La dernière fois qu’ils s’étaient retrouvés remontait à deux ans. C’était une belle soirée de juin 1978. Le contre-amiral Da Costa montrait déjà les premiers signes de la maladie qui allait le tuer un an plus tard, amaigri comme un pauvre animal.

Ses amis furent frappés, à son arrivée, par la fatigue de son visage mais, comme il ne parla pas de son mal, personne ne lui posa de questions.

 

Ce soir-là, ils mangèrent avec bonheur. Puis, lorsque le restaurant se fut vidé et que Fernando ferma la porte à clef, ils se poussèrent en arrière sur leur chaise. Fernando apporta des cafés et une bouteille d’alcool de cerise en demandant, avec un regard d’enfant :

“Bon. Qui commence ?”

Le contre-amiral Da Costa plissa les yeux doucement, en faisant un petit geste de la main pour attirer l’attention de ses amis :

“Ça n’est pas une histoire, dit-il avec un air penaud, comme s’il voulait s’excuser de ne pas respecter les règles habituelles de leur cérémonie. Plutôt une question que je voudrais vous soumettre.

— Si c’est l’heure de philosopher, il va nous falloir plus de vin”, dit Medeiros en riant.

Fernando attrapa la bouteille et remplit les verres de ses hôtes dans un silence plein de plaisir et d’impatience.

“Alors voilà, commença le contre-amiral, laissez-moi vous raconter une petite histoire qui est arrivée à un de mes cousins, il y a cinq mois de cela. C’était un homme de soixante-deux ans. Il devait marier sa dernière fille. Nous avons tous été invités. La fête devait avoir lieu à Mogadouro, un petit village accroché à la montagne. Tout était prêt. La jeune mariée comptait les jours qui la séparaient de ses noces et les mères s’affairaient en tous sens.”

Le contre-amiral fit une petite pause. Les joues creusées par la maladie lui donnaient parfois des airs de vieille femme.

“Le jour du mariage, continua-t-il, je suis arrivé tôt chez mon cousin. Nous avons pris un café ensemble. Il était très impressionné par la famille du marié : une famille plus nombreuse, plus riche et qui était venue tout entière de Lisbonne. Lorsque l’heure de la cérémonie approcha, nous nous sommes mis en chemin ensemble. L’église était située tout en haut du village. Il fallait gravir une montée très abrupte. Le soleil chauffait. En pleine marche, mon cousin se sentit mal. Ses jambes flanchèrent. Je ne pus le soutenir. Il s’affaissa de tout son long sur le trottoir, terrassé par une crise cardiaque. Il est mort là, dans mes bras, au milieu de toute sa famille en habit de fête.”

Le contre-amiral fit une pause dans son récit. Il but un peu de vin avec parcimonie et cette précaution n’échappa à personne, tant ses amis étaient habitués à le voir avaler des bouteilles entières avec une soif de barbare.

“Vous imaginez ce qu’il se passa. Nous plongeâmes de la fête à l’horreur. Personne ne pouvait y croire. Les fiancés pleuraient à chaudes larmes. Les tables furent desservies et les musiciens renvoyés chez eux. Beaucoup d’entre nous, ce jour-là, maudirent le ciel de se jouer des hommes avec pareille cruauté.

— Ton histoire est horrible, dit le commandant Passeo d’un air accablé.

— Une vraie dévastation, murmura Fernando.

— Quel est le problème dont tu voulais nous parler ?” demanda Medeiros qui n’avait pas perdu le fil du récit.

Le contre-amiral plissa les yeux, heureux que l’on se souvienne de son amorce.

“J’ai beaucoup réfléchi à tout cela, dit-il. Et la façon dont s’est passée cette journée ne me semble pas juste. Ce n’est pas ainsi que nous aurions dû faire. Nous avons tout annulé et nous avons plongé dans la douleur, soit. Mais ma question est la suivante : pourquoi est-ce que le cœur de l’homme ne peut pas accueillir en son sein deux sentiments contradictoires et les laisser vivre ensemble ?

