Ce jour-là, je suis rentré plus tôt. Tu m’attendais sur le trottoir. Tu faisais les cent pas devant la porte de l’immeuble. Quand tu m’as vu arriver, tu as souri de tout ton corps. Je t’ai demandé ce qu’il se passait, ce que tu faisais dehors. Tu n’as rien répondu. Tu m’as serré dans tes bras et j’ai senti que tu pleurais. Je n’oublierai jamais cette étreinte baignée de pleurs et de sourires. Tu m’as murmuré à l’oreille que ça y était, que la maison d’édition venait d’appeler, qu’ils avaient lu mes poèmes et voulaient les publier. Le bonheur de cet instant, Ella, le temps ne peut pas nous l’enlever. Je me souviens du rire nerveux qui a couru dans mes veines, de cette coulée d’adrénaline qui a réchauffé mes muscles. Je me souviens de tous ces baisers échangés dans l’incrédulité et la précipitation. Je te demandais de répéter chacun de leurs mots, et tu me les répétais. Je te bénissais de joie. Tout était possible, Ella. Le froid et la fatigue allaient cesser. La vie que je voulais, la vie que je t’avais promise, celle à laquelle nous avions rêvé pendant toutes ces nuits d’été, serrés l’un contre l’autre sur notre petit balcon, incapables de dormir à cause de la chaleur, incapables de dormir à cause de notre excitation, cette vie-là pouvait commencer. Tu te souviens, Ella ? Il n’est pas possible que tu aies oublié. Où que tu sois maintenant, il n’est pas possible que ton ombre ne tressaille pas, parfois, du souvenir de cette journée.

Il fallait quelque chose de grand. Une fête immense pour te dire ma reconnaissance. Je t’ai dit de t’habiller, de mettre la plus belle de tes robes, de te maquiller. Et je t’ai emmenée, en taxi, au Gramercy Park Hotel.

J’avais rêvé, souvent, à cet hôtel. Je ne sais pas pourquoi. Quelque chose de désuet et d’imposant, comme un peu de gloire passée qui semblait coller encore aux murs.

Tu te serrais contre mon bras. Lorsque le portier nous a ouvert et s’est effacé pour nous laisser passer, tu as serré plus fort encore, et tu m’as dit que tu m’aimais. C’était comme d’entrer dans un lieu saint. Il n’y avait pas d’orgue, pas de famille ni d’amis, nous étions seuls, mais c’était comme une cérémonie. Ce jour-là, à l’instant où nous sommes entrés, je t’ai épousée d’un serment secret. Dans cette cathédrale feutrée où des grooms diligents s’agitaient en tous sens, dans cette église du monde moderne, nous nous sommes mariés, sans apprêt ni prière, avec, simplement, le regard partagé des amants qui se désirent et se taisent. Une nuit de beauté. Nous avons mangé dans notre chambre. C’était une pièce vétuste. Le téléviseur était suranné, l’air conditionné faisait un bruit effrayant, mais la chambre était immense. Le lit aussi. Nous avons fait l’amour. Les cris poussés dans ces draps furent les plus beaux cris de ma vie. Tu as dansé sur le lit, à moitié nue, à moitié ivre. Je t’ai regardée longtemps. J’étais heureux. Tu le savais. Cette nuit est la nuit gagnée de notre vie. La seule, au fond, que nous ayons sauvée. Mais elle est là, dans mon corps, sur mes lèvres, au bout de mes doigts. Elle est là. Nous avions décidé de ne pas dormir. Tu me parlais de ce que tu voulais faire. Tu parlais d’un nouvel appartement, des enfants que tu voulais. Je te caressais les seins, tu me caressais la main. Au petit matin, nous nous sommes endormis. Tes rêves, alors, ont dû avoir la douce splendeur du sommeil des vainqueurs. La nuit du Gramercy, nous l’avons bue jusqu’à la dernière goutte.

Pour cette nuit-là seulement, Ella, je dis que j’ai été heureux. Heureux, oui. Il y a longtemps.

Je voudrais que cette nuit-là rachète ta maigreur, tes rides et les jours de pleurs. Je suis vieux, Ella, mais je n’ai pas oublié. Je te dis que cette nuit fut celle de ma vie et qu’à l’instant de mourir, je me souviendrai de la seconde où nous sommes entrés dans le hall, cette seconde où tu m’as serré plus fort, où nous étions des rois et où, dans le secret de cet hôtel feutré, je t’ai épousée.