Tout est fini depuis la dernière nuit sans lune. Nous faisions halte dans ce village depuis plusieurs mois. Tous les chefs de guerre étaient là. Je n’ai pas compris tout de suite ce qu’il se passait.

 

La grande cérémonie ne pouvait avoir lieu que cette nuit-là. La lune était invisible et un monde nouveau allait naître le lendemain. Ils ont décidé de cesser le combat. Ils ont décidé d’accepter les propositions des Français. Ils acceptaient le joug. Ils le savaient, mais ils étaient épuisés.

Cette nuit-là, ils ont enterré la guerre. Tous les hommes ont été réunis côte à côte. Les femmes ont chanté les poèmes ancestraux de la terre puis elles leur ont fait boire à chacun le breuvage de la paix. Je l’ai bu – comme les autres. C’est un alcool qui enflamme le palais, une liqueur qui permet de revenir à la vie. Elle provoque une puissante poussée de fièvre dans tout le corps. Elle tue parfois. La tradition dit que ceux qui meurent sont ceux qui ne pouvaient plus revenir à la paix, ceux que la guerre a brûlés, ceux qui sont allés trop loin. La liqueur les tue parce qu’ils appartiennent au vieux monde. Les autres suent durant toute une nuit. Le désir de tuer, la sauvagerie violente du combat, l’appétit de vengeance coulent hors d’eux. Le corps se libère du meurtre et ils renaissent calmement – acceptant les jours lents de la vie. C’est cette liqueur que nous aurions dû boire après les tranchées, tous, un par un – pour voir qui pouvait revenir et qui était déjà mort.

 

Je l’ai bue cette nuit-là. Je savais que je n’y survivrais pas. Quelques heures plus tard, la fièvre s’était installée dans mon corps et elle ne m’a plus quitté. Lorsqu’ils ont vu que je tremblais comme un singe blessé, lorsqu’ils ont vu que j’avais les lèvres blanches et les yeux rouges, ils ont commencé à s’agiter.

 

Je n’ai pas tout de suite compris ce qu’ils faisaient. J’étais en lutte avec mes propres démons. Tout se mélangeait. Une pluie d’obus tombait sur les berges du fleuve. Des singes portaient des masques à gaz et se ruaient vers nous avec l’air fou des syphilitiques. La terre des tranchées se mêlait aux odeurs chaudes de l’Afrique. Je revoyais des camarades disparus. Barboni riait de toute sa force d’homme supplicié. Tout se mêlait et j’étais assailli d’odeurs et de souvenirs. J’entendais la mitraille allemande crépiter et faire s’envoler des nuées épaisses de criquets pèlerins. Je n’ai pas vu tout de suite qu’ils apprêtaient une pirogue, la plus grande de toutes. Ils la décoraient avec des fleurs fanées et des couleurs de sang. Ils y déposaient des armes et des amulettes de guerre. C’était ma pirogue, celle avec laquelle j’allais les quitter. Je ne pouvais plus rester parmi eux. Ils enterraient la guerre cette nuit, et je n’étais que cela. Ils allaient me déposer dans la pirogue et me laisser glisser au fil de l’eau. C’était une embarcation sacrée. Ils la préparaient avec ferveur. Je me suis demandé pourquoi ils ne me tuaient pas plutôt. Que l’un d’entre eux me tranche la gorge comme ils le font aux zébus les jours de fête. Que l’un d’entre eux assassine le colonel Barbaque, je ne me défendrais pas, je tendrais mon cou même s’il le fallait. Mais ils ne peuvent pas. Je les ai aidés. Je les ai menés au combat. Ce serait criminel. Et puis ils ne me connaissent pas, ne savent pas où je suis né et il y aurait certainement à craindre la vengeance d’esprits lointains. Ils ne peuvent pas. Alors ils m’ont fait boire la liqueur des nuits sans lune, ils m’ont apprêté la grande pirogue de guerre et ils m’ont salué.

Je les ai regardés une dernière fois. Je les ai aimés, ces hommes-là.

 

Puis sans trembler, avec un sourire vague sur les lèvres, je suis monté dans la barque et j’ai senti les eaux du fleuve qui prenaient possession de moi et m’emmenaient doucement au bout des mondes.