— Je ne comprends rien, dit Fernando avec une mauvaise humeur de vigneron.

— Je m’explique, reprit le contre-amiral, est-ce que le plus juste n’aurait pas été de maintenir la noce ? de marier les jeunes gens et d’enterrer le père, le même jour ?

— C’était condamner les mariés à une noce bien triste, fit remarquer Medeiros.

— C’est bien ce que je dis, renchérit le contre-amiral. Pourquoi l’homme est-il incapable de cela ? La vie en est bien capable, elle. Elle nous chahute sans cesse, nous projette du bonheur au malheur sans logique, sans ménagement. Je rêve d’un homme capable d’assumer cette folie. Pleurer les jours de joie et rire en pleine douleur. C’est cela que nous aurions dû faire. Maintenir la noce, et chacun d’entre nous aurait pu à la fois danser, bénir les jeunes gens et pleurer celui que la mort venait d’avaler. Une seule et même soirée puisque le sort en avait décidé ainsi. Est-ce que cela n’aurait pas été plus juste ?”

Les trois amis ne répondirent pas tout de suite. Chacun essayait d’imaginer ce qu’aurait été pareille noce – mélange étrange de larmes et de feux d’artifice.

“Tu as raison, dit finalement Medeiros, il aurait fallu faire ainsi.”

Le contre-amiral but un grand verre d’eau, signe qu’il avait fini et ne parlerait plus.

 

Fernando se leva et disparut un temps en cuisine. Lorsqu’il revint, il portait un plat couvert de choux à la crème.

“Les douceurs de l’Apocalypse, dit-il en présentant à ses amis le résultat de son labeur.

— Quel nom ! s’exclama Passeo en riant.

— D’où sors-tu cela ? demanda Da Costa.

— Je vais vous expliquer, dit Fernando avec gourmandise. Et ce sera un peu mon histoire à moi. Mais d’abord, il faut goûter…

Ils s’exécutèrent. Les choux étaient enrobés d’un sucre glacé parfumé à l’écorce d’orange. C’est ce goût-là qui prenait d’abord le palais : une amertume puissante, persistante. Puis, délicatement, les saveurs de la crème prenaient le dessus, emplissant les papilles d’une molle douceur alcoolisée.

“Qu’est-ce que ces petites merveilles ont à voir avec l’Apocalypse ? demanda le contre-amiral Da Costa, déjà pris par une furieuse envie de se resservir.

— Vous savez ce qu’il se passera à Lisbonne le jour de l’Apocalypse ?” demanda Fernando d’un air malin.

Les trois hôtes firent non de la tête.

“Rien, reprit le cuisinier, il ne se passera rien. Le Portugal est toujours en retard. Le jour où le monde sombrera, où le ciel s’ouvrira et où des déluges de feu détruiront les hommes, il ne se passera rien à Lisbonne. Même pour l’Apocalypse, nous serons en retard. Pendant quelques jours, il fera encore bon vivre ici tandis que partout ailleurs le monde croulera.”

Passeo et Medeiros sourirent. Da Costa, lui, fronçait les sourcils. Il ne parvenait toujours pas à faire le lien avec les choux.

“Et alors ? dit-il.

— Alors – répondit Fernando avec malice, comme un magicien qui constate avec bonheur la stupéfaction sur le visage des spectateurs – qui vous dit qu’elle n’a pas commencé à l’instant ? L’Apocalypse est là, tout autour de nous. Il ne nous reste que quelques jours pour jouir de cette belle lenteur. Croquez dans les choux. Profitez. Partout ailleurs, le monde brûle peut-être !”

Les amis s’esclaffèrent et chacun se resservit avec délices, imaginant, pour rire, que l’histoire de Fernando fût vraie et qu’à l’instant, New-York, Londres, Paris et Tokyo fussent en train de brûler. Ils restaient là, eux, dans la lenteur de l’air lisboète et rien ne comptait plus que la douceur des choux qu’ils partageaient.

