Ils se réunissaient toujours chez Fernando. Autour d’une de ces tables en bois sur lesquelles le patron disposait délicatement de longues nappes en papier. Ils n’arrivaient jamais avant 22 heures. Sans que jamais personne en ait parlé explicitement, cette heure tardive avait été élue par tous pour que le restaurant commence à se vider lorsqu’ils arrivaient et qu’ils puissent avoir le sentiment, au fur et à mesure qu’avançait la nuit, que le lieu leur appartenait. Et puis il fallait que Fernando puisse venir les rejoindre le plus vite possible, s’asseoir à leur table et n’en plus bouger – ce qui était impossible avant la fin du premier service.

 

Ils aimaient ce vieux restaurant où la porte des cuisines restait toujours ouverte – laissant s’échapper de chaudes odeurs de fritures marines, où les bouteilles de vin, lorsqu’on les débouchait sous leur nez, poussaient de longs soupirs de table.

 

Ils se retrouvaient là, une ou deux fois par an. Jamais à date fixe. C’était au gré des disponibilités de chacun. Et il était rare, pour tout dire, que ces quatre hommes soient dans leur ville natale au même moment.

Lorsqu’un rendez-vous était fixé, c’était toujours le même protocole. L’amiral de Medeiros téléphonait pour réserver une table. C’était à lui qu’incombait cette tâche. À partir de cet instant, Fernando ne vivait plus que pour cette soirée : il mettait de côté ses plus beaux poissons et rêvait à mille entrées inédites qu’il pourrait offrir à ses amis. Lorsqu’ils arrivaient, le patron leur ouvrait la porte lui-même et les débarrassait de leur vêtement. Il serrait les mains tout en essayant de se souvenir de la date exacte où ces hommes étaient venus pour la dernière fois manger ses poissons frits et sa brandade de morue, goûter son vin blanc et perdre un peu de temps sur ses lourdes chaises en cuir. À peine étaient-ils assis que Fernando revenait des cuisines avec quatre petits verres scintillants d’alcool et quelques amuse-gueules. Ils trinquaient, passaient la commande, puis le patron les abandonnait à leur repas.

Il les retrouvait plus tard dans la soirée, lorsqu’il avait fini de servir les autres clients et qu’un peu de répit lui était accordé. En attendant, les trois amis discutaient à bâtons rompus et faisaient honneur à leur hôte en savourant, avec jubilation, leurs poissons.

 

Il y avait là l’amiral Aniceto de Medeiros, le contre-amiral Da Costa et le commandant Manuel Passeo. Les trois hommes s’étaient connus à l’école de la marine. C’étaient à l’époque trois jeunes officiers aux mains gantées et au regard profond ; assoiffés d’écume, prêts à naviguer jour et nuit sur les mers du monde. Trois jeunes hommes à qui la vie allait réserver des hoquets imprévus. Le commandant Manuel Passeo, le premier, perdit son regard conquérant. Une histoire d’insubordination. Une bagarre avec un supérieur. Il quitta la marine avant la dernière année d’école, mais ne put se résoudre à quitter la mer. Ces mots qu’il prononçait avant du bout des lèvres, cette désignation honteuse de “marine marchande”, il la fit sienne et devint ce que ses camarades appelaient en riant un marinier. Le contre-amiral Da Costa se maria. Quelques années plus tard, sa femme tomba malade. Une forme rare de dégénérescence nerveuse. Il fallut être toujours plus présent. Da Costa espaça de plus en plus les missions, jusqu’à demander à ne plus partir. Il fut nommé à l’Arsenal de Lisbonne – poisson exilé dans le sable. L’amiral de Medeiros tint, lui, son pari marin, son appétit d’algues et d’écume. Mais au bout de cette vie de voyages, il lui semblait parfois n’avoir rien appris de plus que ses camarades.

 

Ils se réunissaient parfois, donc, dans le restaurant de Fernando et il était de coutume qu’un d’entre eux prenne la parole et raconte une histoire. Et c’était comme de prendre la mer, comme ça, de nuit, tous les quatre ensemble, comme cela n’arriverait jamais dans la vie, sans uniforme, sans grade, tous les quatre portés par le même flot et plongés dans la même ivresse de l’écoute.