Tout s’est désagrégé très vite. Hurlements et sirènes d’ambulances. Les crises de plus en plus dures, les éclats de plus en plus violents, scènes de ménage jusqu’à l’évanouissement. Et ton souffle qui devenait de plus en plus court, ton souffle animal qui me faisait peur car je pensais que tu périrais un jour, dans un dernier hurlement, toute bleue d’étouffement. Ce sifflement sourd des bronches qui cherchent un peu d’air, suffoquent et s’asphyxient. Tes yeux exorbités. La colère et la peur. Tout s’est désagrégé. Cheveux ébouriffés, coups de poing contre mon torse. La haine de la maladie, la révolte contre l’injustice, tu criais tout cela à mon visage, et je ne savais que dire. Je te trouvais parfois, assise dans un coin de la cuisine, recroquevillée sur le carrelage, en chemise de nuit, reniflant comme une bête, immobile et transie. Tu disais que tu allais te foutre en l’air. Ou tu ne disais rien. J’essayais de te relever, de remettre en place tes cheveux et de te mener jusqu’à ton lit. Tu ne disais rien. Tu me regardais avec surprise, le regard fixe et étrange. Je n’ai jamais su si, dans ces moments, tu me reconnaissais ou pas.

Tu t’endormais comme une petite fille. Et lorsque j’avais remonté les couvertures sur ton corps décharné, plein de bleus et d’entailles, je pleurais doucement. Tout est allé si vite. Et j’ai été si lâche. Je sais, j’aurais dû tout arrêter, m’occuper de toi, mais je ne supportais pas. Je n’étais pas assez fort pour cela. Alors, lorsque je t’avais couchée, je prenais mon manteau et je sortais. J’allais trouver Greg, pour me saouler ou arpenter les rues.

Lorsque tu n’étais pas prostrée, tu devenais infernale. Tu brandissais des couteaux, hurlais des insultes et la rage te montait aux joues. Tu disais : “Tu trouves que je suis folle ? C’est ça ? Je suis un poids pour toi ? Je vais crever. Tu seras bientôt tranquille. C’est ça que tu veux, je sais bien que c’est ça que tu veux mais tu n’as même pas le courage de me quitter.” Je ne répondais rien. J’essayais de te maîtriser. Les crises passaient. Cela mettait de plus en plus de temps. Mon visage était de plus en plus souvent entaillé par tes ongles. Tu crachais. Tu mordais. Mon corps a gardé mille petites traces de ta folie. Ces combats-là, plus que ta maigreur et ta maladie, plus que la lente détérioration de ton état, ces combats-là, Ella, m’ont éreinté. J’en étais usé. Dès que je pouvais, je prenais mon manteau et partais. Cet appartement, j’ai commencé à le haïr. Je le fuyais autant que je le pouvais. Il n’y avait que dehors que je retrouvais la vie dont j’avais rêvé. Les voitures continuaient de rouler. New York vivait. La nuit scintillait. J’oubliais tout. Je marchais, tantôt seul, tantôt accompagné. Personne ne me posait de questions, personne ne mentionnait ton nom. À croire que tu étais déjà morte. C’était mieux comme ça. C’est ce que je voulais. Qu’on me laisse en paix. Que le brouhaha de la grande ville soit plus fort que tes cris. J’ai pensé mille fois te quitter. J’aurais été capable de cela, tu sais. Prendre un train. Tout laisser derrière moi. Cet appartement couvert de verres brisés, tes cris de folle, ma douleur et ta mort. Tout laisser derrière moi. Partir, oui, j’y ai pensé. Une chose m’a retenu, je crois. C’est que toujours, Ella, même au plus fort de tes crises, tu gardais des instants de lucidité. Ce pouvait être en plein milieu d’une bagarre ou lorsque je t’avais couchée. Ton visage ne bouillonnait plus de rage. Tes traits avaient la douceur d’un esprit apaisé. Tu me regardais en souriant du fond de ta souffrance. Tu me faisais signe de me rapprocher. Je me penchais sur toi. Tu m’embrassais doucement, ou me couvrais le visage de tes deux mains. Tu répétais mon nom. Tu disais : “Mo’, ce n’est pas ce que j’ai voulu, tu sais. J’avais prévu les choses tout autrement. C’est injuste, Mo’, n’est-ce pas ? Pourquoi est-ce que je vais mourir si tôt ? Il y a tant de choses qui me restent à faire. J’aurais aimé te donner des enfants, lire tes poèmes, être fière de toi. Est-ce que tu écriras encore, Mo’, après moi ?” Je te faisais signe de te taire. Je pleurais comme un enfant. Je te suppliais de dormir. Comme tu étais belle, Ella, dans ces instants de répit. Une clairière au milieu d’une forêt de tourments. C’est pour cela que je ne te quittais pas, pour ces quelques minutes où tu étais toi, où je retrouvais celle avec qui je voulais vivre une vie entière dans les draps. Comme tu étais belle, Ella, dans cette pâleur étrange. Comme il était cruel que tu sois restée aussi lucide que cela.

Moi aussi, Ella, j’avais prévu les choses autrement. Moi non plus, je n’ai pas voulu cela. Il faut tout recommencer, Ella. Tout recommencer.