 

La soirée aurait pu s’achever là. Ils auraient pu, lentement, laisser la conversation s’éteindre dans le fond de leur verre mais le commandant Passeo n’avait pas encore vraiment parlé. Ce fut son tour, et les autres, tout à leur bonheur d’écouter, loin de leur propre vie, oubliant les traces et le poids des choses, tirèrent sur leurs petites cigarettes avec des yeux d’enfant. Le commandant Passeo commença son récit et tout le monde sentit qu’il prenait la parole pour longtemps. C’était bien. Le reste n’avait pas d’importance. Lisbonne dormait. Ils étaient entre eux, et les mots de Passeo flottaient dans la salle, entre la fumée des cigarettes et le sourire de ses amis.

 

“Je me suis longtemps demandé si nous étions plus riches ou plus pauvres d’avoir épousé cette vie de mer, dit-il. Pour être honnête, mes amis, j’ai longtemps considéré que tant d’errance et d’allers-retours, tant de milles parcourus et d’océans traversés ne pouvaient qu’appauvrir la vie d’un homme. Au fond, nous savons très bien, vous et moi, qu’au terme du voyage, nous n’avons qu’un peu d’eau au creux des mains, rien de plus. Et notre entêtement à vouloir naviguer n’est peut-être qu’un désir obstiné de pauvreté. Il n’y a pas d’or au fond des mers. Il n’y en a pas eu, ni pour vous ni pour moi. Je suis un vulgaire marchand. J’ai beau avoir sillonné les océans, longeant toujours les côtes par peur de la haute mer pour laquelle mon bateau n’est pas fait, j’ai beau avoir transporté dans mes cales tout ce dont l’homme peut faire commerce, et connu dans mes mains toutes les monnaies qu’il a inventées pour payer, je reste plus pauvre que le jour où je quittai mon village. Les billets que l’on m’a donnés en échange de mes commerces, les trente années de billets accumulés n’ont servi qu’à me noircir un peu les doigts, rien de plus. Mais il m’est arrivé quelque chose qui rachète tout. Une histoire qui vaut trente ans de trafics, trente ans de grimaces et de bakchichs. Plus précieuse que mon bateau. Tant et si bien que si vous me demandiez aujourd’hui qui je suis, je ne vous dirais ni mon nom, ni mon âge, ni que je suis marin ou portugais, je dirais sans hésiter que je suis celui qui connaît l’histoire de la fille de Tigirka. Et cela suffit.”

 

Le commandant fit une pause. Il prit son verre entre les mains et but une gorgée de vin. Lorsqu’il le posa sur la table, il contempla le visage de ses amis. Aucun des trois n’avait bougé. Ils attendaient avec de grands yeux impatients. L’heure ne comptait plus, ni leur âge, ni leur fatigue. Ils écoutaient.

 

