Je me souviens d’une discussion que j’ai eue avec le capitaine Samard. J’étais arrivé dans la région depuis quelques mois. Il m’avait reçu chez lui, un soir. Le plaisir de voir un Français certainement. Le capitaine Jean Samard. Soirée douce d’Afrique, pleine de grésillements d’insectes et de soupirs d’arbres. Je le revois, Samard, avec sa bonne tête d’honnête homme, buvant un verre de prune en pensant à la Sologne. Il savait ce que je faisais dans la région depuis plus d’un an, on le lui avait dit, et cela le désolait. “Ripoll, m’avait-il dit, franchement, je ne comprends pas. Un type comme vous. Un ancien des tranchées. Médaillé pour bravoure, paraît-il. C’est ce qu’on m’a dit. Ripoll. Qu’est-ce que vous faites ? Franchement. Vos trafics, là : les armes, les pierres précieuses… Vendre des fusils à ces pauvres nègres. Qui vont s’entre-tuer. Ou pire. Les utiliser contre nous. Franchement, Ripoll. Un homme comme vous. Au nom de la morale des poilus. J’en suis un moi aussi. La baie de Somme. Je ne comprends pas. Vous méritez mieux.”

 

J’aurais pu laisser Samard ronronner, le laisser évoquer avec grandiloquence le drapeau français, la vertu des poilus, l’exemple que nous représentions, mais j’avais envie de mordre, et de le mordre lui, justement, avec sa gentillesse sucrée. Lui, oui, le capitaine droit et franc, avec sa moustache pleine de bonne volonté. Il allait bientôt me taper sur l’épaule, m’enjoindre de retrouver le droit chemin, me proposer un poste pourquoi pas, ou du moins une lettre de recommandation signée de sa belle main de République. Je l’ai regardé, avec la violence d’un coup de feu. “C’est vous qui me dégoûtez, Samard. Après les tranchées, vous êtes venu là. Vous avez traversé des mers, des fleuves et des forêts, dans votre bel uniforme, parce qu’on vous en donnait l’ordre. Vous y retourneriez dans la baie de Somme, si on vous le demandait. Et dès demain même. Avec entrain. La jubilation de l’obéissance. Moi pas, Samard. Je brûlerais la cervelle du premier type qui oserait venir m’en donner l’ordre. Il n’y a plus rien, vous comprenez, plus rien qui puisse me dire où aller et que faire. Mes commerces vous dégoûtent ? Un ancien de l’armée ne devrait pas se livrer à cela ? C’est ce que vous pensez, Samard ? Mes trafics, je les aime, moi. Je vends des armes. Je fais de l’argent sur du sang. Et ces mulets vont s’entretuer, vous avez raison. Ou se ruer sur vos comptoirs peut-être un jour. Oui. Avec des fusils que je leur aurai vendus. Et alors, Samard ? Ne me dites pas ce que je dois faire. On me l’a dit lorsque je portais l’uniforme et c’était pour que j’égorge, pour que je brûle, pour que j’assassine sans fin, à longueur de journée. Je vends des diamants, du tabac, du café et de la dynamite. Je fais de l’argent. Je ne privilégie aucune tribu, c’est au plus offrant. Vous trouvez cela révoltant ? Plus rien ne me révolte, Samard, depuis les tranchées. Plus rien ne me fait vomir. J’ai perdu le sommeil depuis longtemps. Le monde n’a aucun sens. Je le contemple la tête renversée. Un trafiquant, dites-vous. Un vaurien, oui, pourquoi pas… J’ai vu pire et je sais qu’il n’y a aucun châtiment à redouter. Le ciel est vide. Quand bien même Dieu aurait existé, nous lui avons crevé les oreilles et les yeux avec nos pluies d’obus qui déchiraient le ciel. Vous vous souvenez ? Les nuits où ça pilonnait, le ciel rouge, la fumée qui semblait jaillir de la terre. Qui peut survivre à cela ? Laissez-moi à mes trafics. Vous ne valez pas mieux que moi. Si vous aviez un peu de bon sens, il y a longtemps que vous auriez chié sur votre uniforme. Ils ont fait de nous des bêtes, Samard. Que voulez-vous que je fasse ? Je suis jeune. Il me reste quelques années à vivre. Je fais mon trou. Comme une bête. C’est tout.”

 

Il avait le visage rougi par la colère. Outré, le capitaine Samard. Il m’a prié de sortir de chez lui. Il a marmonné encore des choses. Que jamais il n’aurait cru. Un nihiliste. Que c’était facile. Que c’était révoltant. Que la France tout de même. Et le devoir vis-à-vis de nos enfants. Je me suis levé. J’ai souri. Je savais que j’étais laid à cet instant. Ce sourire me rendait laid. J’ai craché dans le verre de prune et je suis sorti.