L’insurrection du marché de Bandiagara a marqué le début de ce que le capitaine Samard a appelé “la guerre contre les insurgés”. On m’a rapporté son propos. La guerre. Il déclarait la guerre à ces hordes de sauvages – comme il les appelait. Et à moi qui avais osé tirer sur un homme de mon pays. Un Français. Un soldat qui plus est. Foutaises. Comme si la guerre n’avait pas été déclarée depuis longtemps. Ils me l’ont inoculée, moi. Depuis les tranchées je vis dedans. Et lorsque j’ai foulé le sol d’Afrique, je l’ai vue partout. La guerre dans les cravaches que portent avec assurance les officiers français. La guerre dans le regard maté des hommes qui courbent l’échine devant notre drapeau. La guerre qui gronde partout. Mais Samard n’a jamais rien compris. Il a parcouru le marché délabré, le soir même. Il a compté les corps de ses soldats poignardés. Il a écouté, les mâchoires serrées, le récit qu’on lui faisait de ma participation. Il a probablement été vérifier lui-même qu’un soldat avait bien été tué par balle. Il a dû se demander pourquoi. J’imagine Samard qui ne comprend pas, qui bouillonne de rage et de frustration parce qu’il ne comprend pas. Comment ai-je pu être tout d’abord roué de coups, laissé presque pour mort, et ensuite prendre le parti des sauvages ? À moins que je n’aie perdu la raison. C’est sûrement ce qu’il a conclu. Un fou. Oui. Un enragé.

 

Jusque-là, il n’avait éprouvé que de la compassion pour moi, mais maintenant il était de son devoir de m’empêcher de nuire. La guerre. Oui. Entre lui et moi. Entre la France et cette poignée de rebelles qu’il fallait mater au plus vite avant qu’ils ne donnent de mauvaises idées au reste du pays.

Si le capitaine Samard voulait la guerre, j’étais prêt. Et depuis longtemps. Je me suis paré pour l’occasion. J’ai ressorti de ma malle l’uniforme bleu horizon que j’avais conservé. J’ai mis la veste sur mon torse nu. Les hommes qui m’avaient fait leur m’ont offert des colliers que j’ai portés avec fierté. J’ai mis de grosses boucles d’oreilles, des bagues à mes doigts. J’ai laissé pousser ma barbe et mes cheveux. Je me suis scarifié le torse pour que les esprits du pays m’acceptent et me transmettent leur fureur. Oui, j’étais prêt. Le colonel Barbaque venu d’un cauchemar pour faire pleuvoir sur les Français une pluie de balles. Je voulais qu’ils cessent de dormir, qu’ils s’habituent à la terreur, jour et nuit. Que ce soit leur seule compagne. Qu’il n’y ait pas un instant où une patrouille ne craigne de tomber dans une de nos embuscades. Je sais de quoi ont peur les Français. J’ai fait courir les bruits les plus fous. Que nous mangions nos victimes. Que je violais les cadavres.

 

Nous étions partout. J’ai mené une guerre d’usure. Je harcelais les comptoirs. Je massacrais les convois. Il fallait que tout déplacement soit dangereux, qu’ils se retranchent dans leurs forts et que là encore nous allions les chercher. Je menais des batailles éclair. Je sais faire la guerre. Je suis le meilleur. C’est la France qui m’a appris. Samard n’est pas de taille, je suis né dans les tranchées.

 

Je suis devenu leur hantise. J’ai appris à connaître le pays. J’ai écouté les forêts la nuit. Je me suis glissé dans les eaux du fleuve pour connaître la vigueur des bêtes. J’étais au milieu de mes frères, ceux qui étaient venus se battre à nos côtés dans les Ardennes ou la baie de Somme. C’était à mon tour de les aider maintenant.

 

Le continent noir se secoue pour faire tomber ses petits tyrans en uniforme. Je suis là. Je suis partout. Je suis mort depuis longtemps. Je cours comme une ombre, d’un fort à l’autre. Je vous scalperai tous. Jusqu’à ce que vous quittiez ces terres. Votre temps est révolu. Oui. C’est la guerre. Et vous devriez capituler car vous n’êtes pas de taille. J’ai un appétit d’ogre et je ne reculerai plus.