“Vous savez tous de quoi je vis, reprit Passeo. Vous avez toujours eu la gentillesse de ne pas m’en tenir rigueur et de continuer à me compter comme un des vôtres, vous qui appartenez à la marine nationale. Je suis marchand. Je vends, j’achète, je fais de l’argent. Depuis plus de trente ans, je longe les côtes du Mozambique, de port en port. Mes cales se vident et s’emplissent. Je charge, je décharge, on me paie, je repars. Je connais bien ce pays et cela vous surprendra peut-être mais je l’aime. Malgré sa pauvreté, sa corruption et la guerre larvée qui lui mange les flancs. L’indépendance ne m’a pas chassé. Je suis marchand. Je n’ai jamais prétendu appartenir à ce pays. Et l’indépendance n’a pas brûlé les champs de cannes à sucre, ni les réserves de noix de cajou. Il y a là-bas encore de quoi remplir un bateau, alors je remplis le mien. Sucre, thé, noix de cajou. De Beira à Maputo, du Mozambique à l’Afrique du Sud. Sucre, thé, noix de cajou, aller-retour. Vous vous doutez bien qu’il n’y a pas que cela. Je transporte quelques armes, que l’on m’achète contre quelques diamants. L’Afrique du Sud regorge d’or et de pierres précieuses et je n’ai pas la prétention d’être insensible à ces richesses. Vous voyez, mes amis, je suis comme la plupart des hommes, pas vraiment pirate mais un peu filou. Toutes ces choses-là ne sont pas légales, mais qu’est-ce qui est légal au Mozambique ? Il y a encore une chose que je transporte parfois dans mes cales : quelques passagers clandestins. Les routes du pays sont impraticables. Les trains sont lents et chers, trop chers pour les paysans qui quittent les rives du Zambèze avec l’espoir de trouver du travail à Maputo. Le bateau est encore le moyen le plus économique et le plus sûr de voyager. Alors je fais comme tout le monde : à Beira je laisse monter quelques pauvres types contre une poignée de billets. Les autorités ferment les yeux. Disons plutôt que je paie les autorités pour que personne ne vienne voir de trop près s’il n’y a que des noix de cajou dans mes cales. Le bruit s’est vite répandu à Beira que le commandant Passeo offrait ce genre de service. Et il n’y a pas de voyage que je fasse sans que quelques clandestins hantent mon bateau. Au fond, je vous avoue que j’aime bien cela. En multipliant tous ces petits trafics, j’ai le sentiment imbécile d’être autre chose qu’un commerçant. Je sais bien que c’est faux. Je suis un petit trafiquant. Tout ce qui peut tenir dans mes cales, tout ce qui a un prix, hommes, femmes, armes, diamants, épices et canne à sucre, je le prends et je le convoie.”

 

Anicet de Medeiros contemplait le commandant Passeo. Lorsque celui-ci suspendit son récit, il ne le quitta pas des yeux. Il le vit plonger la main dans la broussaille de ses cheveux, se frotter la tête, comme pour ne plus avoir à soutenir le regard de ses compagnons et être seul, un temps, avec lui-même. Qu’avaient vu ces yeux ? Qu’est-ce qui rendait cet homme si lointain ? D’où venait cette fatigue qu’il avait parfois sur le visage et qui donnait l’impression qu’il était allé aux confins du monde ? L’amiral ne pouvait s’empêcher de se poser toutes ces questions, mais lorsque la voix de Passeo retentit à nouveau, elle balaya tout et il reprit son écoute, avec une attention d’enfant dont il ne pensait plus être capable.

 

“De cette nuit, je n’ai rien oublié. Nous avions appareillé à Beira. Le bateau faisait route vers Maputo. Il y avait une odeur puissante qui montait des cales, une odeur de sel et d’épices. Nous avions embarqué et il y avait plus de clandestins qu’à l’ordinaire. Ils devaient être une vingtaine, hommes et femmes mélangés, tous paysans que la terre ne nourrit plus, tous pauvres fous qui veulent tenter leur chance à Maputo et qui vont se faire broyer dans une ville de fièvre et de poussière. Les hommes, dans le meilleur des cas, trouveront une place dans d’immenses chantiers interminables. Les femmes, elles, ne trouveront rien. Elles le savent mais elles suivent leur homme en priant pour qu’il ne soit pas broyé trop tôt par les chenilles d’un caterpillar.

J’avais ordonné à mon second d’ouvrir les cales. Beira était déjà loin derrière nous et je n’aime pas laisser ces pauvres gens là-dessous, dans l’humidité de la mer qui transpire son sel à travers la coque. Ils pouvaient bien profiter, eux aussi, de leur dernière nuit avant la tourmente des chantiers. Nous avons ouvert les cales et ils ont envahi le pont de leurs silhouettes peureuses, comme un peuple de gueux dans un salon bourgeois.

Je me suis retiré dans ma cabine après avoir vérifié auprès de mon mécanicien que tout allait bien. Je voulais dormir un peu. Je ne savais pas que la grande nuit d’Afrique, ce jour-là, ne m’accorderait aucun sommeil.

