L’amiral Aniceto de Medeiros poussa la porte du restaurant et à nouveau – comme chaque fois lorsqu’il était venu ici – la salle lui sembla plus petite que dans son souvenir. Les tables en bois avaient été débarrassées, les chaises retournées. De l’eau de Javel avait été renversée sur le sol. Tout était calme et silencieux.

 

“On ne sert plus, monsieur.”

 

La voix avait jailli du fond de la salle. Un jeune homme était là, les mains dans un seau d’eau. Il devait avoir quinze ans. L’amiral fit un petit signe de la main pour dire qu’il savait bien qu’on ne servait plus – c’était même pour cela qu’il avait attendu cette heure pour venir. Il voulait revoir cette salle vide, au repos, mais cela, il ne le dit pas au jeune homme. Il avisa une chaise qui n’avait pas encore été retournée et s’assit calmement.

 

“Monsieur ?” Le jeune homme était devant lui. Il s’essuyait les mains dans un chiffon sale et avait l’air agacé par l’effronterie de ce monsieur qui s’asseyait alors qu’on venait de lui dire que c’était fermé.

“Dis à Fernando que l’amiral de Medeiros est là…” La phrase avait été prononcée calmement, d’une voix lointaine et douce, en souriant, mais elle eut sur le jeune homme un effet brutal. Le titre d’amiral, peut-être… Toujours est-il que le garçon disparut en courant, manquant de renverser son seau.

 

L’amiral resta seul. Il contempla la salle avec un bonheur salé de nostalgie. Combien d’heures avait-il passées ici ? Un repas tous les ans, tous les deux ans parfois… Même si la soirée durait toujours jusqu’à la fermeture – et bien au-delà –, cela ne faisait pas tant que cela… Et pourtant, il lui semblait que ce lieu lui était plus familier que sa propre maison. Ce qui s’était dit ici, les mots, les conversations, les rires, les confessions, en restait-il quelque chose dans la patine des murs, sous les carreaux de porcelaine bleue ? Il savait bien que non et cette certitude lui sembla d’une horrible cruauté.

 

“Amiral…”

 

La voix avait claqué avec ce timbre débonnaire et franc qui la caractérisait. Un homme d’une cinquantaine d’années était maintenant face à Medeiros, la mine réjouie. Il avait peut-être encore un peu grossi, à peine. Son corps avait toujours eu la robustesse des petits taureaux. Les membres courts, le cou épais, une vivacité inattendue dans les mouvements, Fernando Pimenta avait le regard heureux des hommes qui vivent la vie qu’ils s’étaient imaginée. Il avait réussi à monter son restaurant. Il aimait ses clients. Il aimait sa cuisine et le bout de trottoir sur lequel il posait sa chaise, une fois le service fini, pour fumer une cigarette.

 

“Amiral, je vous sers quelque chose ? Il me reste des dorades, des acras…”

 

Medeiros déclina l’invitation. Il ne voulait pas manger. Surtout pas ici. Cela aurait été comme une trahison. Fernando sembla se faire la même réflexion car avant même que l’amiral ait pu décliner son offre, il fit un geste de la main pour montrer qu’il regrettait sa proposition.

 

“Oui. Non. Bien sûr. Alors juste un café. Ça, nous pouvons. Un café. Tous les deux.”

Avant même que l’amiral ait répondu, il disparut. On entendit sa voix en cuisine qui congédiait le jeune homme, lui disant qu’il fermerait lui-même, puis quelques bruits de tasses. Le percolateur cracha au loin son jet de dragon. Anicet de Medeiros sentit l’odeur du café lui parvenir. Il sourit. Il était heureux d’être venu.

 

Lorsque Fernando eut déposé les tasses de café sur la table et qu’il se fut assis, l’amiral le regarda et lui dit :

“Le Mozambique me manque.

— Moi aussi”, répondit le patron du restaurant.

Aucun d’eux n’était jamais allé au Mozambique, et pourtant rien n’était plus vrai, pour chacun de ces deux hommes, que ce manque qu’ils venaient d’exprimer. Ils se turent un temps, partageant ce sentiment comme on le fait avec un bon alcool qui a vieilli une vie d’homme en cave. Puis l’amiral reprit :

“Je ne crois pas que nous y retournerons.

— Non”, répondit Fernando. Avant de demander à son ami avec un regard d’enfant : “Vous croyez qu’il est parti définitivement ?”

L’amiral fit une moue pour dire que rien n’était certain, mais rien exclu non plus. Puis il regarda le café noir dans sa tasse déjà à moitié bue et dit :

“Avec la mort de Da Costa l’année dernière, nous voici bien seuls, Fernando.

— Vous savez ce qui me manquera le plus, amiral ?”

L’amiral regarda la bonne face de son ami. Il fit non de la tête pour inviter son interlocuteur à poursuivre.

“Qui va nous raconter de nouvelles histoires ?”

À cet instant, l’amiral crut qu’il allait pleurer. C’était bien cela. C’était exactement ce manque-là qui l’avait poussé à venir retrouver Fernando et revoir ce restaurant. C’était cela mais il n’avait pas su se le formuler et ce n’était que maintenant que la chose était nommée qu’il sentait l’émotion le submerger. Qui leur raconterait de nouvelles histoires ? Qui finirait l’histoire du Mozambique ? Aniceto de Medeiros était triste. Il murmura : “Je sais, Fernando” et, pour ne pas pleurer, il but d’un geste sec son reste de café.

Pendant longtemps, ils ne dirent plus rien. Ils avaient le regard vide. Les mêmes images emplissaient leur esprit. La même voix résonnait dans leur mémoire. Le Mozambique était là, tout autour d’eux, à nouveau. Ils le laissaient renaître. C’était comme d’inviter leurs deux amis disparus à s’installer à leur table. Ils se turent longtemps pour ne pas briser cet instant de partage où les odeurs des repas d’autrefois emplissaient à nouveau la salle. Ils furent heureux dans ce silence, pleins de la chaleur réconfortante du passé.