Je suis la guerre. C’est pour cela qu’ils m’appellent le colonel Barbaque. Ils ont reconnu cela en moi : une hyène, qui s’ennuie lorsqu’elle ne tue pas.

 

Je n’ai pas toujours été ainsi, mais il faut remonter trop loin. Je ne me souviens plus. Non, toute ma mémoire est un champ de bataille. La grande guerre des tranchées m’a transformé. Je suis la guerre parce que je ne sais faire que cela. Et que je m’insulte la nuit de n’être bon qu’à tuer n’y change rien. Que je me déteste et que je me frotte les mains dans les eaux du fleuve pour essayer de les laver n’y change rien. Ils ont fait de moi un monstre.

Partout où je vais, j’apporte la poudre et les corps suppliciés. Partout où je vais, on murmure mon nom avec effroi. Barbaque. Barbaque. Le soldat fou qui tue les Français. Barbaque qui assaille les comptoirs, pille les forts et met en pièces les régiments.

 

Des années de guerre. Combien ? Je ne sais pas. Je ne vis plus comme ça, en comptant les mois, en fêtant les saisons et les anniversaires. Je ne vis plus comme ça. Une ligne droite, il ne me reste plus que cela. Une longue ligne droite faite d’assauts, d’embuscades, de chasse et de défaites. Nous perdions des hommes Bien sûr. Énormément. Mes guerriers étaient courageux mais ils se faisaient faucher par la mitraille. Et nos machettes ne pouvaient rien contre les mortiers. Nous perdions des hommes mais personne d’autre que nous ne le savait. Qui savait combien nous étions ? Samard n’en avait aucune idée et c’était cela qui le terrifiait. Combien d’hommes de combien de villages venaient régulièrement grossir nos rangs ? Est-ce que le pays était en train de se soulever ? Ces questions tournaient dans sa tête avec la chaleur de l’harmattan et lui faisaient trembler les doigts autour de son verre de prune. Il ne savait pas. Il ne savait rien. S’il avait su, Samard. S’il avait su… Nous n’avons jamais été nombreux. Une poignée d’hommes que ses régiments auraient pu anéantir en une journée s’ils avaient su où nous trouver. Nous n’avons jamais été nombreux mais le pays nous cachait. J’ai cru, au tout début, que le grand soulèvement du pays serait possible, que c’était à cela qu’il me serait donné de participer. Et puis, très vite, j’ai su que le vent soufflait contre nous. L’Afrique tout entière passait la tête sous le joug. Partout des coups de feu, des révoltes, des hurlements, mais cela n’inversait pas le cours du fleuve. Ce n’étaient que les soubresauts du vaincu. L’Afrique était à genoux, mains derrière le dos. Nos attaques contre les comptoirs n’y changeaient rien. Nos rapines et nos assassinats ne comptaient pas. J’ai vite su que nous ne pouvions que perdre, mais je n’ai rien dit. La victoire était de durer. C’est pour cela – peut-être – que je ne comptais pas les années. Je me suis battu. Et j’ai fait de mon mieux. Mais la France tout doucement, avec patience, nous a étranglés. Samard ne s’en rendait même pas compte. D’autres que lui participaient au combat qui nous faisaient plus de mal et contre lesquels je ne pouvais rien. Des tribus étaient achetées, des alliances se faisaient pour nous isoler. Lentement, on nous coupait du pays.

 

“Des nègres assoiffés de sang.” Voilà ce que nous étions. Moi oui, ces noms me convenaient. Mais eux, mes hommes, mes frères, eux non. Ils se battaient avec plus de beauté que moi. Ils n’avaient pas les yeux ravagés que j’ai et la laideur sèche des tueurs. Leurs esprits ne s’étaient pas brûlés au contact de la Grande Guerre. Pour eux, le geste restait net : ils se battaient pour leur terre et leur liberté. Ils m’avaient accepté à leurs côtés parce que je leur servais. Je savais mener une attaque et je terrifiais les Français. Ils m’ont utilisé et ils ont bien fait. Et lorsqu’ils ont voulu renoncer à la guerre, lorsqu’ils se sont rendu compte – comme je l’avais fait avant eux – qu’il n’y avait rien d’autre que la défaite et qu’il fallait mieux pactiser, ils se sont débarrassés de moi. Il n’y avait rien d’autre à faire. Asphyxiés. Nous étions asphyxiés. Ils ont eu raison. Pour leur famille, pour préserver le peu qu’ils avaient, ils ont déposé les armes et Samard a pu sourire.

 

Combien de temps cela a-t-il duré ? Je ne sais pas. J’ai vieilli horriblement. Un corps décharné. Cette longue chasse m’a usé. À moins que non. À moins que des dizaines d’années ne se soient véritablement écoulées et que Samard aussi ne soit devenu un vieillard. Il faudrait que je le voie pour savoir, mais je ne le verrai plus. Je file sur le fleuve. J’entends les cris de ceux qui me voient passer. Les coups de feu qu’ils tirent des berges. C’est bien. C’est mon dernier voyage.