Une heure ou deux plus tard, j’ai été tiré de ma somnolence par des cris. Une bagarre avait éclaté sur le pont. Cela arrive parfois entre les clandestins et mes hommes qui essaient de leur soutirer encore un peu d’argent. Je m’empressai de m’habiller. Les cris là-haut redoublaient d’intensité. J’étais en train de monter les marches quatre à quatre lorsqu’un cri strident de femme me déchira les tympans. Je bondis sur le pont, je fendis la foule en hurlant que tout le monde se pousse, qu’on m’explique ce que signifiait ce raffut, mais il était trop tard. Sur le pont de mon navire gisait une femme, face contre terre, morte. Mes lèvres se mirent à trembler. Je regardais tous ces visages autour de moi, impassibles, inexpressifs, bouches entrouvertes, regards stupides de badauds. Je ne comprenais rien. Je demandai que l’on m’explique. Un de mes hommes prit alors la parole pour me dire ce qu’il avait vu.”

 

Le commandant Passeo alluma une cigarette et ce fut comme si ce geste marquait une sorte d’entracte. Ils sortirent tous de leur immobilité. Fernando se leva même. Qui voulait un peu d’eau ? Combien de cafés devait-il refaire ? Est-ce qu’un peu de flan à la fleur d’oranger ferait plaisir à quelqu’un ? Medeiros et Passeo reculèrent leur chaise pour étendre un peu leurs jambes. Le contre-amiral Da Costa se leva pour aller aux toilettes. Le petit cercle s’anima mais cela ne dura qu’un temps. Lorsque enfin ils furent à nouveau tous à table, lorsque les cafés furent servis et les verres remplis, Passeo poursuivit son récit et Lisbonne, à nouveau, disparut.

 

“Au milieu de la nuit, expliqua-t-il, une femme avait pris à partie un homme. Personne ne sut me dire quelle était la raison de cette altercation. La dispute dégénéra et c’est alors qu’il se produisit quelque chose d’étrange : les hommes présents, en une seconde, se jetèrent tous sur elle et la rouèrent de coups. Avant que mes marins ne puissent s’interposer, ils l’avaient tuée. La foule l’avait battue à mort, en quelques instants. Comme un essaim de haine. J’ai demandé quatre fois au matelot de me raconter comment cela s’était produit. Je ne comprenais pas. Il y a mille explications à la première altercation : jalousie, vengeance, trahison… mais ce lynchage ensuite, lâche et souterrain, ce lynchage de vingt bras qui, sans parler, sans délibérer, frappe d’un seul élan, et tue sans l’ombre d’un doute… J’étais abasourdi mais je ne voulais pas en rester là. J’ai convoqué tous les clandestins et je les ai traités de tous les noms, leur promettant de les livrer aux autorités s’ils ne me disaient pas ce que je voulais savoir. Je les ai même menacés de les jeter par-dessus bord. Rien n’y a fait. Les plus fiers ne m’ont même pas regardé, les autres, un peu gênés, ont murmuré qu’il ne fallait pas que je m’énerve, que cela n’avait aucune importance, que ce n’était qu’une fille de Tigirka. Dans cette nuit qui sentait la noix de cajou et le sel marin, une femme était morte. Je n’avais jamais pensé que mon bateau se transformerait un jour en cercueil. Elle allait à Maputo vendre sa force de travail et gagner de quoi vivre, elle avait, comme tous les autres, accepté de se mêler aux caisses sales de mes marchandises, se mettant sous ma protection le temps d’une traversée. Mais je ne suis qu’un marchand, un petit vaurien de trafiquant, et je ne protège personne, pas même une femme, le temps d’une nuit, au milieu de l’Afrique.”

 

On frappa à la porte du restaurant. Les quatre hommes sursautèrent en même temps. Un couple attendait dehors. Le jeune homme redonna quelques coups sur la porte vitrée. Fernando se leva d’un bond et fit de grands signes de mauvaise humeur pour signifier que c’était fermé. Le jeune homme fit une mimique de supplication pour amadouer le patron mais ce dernier se mit alors à hurler : “Non, non, non… Fermé !” et, pour bien montrer qu’il n’y avait aucun espoir, il descendit de quelques centimètres le rideau de fer. Le couple disparut. Fernando vint se rasseoir à la table, en maugréant contre ces importuns qui dérangeaient le monde sans vergogne… Lorsque le silence fut revenu autour de la table, le commandant Passeo reprit.

