Je descends le fleuve. Les oiseaux saluent mon passage. Je les entends. Du haut des arbres, ils caquettent dans un brouhaha d’enfer. Je ne les vois pas. Le soleil m’éblouit. Je ne bouge pas. Tout vit autour de moi.

 

Le fleuve coule avec la lenteur des siècles. Je sue. Il me semble que je suis vieux. Quel âge ai-je aujourd’hui ? J’ai vécu tant de vies… Je suis le colonel Barbaque. Je reste immobile au fond de ma barque. Allongé à fond de cale, je fixe le ciel qui défile au-dessus de moi.

 

La nature grouille et suinte. Je le sens. Je le sens avec une acuité de fiévreux. Les fourmis montent le long des troncs d’arbres. Je sens la chair morte d’un singe, tombé du haut d’un arbre, qui gît la nuque brisée, dans un jus sale, couvert d’insectes venus laper sa mort. Cette odeur acide me parvient. Au loin, des fauves s’entre-déchirent. On tue à chaque seconde tout autour de moi. Je sens la vie qui se débat comme un poisson hors de l’eau. Je ne bouge pas. Je laisse les cris et les odeurs venir. La nature ne se tait pas à mon passage. Pourquoi le ferait-elle ? Le colonel Barbaque se mêle à la vie suintante des rives du fleuve. Il n’y a pas d’ordre. Il n’y a pas de calme.

 

Je suis un homme fatigué d’avoir tant tué. Je lève une main pour chasser une mouche venue me lécher les lèvres. J’ai encore la force de cela. Les mouches veulent me butiner. J’ai une haleine de fleur fanée. Comme j’ai maigri. Ma main ressemble à celle des cadavres d’Égypte. Ce n’est pas la main d’un homme de mon âge. On dirait un corps mangé par le scorbut. J’ai la main sèche d’un tueur. Oui, c’est cela qui m’a amaigri comme un vieux cheval : le sang que j’ai fait couler.

 

J’aurais dû mourir là-bas, dans les tranchées. C’est ce qui aurait dû arriver. Mort au combat. Décoration posthume. Comme les autres. La mère aurait pleuré, mais elle aurait pu être fière au fil des années. Ils y sont tous passés : Dermoncourt, Castellac, Messard, et Baiboni qui a explosé dans un souffle chaud de chair brûlée. J’aurais dû mourir là-bas. Il n’y avait pas de raison que je survive. J’aurais dû allonger d’un nom la longue liste des monuments aux morts. Quentin Ripoll. Mort pour la France. Foutaises ! Quentin Ripoll. Qui se souvient de ce nom ? Et M’Bossolo… Le seul qui méritait d’avoir son nom gravé dans le marbre. M’Bossolo, disparu à jamais avec la fin minable des vrais désespérés. Je me souviens encore de la force de ses bras qui me tenaient serré sur son dos. La boue. Tout autour de nous. Il avançait, lentement, et je sentais, moi, qu’il ne céderait pas, que rien ne pourrait plus l’arrêter. Les tranchées s’ouvraient devant lui pour le laisser passer. La voix chaude de M’Bossolo me tirait des limbes et lavait déjà mes plaies. Cette voix que je n’ai plus jamais entendue.

C’est ce jour-là qu’est né le colonel Barbaque. Non, c’est plus tard, bien plus tard. Ce jour-là est mort Ripoll.

J’ai vécu plusieurs années comme une ombre, sans nom, sans volonté, avec la démarche lente des grands brûlés. J’ai erré longtemps avant de naître à nouveau.

 

Je voudrais mettre la main hors de l’eau, mais je n’en ai pas la force. Depuis combien de temps suis-je ainsi, au fond de ma barque ? Je le demande aux perroquets rouges qui me voient passer. Ils ne répondent pas. Tant mieux. Je n’ai pas besoin de savoir quel jour nous sommes ni l’heure qu’il est. Je n’ai pas faim. J’ai toutes mes armes autour de moi. Deux fusils. Deux pistolets. Mon couteau. Ma baïonnette. Une caisse de cartouches. Des bâtons de dynamite. Je peux tenir tête à une armée de singes. Je peux incendier la brousse et dynamiter le fleuve. Je sais faire cela.

 

Est-ce que M’Bossolo a su qu’il allait sauver un tueur ?

 

Quelques semaines plus tard, j’ai voulu le retrouver. J’avais repris des forces. L’infirmerie me laissait sortir deux heures par jour pour que je prenne l’air. Je l’ai cherché partout. J’ai demandé au capitaine du régiment. Je lui ai expliqué que le gars m’avait sauvé la vie. Il a été gentil. Il a consulté ses carnets et m’a indiqué où je pouvais trouver mon homme. Lorsque je me suis présenté au caporal, il m’a regardé d’un air fatigué et m’a indiqué l’infirmerie : pas la mienne, pas celle des blessés et des accidentés, celle des contagieux. “Il a attrapé une saloperie, il est là-bas depuis cinq jours.”

À l’instant où j’ai vu son visage, les yeux clos, les lèvres mi-ouvertes, j’ai su que je ne pourrais jamais le remercier. La grippe espagnole le bouffait de l’intérieur. Il respirait comme un vieillard. Sa famille ne recevrait ni médaille ni argent. La grippe, ce n’est pas glorieux. Il serait notifié qu’il était mort de maladie. Mort de maladie, M’Bossolo… Bouffé par la guerre, oui. Bouffé par le front, par le froid de ces terres où il n’aurait jamais dû venir. Tué par les nuits de veille passées les pieds dans la boue froide à veiller sur des lignes qui ne lui étaient rien. La grippe espagnole l’a privé de la gloire. Même pas ça. On ne lui aura même pas accordé cela. Le colosse noir qui me portait sur ses épaules terrassé par un rhume. Je suis resté à son chevet deux jours. Il n’a jamais repris connaissance.

 

Que dirait-il s’il me voyait aujourd’hui, glissant au fil de l’eau, le corps plein des odeurs de son continent ? Je suis devenu noir ce jour-là. Lorsque le médecin a constaté le décès. Je n’ai rien dit. Je l’ai regardé une dernière fois. Je suis devenu noir dans la petite pièce étouffante de l’infirmerie où les malades toussaient comme des tuberculeux. Les nègres crèvent entassés les uns sur les autres. Ils crèvent d’être venus chez nous. Ils crèvent de subir cette pluie qui vous glace les os. Et d’obéir aux ordres de cette guerre dans laquelle ils ne sont pour rien. Ils crèvent là. Par obéissance. Et générosité. Et rien. Ni médaille. Ni merci. On constate leur décès avec la rigueur d’un gendarme. Renverra-t-on les corps aux familles ? Non. Ces nègres-là n’ont pas de famille. La patrie. Juste la patrie. Un cimetière municipal fera l’affaire. Je suis devenu noir en pensant que M’Bossolo allait avoir froid pour l’éternité.

 

Je crève de chaleur au fond de cette barque. Je laisse défiler l’Afrique et je souris parce que je sais que je ne serai jamais enterré. Je vais pourrir à fond de cale et il n’y aura personne pour me fermer les yeux. Le colonel Barbaque crache sur la terre froide de la Champagne-Ardenne ou de la baie de Somme. Le colonel Barbaque dynamite les cimetières militaires, les corps rangés les uns à côté des autres, au garde-à-vous pour l’éternité. Non, je mourrai ici, sous le soleil. Les serpents d’eau viendront me glisser entre les jambes et se couleront dans mon gosier. C’est bien. Je repense à M’Bossolo. Je ne vaux pas la vie qu’il m’a donnée.