Je glisse le long du fleuve depuis des jours. Lorsque je dépasse un village, j’entends les cris des enfants qui préviennent de mon passage. Les hommes abandonnent leur ouvrage et saisissent leurs armes. Ils tirent sur ma barque en hurlant. Ils tirent pour tuer la guerre qui passe devant chez eux. Les balles font craquer le bois. Les flèches se plantent dans les plis de mon uniforme. Je suis assailli. Lorsque j’ai la force, je jette par dessus bord un bâton de dynamite. Je ne cherche à atteindre personne, je réplique simplement. Les bâtons, d’ailleurs, n’atteignent pas la berge, ils éclatent dans les airs et font sursauter les enfants.

 

Je suis le colonel Barbaque. Ma pirogue crache le feu. La guerre descend le fleuve et partout les hommes me chassent. Je ne suis plus de ce temps. J’entends les oiseaux le dire à mes oreilles. J’entends les serpents d’eau le siffler autour de moi.

 

Je suis bien. La fièvre me tient compagnie. Je n’ai plus de force mais je n’en ai pas besoin. Il ne me reste plus rien à faire d’autre que mourir.

 

La liqueur me tue. Il fait chaud. Je repense à la femme, là-bas, qui disait mon nom. “Quentin ? Tu es là ?” Je repense à son visage de campagne paisible. C’était une autre vie.

 

L’eau entre dans la pirogue. Je la sens qui me baigne les pieds. Je suis avec mes armes. Je ne pleure pas sur ma vie, je pleure sur les vies que j’aurais pu mener et qui ont été ensevelies.

 

M’Bossolo m’aurait-il sauvé s’il lui avait été donné de voir ce que j’allais devenir ?

 

Je me suis battu aux côtés des nègres. J’aime cette terre. Je la laisse défiler. Comme le ciel est grand. Ils tirent à nouveau. J’entends les cris. Les balles sifflent autour de moi. Qu’ils tirent. Je suis un épouvantail. Que l’on m’enterre avec la guerre. Je file le long des eaux. Ce fleuve ne finira pas. Il est large et majestueux. Je suis un point minuscule dans son immensité calme, petite chose humaine qui finit sans que cela fasse frémir l’air alentour.

 

La fièvre m’emporte et me libère. Je ne suis plus le colonel Barbaque. Pour la première fois depuis si longtemps, je ne suis plus l’homme aux mains de sang. La fièvre fait disparaître un à un tous ces hommes en moi : Barbaque, Ripoll, ils me quittent. Je reste comme nu. Le ciel immense au-dessus de moi. Je sens le vent chaud me caresser la peau. Laissez passer l’homme qui meurt. Laissez passer le vieillard aux deux vies. Il fait bon. Le cri des singes me réchauffe. Tout continuera à vivre et grouiller après moi. Je me fonds dans les eaux du fleuve. Le mouvement lent des courants souverains tout autour de moi. Les coups de feu lointains. Je suis content de disparaître. Mes frères crient à mon passage. Je suis content de disparaître. La terre vivra mieux sans moi.

2005-2006 (Paris)