 

“Ma situation n’était guère enviable. Il était inconcevable de me présenter aux autorités de Maputo avec ce corps. Je ne pouvais pas me résoudre non plus à le jeter purement et simplement par-dessus bord. C’eût pourtant été le plus sage et je sais bien que c’est ce qu’auraient fait bon nombre de marins dans ma situation. Ni vu, ni connu, le voyage continue. Un gros sac à la mer, un gros sac glissant du haut du pont arrière, faisant une grosse gerbe d’écume, quelques cercles dans l’eau, puis plus rien. Je l’aurais peut-être fait si ces gens n’avaient pas montré tant de haine contre cette femme. Mais m’en débarrasser ainsi, c’était me ranger de leur côté, dire à mon tour que ce n’était rien qu’une fille de Tigirka et qu’elle ne comptait pas. C’était, je crois, ce que tout le monde aurait aimé que je fasse et j’aurais sûrement trouvé beaucoup de bras pour m’aider à soulever le corps.

Si cela avait eu lieu dans les rues de Maputo, je n’y aurais pas fait plus attention qu’à une bagarre d’ivrognes, mais cela s’était déroulé sur mon bateau. Je me laissais bercer par la musique fatiguée du moteur et la certitude croissait en moi que la nuit allait être longue.

Je demandai alors à mon second – un homme du nom de Zonga – de m’aider. Nous allâmes chercher un grand drap blanc et nous enveloppâmes le corps de la femme, puis, sans échanger un mot, nous descendîmes cette momie dans la salle des machines.

Nous débarquâmes à Maputo la nuit même, comme prévu. Maputo, le diamant puant du Mozambique, la ville ivre où je voudrais mourir, assis à la terrasse d’un café crasseux d’où l’on voit la mer. Maputo qui se nourrit de la sueur des hommes, de leur fièvre crépue. Maputo qui n’offre rien en échange, qu’un peu de bruit et d’alcool.

Je me suis rendu au poste du port. J’ai rempli les papiers et annoncé que malgré ce qui était prévu, je ne repartais pas immédiatement pour l’Afrique du Sud. Puis je revins à bord et nous libérâmes les passagers. Leurs silhouettes quittèrent mon navire et disparurent à tout jamais pour se fondre dans l’activité industrieuse de la ville. Travailleurs clandestins qui n’ont de visage pour personne et de nom que pour eux-mêmes. Je regardai ces ombres s’échapper des flancs de mon bateau, en pensant que je ne les revenais jamais, que Maputo, comme une gueule avide, allait continuer à appeler à elle cette foule de paysans hallucinés.

Pendant longtemps je n’ai pas pu me résoudre à descendre dans la cale. Elle était là. Je la sentais. Et je sentais aussi, obscurément, qu’elle allait m’emmener loin dans cette nuit et que je ne serais plus jamais le même.”

 

“Qu’est-ce que c’est une fille de Tigirka ?” demanda Fernando en interrompant le récit de Manuel Passeo.

Medeiros et Da Costa se sentirent gênés de cette interruption mais, au fond, ils étaient contents car ils se posaient eux-mêmes cette question et voulaient savoir.

“C’est ce que je ne savais pas, reprit Passeo, mais c’est ce que j’étais résolu à apprendre. Zonga, mon second, m’a tendu une cigarette puis il m’a dit, comme cela, qu’un des types lui avait dit que le frère de la morte travaillait chez le Grec, qu’il était cuisinier là-bas.

