au sujet duquel elle veut
avoir son avis, « car vous m'apprenez son existence, chère
mademoiselle ».
– Vous me surprenez, monsieur Collin. Je vous
croyais un homme superinformé.
– Comme quoi chacun peut se tromper sur son
prochain. Je ne vois pas du tout qui est le parrain auquel il est
fait allusion.
– Beaucoup pensent qu'il s'agit de
vous.
– De moi ?!
L'homme à la voix de bronze s'esclaffe d'un rire
qui se prolonge.
– Ça me glace de vous amuser autant…
– Surtout pas ! Soyez-en remerciée, car
l'amusement n'est pas mon lot quotidien, que ce soit à Strasbourg
ou en campagne électorale.
– Le sort de Valérie Lataste vous
réjouit ?
– Je fais confiance à la justice de mon pays.
Si Mlle Lataste est là où elle se trouve, c'est qu'elle a dû
faire ce qu'il fallait pour y aller. Mais je vous promets de
m'intéresser à son histoire et d'intervenir en cas de besoin.
– Le parrain, donc, vous ignorez qui
c'est ?
– Mademoiselle, vous savez comment on les
appelle ces ragots, dans mon Sud-Ouest natal ?
– Dites.
– Des couillonnades.
Émilienne de Saint-Astier parcourt quatre journaux
et revues par jour. Le Canard enchaîné
la divertit d'ordinaire beaucoup. Aujourd'hui, elle a été très
choquée de voir le patronyme Geoffroy-Dornan associé à celui d'un
mafieux auquel serait lié ce beau Jean-Denis que le P-DG Baudin,
interrogé sur-le-champ, lui a dit être vraisemblablement Moran,
l'un des gros clients de la banque.
Au dîner, elle ne s'en est toujours pas remise.
Entre les filets de sole à l'oseille et le gratin de poire, elle
ordonne à sa gouvernante de convoquer Baudin pour demain à
déjeuner.
– J'ai des décisions à prendre… Allez-y… Tout
de suite.
Gratianne Bertolet s'exécute.
Le lendemain matin, tenue au courant par la rumeur
de l'émoi qu'a suscité derrière les hauts murs de la pension
Chouiney l'initiative de son père, Valérie prend avec plaisir l'une
des trois douches collectives réglementaires de la semaine. Elles
sont accordées, précise l'article D. 358 du Code de procédure
pénale, « dans toute la mesure du possible » ;
formulation nébuleuse masquant des problèmes de budget et de cubage
d'eau chaude disponible.
Soudain, foudroyante, Macha-la-dingue, nue et
trempée, surgit sous le jet et frappe la jeune femme affaiblie à
coups de tête, de genou, de coude, de poing, de pied. Devant la
violence de l'attaque, sonnée par le premier coup de boule, Valérie
n'a même pas eu le temps de lancer un appel au secours. Très vite,
assommée, défigurée et sanglante, elle n'en a plus la force. Macha
la chevauche sur le carreau, où elle lui pilonne huit ou dix fois
le crâne, jusqu'à l'en éclater, quand interviennent les deux
surveillantes restées à l'extérieur des cabines. Elles auront un
mal fou à maîtriser la furie qui pousse des vociférations démentes
et hurle des horreurs.
– Laissez-moi ! Je veux la manger !
Ouvrez-lui le ventre ! Ouvrez-lui le ventre, y a des bêtes
dedans ! Y a des bêtes dedans ! Donnez-moi son
foie ! Je veux son foie !
Inconsciente, Valérie est dirigée sur l'hôpital
Pellegrin de Bordeaux.
Le Service médico-psychologique régional implanté
à la maison d'arrêt prend en charge Macha Buchbinder.
Cataloguée « D. 398 », elle est jugée
d'une dangerosité rendant impossible son maintien en établissement
pénitentiaire. Au vu du certificat médical, l'autorité préfectorale
décrète sa nécessaire hospitalisation d'office dans un
établissement de santé approprié.
Il n'existe en France que deux unités pour malades
difficiles pouvant accueillir des femmes : celles de Villejuif
et de Montfavet. Elles offrent une quarantaine de lits aux
disponibilités variables. L'UMD de Montfavet accepte de recevoir la
malade en urgence.
Les médecins urgentistes constatent que Valérie
Lataste est plongée dans un coma de stade 3 d'origine
polytraumatique.
Le chef de clinique avise le procureur de la
République de Bordeaux.
– Elle a été massacrée. Cinq hématomes extra-
et sous-duraux mettent en jeu le pronostic vital à court terme.
Désolé.
Daniel Fuentès est extrêmement ennuyé.
Durant la nuit, Macha Buchbinder est transférée
dans le Vaucluse par la gendarmerie nationale et remise, le
vendredi, aux mains du personnel hospitalier de l'UMD de Montfavet,
déplacée temporairement dans les locaux de l'hôpital psychiatrique
pour cause de travaux.
Le dimanche suivant, à 20 h 45, Macha
prend en otage l'infirmière qui l'emmène regarder la télévision
dans la salle réservée aux détenus. Elle détient un couteau et un
revolver dont on découvrira qu'ils ont vraisemblablement été
introduits à travers le grillage sectionné de la zone d'hébergement
temporaire de l'UMD.
Revolver pointé sur la nuque, à bord de sa voiture
personnelle, l'infirmière est contrainte de conduire la fugitive au
nord du département où elle la relâche en rase campagne.
Les forces de police mobilisées sont restées
bredouilles.
Le réseau COA a parfaitement fonctionné.
Dans un article intitulé « Quand hôpital rime
avec cavale », Le Quotidien du
médecin commentera :
« Une demi-douzaine de détenus s'évadent
chaque année à la faveur d'un transfert médical. Est-ce le prix à
payer pour une prise en charge sanitaire des prisonniers devenue
identique à celle de tous les citoyens ?
…/…
Face à ces cavales médicales récurrentes, outre
les UMD, “sanctuaires quasi
inviolables”, les unités hospitalières sécurisées
interrégionales (Uhsi), dont une est déjà en fonctionnement à Nancy
(Le Quotidien du 18 février), et
bientôt les unités hospitalières, spécialement aménagées (Uhsa)
pour les détenus souffrant de maladie mentale, devraient constituer
des réponses appropriées. Dans ces structures, le bâti est inspiré
des forteresses, la surveillance est du ressort de l'administration
pénitentiaire et la sécurité de la police. »
Au théâtre antique d'Orange, dans le cadre de la
campagne des régionales, critiquant sévèrement les événements de
Montfavet, ville voisine, et déplorant que « la surveillance
de Macha Buchbinder ait été laissée à la seule responsabilité du
personnel hospitalier », Vautrin exige « le renforcement
impératif des moyens répressifs ».
Les forteresses Uhsi et Uhsa lui paraissent être
« une amorce de solution digne d'intérêt. Mais une amorce
seulement ».