J’ai toujours su que je n’arriverais pas à revenir des tranchées. Trop loin. Trop longtemps. Mais ceux qui m’attendaient avaient l’air de tellement y croire que je me suis laissé faire. Je pensais encore qu’ils avaient peut-être raison. Je les ai laissés essayer de me récupérer. Au fond, je savais que cela ne servait à rien parce que les tranchées grouillaient encore en moi. Elles m’avaient appris le combat, la terreur et l’ivresse de survivre. Elles m’avaient appris la rapidité de l’assassin et la patience du chien. On ne fait pas un homme avec cela. Nous n’étions plus des hommes.

 

Elles ont mis du temps à s’en apercevoir. La mère. La femme. Elles voulaient y croire. Fêter le retour. Fermer la parenthèse et reprendre la vie là où nous l’avions laissée. Mais je ne pouvais pas. Les gestes, je les avais oubliés. J’aurais dû leur dire cela. Que ça n’était pas moi qui rentrais. Que Quentin était mort là-bas. Qu’il ne fallait pas essayer de me garder mais me rendre à cette vie nouvelle qui venait de m’enfanter, violente et sale. Elles ne m’auraient pas cru. Alors nous avons essayé. Mais ça ne marchait pas.

 

Quentin ? disait la femme parfois. Tu es sûr que ça va ?”

 

Je faisais oui de la tête mais aucun son ne sortait de moi. Je ne pouvais pas lui dire qu’au-dedans, la tourmente recommençait. D’un coup. Comme ça. À cause d’un grincement de porte ou d’une odeur de viande brûlée. Les bombardements. Les corps retournés. D’un coup. Le cri des copains qui partent à l’assaut. Le sifflement des balles et la nuit déchirée par le feu. Je ne pouvais pas lui dire que tout se remettait à brûler en moi.

 

“Quentin ? tu es là ?”

 

Je faisais oui de la tête et je partais marcher un peu. Ça n’a pas pu durer. La violence, je la sentais en moi, par jaillissements. Envie de tuer. De saisir un couteau, là, et de percer. Qui que ce soit. Le premier corps devant moi. Le couteau, durant toutes ces années, avait été un prolongement de mon bras, ça manquait. Oui, j’ai vite compris que ça manquait. Les jours calmes toujours renouvelés, je ne pouvais plus. Je n’étais plus cet homme-là. Alors je suis parti, laissant la femme, la mère et le village derrière. Je n’ai pas eu l’impression d’abandonner quoi que ce soit. J’avais quitté tout cela le jour où j’avais été appelé sous les drapeaux. Je ne me suis pas demandé où j’allais aller. Je le savais depuis toujours. J’ai quitté Cogolin. Les femmes n’ont rien fait pour me rattraper. Elles avaient compris, elles aussi, que je ne m’appartenais plus. Que leur Quentin, ce n’était pas en moi qu’il fallait le chercher. Je suis allé à Marseille et de là, sans hésiter, j’ai pris le premier bateau pour l’Afrique. Il n’y avait que cela de possible. Si l’Afrique ne marchait pas, ce serait la balle dans le crâne. J’étais décidé. Mais il fallait essayer cela auparavant. Le pays de M’Bossolo. Voir le pays de mon frère. Suer sous le même soleil. Le continent noir m’appelait. J’étais un de ses fils depuis ce jour, à l’infirmerie, où je l’avais vu mourir. Noir. Oui. Il n’y avait que cela de possible. Ou tout était à brûler.