Tout le monde connaît le Grec. C’est le poumon de Maputo, un poumon enfumé et crasseux, un boui-boui sale, toujours comble, absolument irrésistible. Je m’y arrête à chacun de mes passages, comme tous les marins. Un peu bordel, un peu salle de jeu, tous les petits trafics se font chez le Grec. Le patron est un grand gaillard qui arbore une moustache de titan. Lui non plus n’a pas voulu partir après l’indépendance. Lui aussi s’est attaché à ce pays de crasse. Et Maputo ne pourrait pas vivre sans le Grec. Il se conclut là tellement d’affaires, tant de rencontres ont lieu autour des petites tables basses en bois, que le Grec pourrait prétendre devenir citoyen d’honneur du Mozambique.

J’ai marché dans les rues de la ville. Je suais comme un petit Blanc que j’étais, regardant cette humanité de crève-la-faim qui grouille dans l’obscurité. Tous ces hommes qui ne font rien, agglutinés autour d’une échoppe, attendant qu’un camion passe, qu’un contremaître hurle par la portière qu’il a besoin de bras. Tous ces hommes qui n’ont pas de nom, pas d’histoire, juste la couleur noire.

Je suis entré chez le Grec. Le patron était là, rayonnant. Il m’a accueilli d’un « salut commandant » à faire trembler les tables. Je lui ai serré la main, il m’a tendu un verre. C’était du rhum portugais. Je l’ai avalé en une gorgée. Il avait manifestement envie de me parler. Il faut dire que j’ai avec lui quelques petits arrangements et il semblait désireux de revenir sur le prix de certaines des marchandises de nos échanges. Je coupai net ses élans en lui disant que je réviserais avec lui nos tarifs s’il me laissait quelques minutes avec son cuisinier. D’abord étonné, le Grec se reprit vite. Il m’installa à une petite table, fit apporter une bouteille, posa deux verres et demanda à son serveur d’aller chercher le cuisinier.

Un jeune homme s’avança vers moi. Je lui dis de s’asseoir, il m’obéit. Avant qu’il ait pu boire de sa bière, je lui racontai tout. Que je m’appelais Passeo, que j’étais le commandant d’un navire marchand qui faisait la liaison entre Beira, Maputo et l’Afrique du Sud. Que je venais de débarquer cette nuit. Que sa sœur était à bord de mon bateau. Que c’était pour cela que je venais le voir. À cet instant, il m’interrompit en précisant que ce n’était pas sa sœur, qu’ils n’avaient pas la même mère. Je lui racontai alors que sa demi-sœur, s’il préférait, était morte. Qu’elle avait été tuée sur mon navire, assassinée. Je répétai. Il ne disait rien. Il me regarda pour voir si j’avais fini, puis il but une gorgée de bière. « Vous ne me demandez pas comment cela est arrivé ? » Il ne répondit rien. Alors je racontai à nouveau. Je lui racontai le meurtre et il se tut. Je lui racontai le lynchage et il se tut. Je lui racontai les dizaines de bras qui avaient frappé en même temps, le corps perdu de sa sœur, la monstrueuse ardeur des hommes contre elle, mais il se tut. À la fin, lorsque je n’eus plus rien à dire et que je le regardai, hébété face à tant de calme et de silence, il leva les yeux et dit doucement : « C’est bien. C’était une fille de Tigirka. » Sa bouche sourit d’un étrange rictus de dégoût. Et il ajouta : « Je l’aurais fait moi-même si je n’avais pas été de son sang. »

Je sentis le feu monter dans mes veines. J’avais envie de mordre à pleines dents la gueule de ce nègre qui me faisait face et ne disait rien. Je le regardai droit dans les yeux, les mâchoires serrées, les muscles tendus. Je voulais l’injurier, lui dire de foutre le camp mais, avant que je ne puisse le faire, il se leva et sans rien dire, sans me saluer, en s’essuyant simplement les mains dans un vieux chiffon sale, il disparut.

— Qu’as-tu fait ? demanda alors l’amiral, rompant à son tour le pacte du silence.”

Et Fernando ne put réprimer lui aussi une exclamation.

“Il n’a rien dit d’autre ? Pas un mot pour sa sœur ?

