Aujourd’hui, lorsqu’il m’arrive encore d’aller sur le port ou au marché – ces moments se font rares tant la compagnie des hommes m’est insupportable, que dis-je la compagnie, leur simple vision aujourd’hui, donc, je ne vois que laideur. Ils le cachent et font comme si rien n’avait jamais eu lieu, mais dans leurs visages lourds et débonnaires de commerçants, je retrouve les sourires de cette nuit-là. Je sais de quoi nous avons été capables. Je sais ce qui est en nous. Cette jubilation, nous l’avons laissée s’emparer de nous pour une nuit, pensant ensuite pouvoir la congédier, mais elle est là, tapie dans nos esprits désormais. Elle nous a fanés. Et si personne n’en parle, c’est parce qu’il faut bien faire semblant de vivre. C’est pour cela qu’ils me détestent. Je leur rappelle sans cesse cette nuit. Alors, ils peuvent bien cracher sur mon passage, cela n’y change rien : je n’étais pas seul cette nuit-là et je sais que le plaisir de la sauvagerie, nous l’avons tous partagé.

 

Nous avons arpenté les rues avec nos torches. Le bruit de nos sabots sur les pavés résonnait avec le son sévère de l’autorité. La ville se mit à grouiller de plusieurs rumeurs. On en avait vu un près de la porte Saint-Louis. Un autre sur les toits du marché couvert. C’étaient des géants aux dents qui brillaient dans la nuit. Même nous qui connaissions ces nègres pour les avoir eus sous nos pieds pendant trois semaines de traversée, même nous qui savions qu’ils n’avaient rien de géants mais étaient secs et épuisés comme des fauves en captivité, nous laissions dire. Les hommes avaient besoin de cela. Il fallait que croisse la démence pour que nous sortions de nous-mêmes.

 

Le premier fut abattu une heure à peine après le début du couvre-feu. Le coup de mousquet fit sursauter les rats des ruelles. Il avait été trouvé face au Grand-Bé, sur le point de traverser à la nage pour fuir la ville. De toute façon, il se serait noyé, mais on lui tira dans le dos puis on le ramena jusque devant la cathédrale pour que chacun puisse voir à quoi ressemblaient ces nègres.

Plus tard, un autre fut bastonné par des paysans qui le trouvèrent recroquevillé dans un coin de la rue de la Pie-qui-Boit. Il avait dû faire une chute car il ne bougeait plus. La cheville fracturée, peut-être. Les gardes se jetèrent sur lui avec jubilation et lui brisèrent les os sans qu’il eût le temps de râler sur le pavé.

 

Le troisième, je le ramenai vivant moi-même. Je le trouvai dans la cave d’un tonnelier, terrorisé et tremblant de faim, je le traînai par les cheveux jusqu’à la place de la cathédrale, je le montrai à la foule, je le forçai à s’agenouiller et je lui tranchai la gorge. Nous avons aimé ce spectacle. Chacun de nous a ressenti au plus profond de lui que c’était ce qu’il fallait faire cette nuit : tenir la bête à ses pieds et l’immoler. Aujourd’hui que j’y repense, je mesure combien nous étions loin de nous-mêmes. J’aurais dû tout faire pour garder ce nègre vivant. J’avais fait le plus difficile. Je n’avais plus qu’à le ramener au navire et à le plonger à fond de cale avec ses congénères. J’en aurais tiré un bon prix. Mais non. Cette nuit-là, il fallait du sang. À moins qu’au fond, ce ne soit le contraire. À moins, oui, que nous n’ayons jamais été aussi proches de nous-mêmes que cette nuit-là, acceptant pour un temps les grondements de notre être comme seul souverain.

 

La décapitation du nègre souleva une vague de folie. Tout le monde savait qu’il n’en restait plus qu’un et chacun voulait être celui qui l’attraperait. À l’instant où le corps du supplicié tomba à mes pieds mollement, comme un sac vide qui vient soupirer au sol, un cri lointain monta des toits de la ville. C’était lui, là-bas, le dernier nègre échappé, qui appelait. Il devait se préparer au combat, invoquer les esprits de son peuple ou nous maudire. C’était lui le dernier nègre, là-bas, qui nous défiait.