Je ne souris pas longtemps. Crombrec remonta de la cale où il avait été remettre un peu d’ordre. Il était là, maintenant, devant moi, la face taciturne et la lèvre molle. Il venait de m’annoncer qu’il en manquait cinq et attendait que je prenne une décision. Comment cela était possible, je ne le sais pas. Personne n’en avait vu s’éloigner mais le fait était là, indéniable comme une vérité arithmétique : il en manquait cinq.

Ils devaient déjà courir dans les rues de Saint-Malo et c’était ma faute. Il allait falloir les traquer, les dénicher là où ils se cachaient. Je descendis du bateau en pestant et, à l’instant où mon pied toucha le quai, je jure qu’un long frisson me parcourut le dos. Je sentis que quelque chose venait de s’abattre sur moi qui me poursuivrait toute la vie.

 

Il fallait faire vite. Ma réputation était en jeu. Il me les fallait vivants sans quoi j’allais perdre de l’argent et on se rirait de moi. Je regardai mes hommes. Je leur en voulais d’être là et de penser ce qu’ils pensaient. Je savais qu’ils se disaient que cela ne serait pas arrivé du vivant du capitaine. Je voyais dans leur regard que pour eux, j’avais le mauvais œil. Alors je serrai les poings et je les exhortai à partir à la chasse. Quelques instants plus tard, nous sortîmes du port comme une meute en colère.

 

C’est moi qui entendis les cris de la foule au loin. “Là-bas”, dis-je à mes hommes et ils tournèrent tous la tête dans la direction que j’indiquais, avec la célérité de chiens de chasse. Des cris retentissaient près des murailles. Nous arrivâmes en courant à la Grande Porte. La nuit était déjà tombée mais une foule compacte se tenait serrée au pied des remparts. “Il est là !” dirent plusieurs mégères à notre passage en montrant le chemin de ronde. Nous montâmes les marches de l’escalier quatre à quatre. Le nègre était tapi dans le renfoncement d’une tourelle. Il avait dû essayer de se cacher, espérant qu’on l’oublie s’il ne bougeait plus. Mais la foule, en bas, n’avait cessé de le montrer du doigt. Il était immobile et terrorisé par ces visages blancs tout autour de lui. Nous avançâmes lentement. “Doucement, les gars, dis-je. Il n’y a pas de raison de l’esquinter.” Le nègre sembla comprendre ce que je venais de dire. D’un coup, il se redressa et nous contempla avec de grands yeux. Il nous dominait de toute sa stature. Puis, sans un mot, il se mit à courir, enjamba la muraille et sauta dans le vide. Nous n’eûmes le temps de rien. Juste de le suivre des yeux et d’entendre l’horrible bruit du corps, de l’autre côté des murailles, qui se disloquait. Je pensai que je venais de perdre un beau sac de pièces d’or, je pensai à ce gâchis et je donnai un coup de pied dans la pierre.

 

Nous descendîmes les marches et tentâmes de nous frayer un passage dans la foule pour aller récupérer le cadavre. C’est là que le duc m’intercepta. Il était flanqué du chef de la garde royale. “Qu’est-ce que vous faites ?” aboya-t-il. Je commençai à répondre que j’allais régler tout cela très vite mais il ne me laissa pas poursuivre : “On a vu comment vous réglez tout cela.” Il avait le visage rouge de colère. “Vous croyez que cela fait bonne impression, dans les rues, des nègres qui sautent des toits et des murailles ?” J’allais répondre mais il me fit signe de me taire. “Maintenant, c’est moi qui me charge du problème. J’ai ordonné un couvre-feu. On va les avoir. Cette nuit. Il faut faire cela méthodiquement.” Et comme je tentais de le faire revenir sur sa décision, il m’interrompit avec sécheresse : “Je sais ce que vous pensez, dit-il, et vous avez raison de le penser : oui, on va les abattre, vos nègres enragés. Vous n’aviez qu’à les tenir plus serrés. Et vous allez même nous aider. J’espère pour vous que nous les aurons avant qu’ils ne fassent trop de dégâts. Car je vous préviens, nous vous tenons pour responsable, toute la ville vous tient pour responsable de cette horrible mascarade.”

Ce faisant, il se tourna vers ses hommes et leur ordonna de disperser la foule. De partout, bientôt, montèrent les cris des gardes qui, en patrouillant dans les rues, répétaient sans cesse : “Couvre-feu ! Couvre-feu !” La ville se vida en moins d’une heure. La nuit pesait sur les toits. À chaque carrefour, des gardes se mirent en faction et bientôt des volontaires venus de partout les rejoignirent.

 

J’ai vu de la joie, cette nuit-là. Je m’en souviens. J’ai vu, dans les visages et dans les regards, la joie de participer à une grande battue. Il y avait, dans les rues de la ville, cette nuit-là, un bonheur inavoué qui se répandait d’un groupe à l’autre, comme la puanteur d’un poisson avarié.

Personne n’osera dire l’excitation qui battait dans nos veines à cet instant. La ville nous appartenait.

Nous étions tous armés de bêches, de pioches, de couteaux ou de pistolets. Nous patrouillions en petits groupes à la recherche du moindre bruit, de la moindre silhouette inhabituelle. Personne n’osera dire combien nous avons aimé cela. Et les volontaires étaient toujours plus nombreux. Ils voulaient tous en être. Chasser. Participer à cette nuit où nous avions le droit de tuer, le droit que dis-je, le devoir, pour la sécurité de nos enfants. Toute la ville a aimé cela. Nous avons même prié pour que cela ne prenne pas fin trop vite.