Un homme est là devant lui auquel il vient de se cogner. Il marchait en regardant ses pieds. Il lève la tête maintenant et sourit comme pour s’excuser. Il met du temps à comprendre que l’homme lui parle. Il met du temps à voir que deux autres hommes sont derrière et qu’eux non plus ne bougent pas, n’avancent plus, semblent attendre, là, sous la pluie, quelque chose qu’ils veulent et qui ne vient pas. Petit à petit, il comprend que c’est à lui que l’on s’adresse. Il comprend que ce mot, pépé”, est le nom qu’ils lui donnent. Ce qu’ils veulent, il ne le sait pas. Il s’excuse et s’apprête à se frayer un chemin entre leurs corps immobiles mais une main se pose sur lui, jeune, nerveuse, une main qui l’agrippe par l’imperméable et l’empêche de faire un pas. Alors seulement il regarde le visage des trois hommes. Ils sont jeunes. Des enfants sauvages qui s’échangent des petits rires et tournent autour de lui en le frôlant de si près qu’il peut sentir à quel point leurs corps sont forts et affamés.

 

L’homme dont la main est posée sur son imperméable continue de lui parler. Il fait attention aux phrases maintenant car il comprend que se joue là quelque chose de grave et qu’il doit se concentrer. Il ne sourit plus. Il regarde les yeux de son interlocuteur. Visage jeune, sourire arrogant, il répète ce mot, “pépé”. Il lui demande où il va comme ça et s’il ne pourrait pas le dépanner lui et ses deux copains parce qu’ils ont froid et qu’ils aimeraient bien avoir de quoi entrer dans un bar et se payer à manger. Il dit que ce n’est pas sérieux, à un âge pareil, de sortir tout seul, dans la rue. Il est presque gentil, prévenant. Avec sa main de fauve, il lui tapote gentiment l’épaule. Il lui explique maintenant que lorsque trois types comme eux rencontrent un type comme lui, il arrive ce qui doit arriver. Il s’excuse presque en lançant à ses acolytes des petits regards de connivence. Et puis tout d’un coup, il reparle de la pluie et se met à s’énerver, disant qu’il n’est pas là pour discuter, qu’il est trempé et que le mieux serait de lui faciliter la tâche.

Une main alors se glisse sous son imperméable. Celle qui le tient à l’épaule resserre son étreinte. Instinctivement, il se raidit et fait un petit pas de côté. Une douleur soudaine au ventre lui coupe le souffle. La main qui le tenait à l’épaule lâche prise, s’écarte et revient d’un seul coup pour le frapper au visage. Ses yeux se ferment. Il sent la douleur lui monter au cerveau. Il se raidit. Ses oreilles bourdonnent. Il vacille. Il sent obscurément qu’on le frappe à nouveau mais il ne saurait dire où. Il doit être à terre maintenant. Il ne tente aucun effort. Il entend encore quelques insultes. Peut-être le frappe-t-on encore, mais il n’en est pas sûr. Il a froid. Il sent que sa tête est renversée dans le caniveau et que la pluie lui baigne les cheveux. Il sent qu’il faudrait qu’il soulève sa tête et la pose ailleurs, mais il n’en a pas la force. Il pense qu’il n’aurait jamais pu prévoir que sa journée allait finir ainsi, bousculé par trois gamins, laissé pour mort, là, dans sa propre rue. Il trouve tout cela ridicule.