— C’est à cet instant que j’ai décidé que j’irais jusqu’au bout, reprit Paseo. Que je descendrais le corps de cette fille à terre et que je l’enterrerais à Maputo. Je ne savais pas jusqu’où cela allait me mener. Je ne savais pas à quel point cette nuit allait être longue et étrange. Mais la fille de Tigirka me hantait et je voulais savoir.

— Qu’as-tu fait ?” demanda Medeiros.

 

Le commandant ne répondit pas. Les trois amis crurent d’abord qu’il reprenait son souffle mais, le silence se prolongeant, une inquiétude naquit en eux.

“Alors, que s’est-il passé ?” demanda Fernando.

Passeo sourit doucement sans rien répondre. Il avala une cuillère de flan qu’il laissa fondre dans sa bouche.

“Je vous raconterai tout cela la prochaine fois”, finit-il par dire, posément.

 

Ce fut alors un tonnerre de cris. Il n’en était pas question. Qu’est-ce qu’il racontait ? Quelle prochaine fois ? C’était maintenant ou jamais. On n’avait jamais vu cela : s’arrêter ainsi, en plein récit. Passeo resta calme. Il répéta qu’il ne raconterait plus rien. Qu’il était tard et qu’il dirait la suite la prochaine fois. Devant tant de résolution, les trois compères pâlirent.

“Tu vas y retourner ? demanda alors Medeiro.

— Je pars après-demain, répondit Passeo.

— Ce que tu as appris, ou vu, ou vécu cette nuit-là a quelque chose à voir avec le fait que tu y retournes ?

— Oui. Depuis cette nuit, je sais que je ne pourrai plus jamais me passer du Mozambique.”

C’est alors que le contre-amiral Da Costa se mit à geindre comme un enfant que l’on envoie se coucher alors que la fête bat son plein.

“Mais qui sait si tu reviendras seulement de ce pays de fous pour nous raconter la suite ?

— Alors, dit en souriant le commandant, c’est que le Mozambique m’aura avalé et il faudra qu’un de vous aille là-bas pour apprendre la suite de l’histoire.

— Vous êtes un misérable ! dit Fernando avec une moue d’enfant fâché. Un misérable d’une infinie cruauté. C’est comme si je vous avais donné une bouchée de mes douceurs d’Apocalypse pour mieux rapporter le plat en cuisine ! Vous mériteriez que l’on vous saoule pour vous faire parler.”

Les hommes rirent et trinquèrent une dernière fois. Au fond, la fatigue commençait à leur peser et ils n’étaient pas mécontents de pouvoir bientôt regagner leur lit.

 

En se levant de table, chacun, en son esprit, prit rendez-vous avec le Mozambique de Passeo. Dans six mois, dans un an, ils mangeraient à nouveau tous ensemble et se feraient une joie de replonger là-bas.

Une fois debout, ils remirent les chaises en ordre et récupérèrent les paquets de cigarettes sur la table. Comme chaque fois ils demandèrent à Fernando combien ils devaient, mais comme chaque fois Fernando déclara avec une moue surprise – presque offensée – qu’ils ne devaient rien, alors comme chaque fois ils se récrièrent, protestant qu’ils ne viendraient plus, et Fernando, comme chaque fois, ne voulut rien entendre. Ils mirent leur pardessus en le remerciant chaudement. Puis ils sortirent. Lisbonne était vide maintenant. Le vent de l’Atlantique s’était levé. Il n’y avait plus aucune lumière, que quelques réverbères et la silhouette furtive, parfois, d’un vieux chien qui filait le long d’un mur. Ils restèrent un temps devant le restaurant parce qu’une petite pluie froide s’était mise à tomber et qu’ils prirent le temps de rajuster leur imperméable. Puis enfin ils se séparèrent. Trois ombres disparurent dans la pluie de Lisbonne. Trois ombres qui ne savaient pas qu’elles ne se reverraient plus jamais. Et Fernando tira son rideau de fer.