Vous me dévisagez. Vous avez peur. J’ai quelque chose de fiévreux dans le teint qui vous inquiète. Je souris. Je tremble. Un homme brûlé, pensez-vous. Je ne lève pas les yeux. Je sursaute souvent, au moindre bruit, au moindre geste. Je suis occupé à lutter contre des choses que vous ne voyez pas, que vous seriez même incapables d’imaginer. Vous me plaignez, et vous avez raison. Mais je n’ai pas toujours été ainsi. Je fus un homme autrefois.

 

Aujourd’hui que j’y repense – malgré les années qui ont passé, malgré mon esprit rongé par les cauchemars et les peurs vénéneuses, malgré cette méfiance dévorante qui me fait fuir la compagnie des hommes –, aujourd’hui, je sais que c’est ce jour où nous avons commencé à devenir fous, sans même nous en apercevoir. Nous sommes entrés dans une nuit qui allait nous emporter les uns après les autres, et depuis ce jour, je m’en rends compte maintenant, même si mon esprit est troublé – ils le disent tous, ceux que je croise dans les rues et qui parlent à mon passage –, depuis ce jour, oui, la vie ricane dans mon dos. Elle me tord, m’inquiète et me prive de sommeil. Je ne suis plus ce que j’étais. Je fais peur, j’ai des yeux de chat et une maigreur de phtisique. Aujourd’hui pourtant, bien que je sois fou – comme ils le disent, et je ne leur donne pas tort tant je sens en moi d’agitation et de terreur –, aujourd’hui, je revois tous ces instants avec clarté.

 

“Commandant, il en manque cinq…”

C’est là, lorsque cette phrase a été prononcée, que tout a commencé. L’homme qui se tenait devant moi s’appelait Crombec. C’était un vieux cap-hornier à qui un cordage, un jour de tempête, avait arraché une oreille. Il me fixait avec un air d’enfant fautif, le regard bas, la moue boudeuse. Il ne m’avait pas appelé “capitaine” pour bien me faire sentir qu’à ses yeux, je n’étais que le remplaçant provisoire du vieux Bressac : un second promu par les aléas du sort, rien de plus, pas un vrai capitaine, pas encore.

Comment ça cinq ? dis-je avec stupéfaction.

— On a recompté trois fois, répondit-il avec calme. C’est certain. Il en manque cinq.”

 

Je me mordis les lèvres. Cinq nègres s’étaient échappés de notre navire. Cinq nègres sortis du port qui couraient sûrement maintenant dans les rues de la ville. Ils allaient profiter de la nuit pour piller, violer ou faire Dieu sait quoi… À cet instant je sentis que quelque chose venait de naître qui allait nous échapper. Quelque chose de pénible dont nous ne parviendrions pas à nous défaire. Les courants du sort avaient décidé de jouer un peu avec nous et il allait être difficile de s’y soustraire.

Foutre Dieu”, dis-je, et je me précipitai vers le navire pour rameuter tous les matelots.

 

Tout avait commencé à Gorée, au large du Sénégal, lorsque le capitaine Bressac eut la mauvaise idée de mourir. Nous y mouillions depuis douze jours : le temps d’acheter le bois d’ébène et de le charger à bord. Nous nous apprêtions à partir pour l’Amérique comme nous l’avions fait tant de fois auparavant mais Bressac tomba malade. Je pris provisoirement les commandes. Les choses étaient simples. Il suffisait de superviser les dernières manœuvres de chargement. Pendant trois jours il ne quitta plus sa cabine. On parla d’abord d’une légère indisposition, puis de fièvre, puis personne ne parla plus de rien. Le médecin que nous appelâmes monta à bord d’un air las et ne quitta plus la cabine. Lorsqu’il en ressortit le soir du troisième jour, ce fut pour nous annoncer la mort du capitaine : la fièvre l’avait bouffé de la tête aux pieds. Il ne restait plus qu’un corps maigre dans des draps salis de sueur.

 

Bressac mort, c’était à moi qu’il revenait d’assumer le commandement. Il ne fallait pas perdre trop de temps : achever le chargement du navire le plus vite possible et quitter l’Afrique, pour laisser derrière nous la fièvre accrochée aux côtes comme la brume aux rochers les jours de touffeur.

 

Aujourd’hui, je m’étonne de ne pas avoir senti que le malheur rôdait autour de nous, que c’était lui qui provoquait ces aléas, que c’était lui encore qui suscitait nos décisions. Nous aurions dû nous méfier de nous-mêmes, mais nous n’en fîmes rien. Nous étions encore, à l’époque, des hommes rudes que le vent n’intimide pas. Je pris les commandes. Personne n’eut rien à redire à cela. C’était bien. Du reste, la mort du capitaine n’avait pas affecté les hommes. Ils étaient habitués. Le scorbut accompagnait les navires comme les cormorans accompagnaient les pêcheurs dans la baie de Cancale, et faisait mourir les équipages sans discernement.

Mais je fis une erreur qui scella tout. Je ne sais pas comment cette idée a pu naître en moi. Cela, depuis, me tourmente. Nous aurions dû réserver au vieux Bressac le même sort que celui qui nous attendait, chacun d’entre nous, si nous crevions à bord : la mer. Rien de plus. Le bruit des vagues pour seule cathédrale. Mais ce n’est pas ce que j’ai ordonné. Peut-être parce que je connaissais le capitaine depuis toujours. Peut-être parce que je connaissais sa veuve et qu’il me semblait naturel de lui rapporter le corps de son vieil homme. J’ai ordonné de changer de cap : remonter vers Saint-Malo pour y déposer la dépouille de Bressac, et, de là, continuer notre route vers l’Amérique. C’était de la folie. Mais personne n’a rien dit. Peut-être que le sort qui avait affecté mon discernement avait aussi brouillé celui de mes hommes pour que nous plongions tous dans l’erreur avec la même assurance. Ou peut-être qu’au fond, cela les arrangeait : ils allaient revoir leurs familles plus tôt que prévu.

Aujourd’hui, je suis sûr que le vieux corps du capitaine m’a maudit d’avoir pris pareille décision. La mer. C’est ce qu’il aurait aimé. Revenir à Saint-Malo pour rendre sa dépouille à sa famille était une aberration. Qui, du reste, pouvait bien vouloir d’un corps puant de plusieurs semaines de putréfaction ?

 

Nous avons levé l’ancre. L’île de Gorée a lentement disparu. Le gémissement des nègres est monté du ventre du bateau. Ils faisaient toujours cela : gémir lorsque les dernières terres d’Afrique disparaissaient à l’horizon. Nous avions l’habitude. Nous ne les entendions même plus.

C’est ainsi que nous avons mis le cap sur la France, comme un chien le ferait par automatisme à la mort de son maître. Nous ne nous méfiions de rien. Nous chantions sur le pont, sans entendre, sous nos pieds, les dents des nègres qui crissaient et leurs fronts qui frappaient le bois des poutres.