“Vous croyez qu’il reviendra un jour ?”

La voix de Fernando tira l’amiral de Medeiros de ses songes.

“Plus le temps passe et moins j’en suis sûr”, répondit l’amiral.

 

Fernando acquiesça. Lui aussi pensait que Passeo était retourné à Maputo et ne réapparaîtrait plus. Le petit cercle était brisé. La mort avait pris le contre-amiral Da Costa et la vie avait éloigné Passeo. Il ne restait qu’eux maintenant et plus rien n’était possible. Que pouvaient-ils faire à deux ? Se raconter des histoires, tour à tour ? Quelles histoires ? Lui ne connaissait que sa cuisine. Il n’avait rien à raconter, rien d’autre que des histoires de quartier. Il fallait se résigner : le cercle était brisé et ils resteraient seuls avec leur appétit inassouvi de Mozambique.

 

“Que reste-t-il de tout cela, Fernando ?” demanda soudainement Aniceto de Medeiros.

 

L’amiral avait l’air triste tout à coup, d’une tristesse épaisse qui vous pèse sur le visage.

“De quoi ? demanda Fernando qui n’avait pas compris.

— De nos heures passées ici. Des histoires que nous nous sommes racontées les uns les autres. De nos réunions, des plats partagés, des cigarettes fumées et des histoires dites et écoutées. Je ne parle pas que de la dernière, Fernando, je ne parle pas que de la nuit Mozambique de Passeo. Celle-là, parce qu’elle est la dernière, est peut-être celle qui nous accompagnera le plus longtemps, mais les autres ? Tous ces instants passés chez toi, à quatre, qu’en restera-t-il ? Je suis revenu ici parce que je me suis rendu compte ce matin que cela me manquait. Tout au long du chemin, j’ai repensé à nous. Cela te fera peut-être rire, Fernando, mais ces instants-là sont parmi les plus chers de ma vie. Ce ne sont pas les seuls, bien sûr, mais si on devait dire qui je fus, il me semblerait impossible de ne pas raconter nos repas. Est-ce que tu comprends cela ?”

 

Fernando acquiesça. C’était le même sentiment qui l’habitait. Mais avant qu’il ne pût répondre, l’amiral reprit et sa voix se fit encore plus sombre.

“Que restera-t-il de tout cela ? Rien, Fernando, rien du tout.”

Le visage de Fernando s’illumina d’un coup. Il sourit avec bonheur. L’amiral vit le visage enjoué de son ami et en fut surpris.

“Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.

— Je ne peux pas faire revenir Passeo, répondit Fernando. Et la tristesse qui nous accompagne parce que nous savons que nous ne nous rencontrerons plus jamais à quatre, je ne peux pas la soulager. Mais vous vous trompez, amiral. Que reste-t-il de nos réunions ? Rien, dites-vous ? Vous vous trompez. J’ai mes petits secrets. Attendez. Je vais vous montrer.”

 

Aussitôt, il se leva et disparut dans les cuisines. L’amiral entendit un bruit d’escabeau, de tiroirs, quelques chutes d’objets, puis Fernando réapparut. Il avait sous le bras de grands étuis oblongs en carton, de ceux dans lesquels on range des cartes ou des toiles de tableaux. Il avisa une table du restaurant, fit signe à l’amiral de s’approcher puis, lorsqu’il fut à ses côtés, il ouvrit un des étuis et en sortit un papier qu’il déroula en disant, avec joie.

“J’ai gardé toutes les nappes.

— Les nappes ? répéta l’amiral sans comprendre.

— Les nappes en papier sur lesquelles nous avons mangé ces soirs-là. Je les ai toutes gardées. Regardez. Elles sont toutes là. Je les ai même datées, chaque fois. Tenez : « 8 août 1969. » Et celle-là : « 3 juin 1978. » C’est la dernière. Vous voyez, ce n’est peut-être pas grand-chose, mais il reste cela.”

 

L’amiral resta bouche bée. Il lui fallut du temps pour sortir de sa stupeur. À l’instant où Fernando avait déplié les nappes, cela lui avait semblé ridicule : un désir dérisoire de conserver ce qui ne peut l’être. Mais maintenant, il se penchait sur les nappes, il les parcourait du regard, du doigt, et l’émotion le gagnait. C’était une sorte de cartographie de leur amitié qu’il avait sous les yeux. Les taches de vin. La position des assiettes. On pouvait imaginer qui était assis à quelle place. Il revoyait les gestes des mains au-dessus de ces nappes. Un verre que l’on renverse et qui interrompt, pour un temps, le récit. Une miette de pain avec laquelle on joue du bout des doigts. C’était la trace la plus émouvante qui pût rester de leurs rencontres. Une foule de nappes.

 

Il examina plus longuement la dernière : celle de 1978. Avec l’aide de Fernando, ils refirent le plan de table. Ils observèrent la place du commandant Passeo. Une petite tache de vin rouge semblait la marquer avec exactitude. Les mains qui avaient fait cette tache savaient-elles qu’elles ne reviendraient jamais ? pensa l’amiral. Il avait sous les yeux une trace tangible de leur amitié et il trouva cela beau. Le souvenir de toutes ces conversations était là, sur ces papiers salis. Une forme de sérénité l’envahit. Oui. C’était bien. Ils avaient été cela. Quatre hommes qui parlaient, quatre hommes qui se retrouvaient parfois, avec amitié, pour se raconter des histoires. Quatre hommes qui laissaient sur les nappes de petites traces de vie. Et rien de plus.

2000-2007 (Paris)