Il finit la dernière gorgée de son jus d’orange. La nuit est tombée. Il y a moins d’agitation dans le hall de l’hôtel. Des bruits de couverts, au loin – probablement les repas que l’on sert aux clients casaniers –, les lointaines notes d’un piano-bar, et le calme de la nuit.

 

Je suis le dernier. Tous ceux à qui je pense, tous ceux qui peuplent ma mémoire, tous ces noms que je connais, qui me rappellent un visage, sont des noms de disparus. Je suis un vieux drogué. La longue pipe de ma mémoire, sur laquelle je tire des bouffées de passé, emplit mon âme de visages morts et de sourires blessés. Tu règnes au milieu d’eux tous, Ella. Vous m’avez tous abandonné. Je suis le seul en vie. Le dernier à tenir. C’est horrible de solitude. Plus personne qui se souvienne. Personne à qui je puisse dire ton nom. Vous êtes tous partis. Je pense parfois que j’aurais mieux fait de mourir avec toi. J’aurais évité trente ans d’oubli et de vieillesse. Si j’étais mort avec toi, nous aurions presque pu dire que nous avions vécu heureux. Ta vie fut trop courte et la mienne trop étirée. J’aurais pu abréger cette attente, mais je n’ai pas eu la force. J’aime la vie, même seul, même comme ça. Lorsque je serai mort, c’est vous tous qui, une seconde fois, disparaîtrez.

Je vous repasse, un à un, dans mon esprit. Il n’y aura bientôt plus personne pour se souvenir de nous, pour savoir comme nous étions fiers et ambitieux, comme le monde était léger entre nos doigts d’enfants. Nous allons rejoindre le peuple des morts. Pourtant, nous avons été jeunes, comme tous ceux-là. La ville était à nous. Il n’y a que New York qui ne vieillisse pas. Je peux vous le dire. Elle mue sans cesse. Elle détruit ce qui meurt, rénove le reste. Les publicités ont changé. De nouveaux restaurants ont ouvert un peu partout. New York n’a pas vieilli, non, elle n’est plus à nous, c’est tout. J’ai vu des jeunes gens de vingt ans qui marchaient comme nous le faisions. Ils s’attardaient dans la nuit à la terrasse des cafés et prédisaient l’avenir. New York n’est plus à nous. Nous avons fait notre temps. Plus rien ici ne conserve trace de ce que nous fûmes. Il faut être sans cesse jeune. Je vous ai retrouvés. Je suis heureux. Je vais me taire maintenant. Courage. Il faut dire adieu. Laisser ces milliers d’êtres recommencer sans cesse. Faire place nette. Ces endroits, je ne les reverrai plus. Je n’irai plus jamais au cinéma. Ne boirai plus jamais un verre de vin à la terrasse d’un café. Je n’aurai plus ni chaud, ni froid… Comme c’est dur et comme je voudrais me promener encore un peu, appeler un taxi, en pleine nuit, lui demander de rouler, refaire toutes les rues de notre quartier, tout revoir, tout humer, tout saluer. Courage. Je ne suis plus de ce temps. Ella, tu es là qui me regardes et me tends la main. La mort sera triste, Ella, si je ne peux plus penser à toi.