Les semaines qui suivirent furent rythmées par les patrouilles de nuit qui ne trouvaient aucune autre âme vivante – dans les rues – que celles de marins ivres ou de chats tentant de se protéger de la pluie. Régulièrement, nous découvrions un nouveau doigt. Des portes étaient maculées de sang. Le nègre, quelque part, continuait de se couper des doigts et de les déposer, çà et là, comme un défi cannibale. Les maisons étaient toujours choisies avec le même à-propos. Celle de la veuve du capitaine. Celle du chef de la capitainerie. Celle du duc. Comme s’il savait qui était qui et où résidait chacun. Comme s’il voulait désigner au ciel la faute de chacun de ces hommes. Il nous maudissait et le doigt de Dieu était sur nous. Chaque fois, ces doigts furent accompagnés d’un malheur : la femme du duc fit une fausse couche, le chef de la capitainerie fut l’objet de violentes crises de fièvre dont personne ne comprenait l’origine. Ces coïncidences firent trembler le peuple et la même question se mit à tourner sur tous les étals de marché : qui serait le prochain ?

Il me semblait, moi, que la ville s’était mise à vivre, et qu’elle avait entrepris de nous perdre. Elle était l’alliée du fugitif et lui offrait son ombre pour qu’il continue à s’y dissimuler. Ce sentiment, depuis, n’a fait que croître. Aujourd’hui, des années plus tard, je sais qu’elle m’épie. Les murs me regardent. Les pavés des rues ricanent à mon passage. Les maisons ont des doigts, des yeux, des bouches qui m’insultent. Elle vit tout autour de nous et je sais qu’elle ne me laissera pas en paix. Tout m’observe et conspire.

 

Le sixième doigt fut trouvé devant la porte de la résidence de l’archevêque. C’est ce jour-là que nous embarquâmes. L’escale à Saint-Malo n’avait que trop duré. Il fallait poursuivre : aller vendre aux Amériques nos cargaisons de bois d’ébène, revenir les cales pleines de denrées rares et faire couler l’argent à nouveau.

Au fond, je peux l’avouer maintenant : j’ai hâté le départ ce jour-là, car la peur m’avait saisi. J’étais persuadé que je serais le prochain. Je voulais partir au plus vite pour tout laisser derrière moi et que le nègre choisisse d’autres victimes. Qu’il désigne les quatre derniers coupables tandis que je serais sur la mer, avec mes hommes, loin de tout. J’ai fui, comme un lâche, devant ce malheur que j’avais moi-même apporté.

 

Tout le monde, je crois, fut soulagé de lever l’ancre. Cet arrêt à Saint-Malo nous avait rendus fous. Nous fûmes heureux de reprendre la mer, d’effacer ces nuits de traque et de laisser derrière nous le nègre manchot.

 

J’ai su bien plus tard ce qui s’était passé après notre départ. Deux semaines après notre embarquement pour l’Amérique, le dixième doigt fut trouvé devant la porte principale de la ville. Étrangement, la découverte de ce dixième doigt soulagea les habitants. L’éparpillement allait cesser. Et effectivement, jour après jour, semaine après semaine, la tension baissa. Il n’y avait plus rien d’étrange à signaler. La ville reprit vie et le commerce ses droits. Le fugitif était peut-être encore là mais on ne s’en souciait plus. Et d’ailleurs comment aurait-il pu être encore là ? Sans manger. Ni boire. Avec ses deux moignons sanguinolents. Non. Le plus probable était qu’il était mort maintenant, ou qu’il s’était évaporé comme une ombre.

 

Nous naviguâmes pendant des mois. Personne, à bord, ne parla jamais de ces événements, mais nous avions beau nous le cacher les uns aux autres, nous avions beau nous mentir à nous-mêmes, nous étions devenus des vieillards usés que le moindre craquement de bois faisait sursauter.