Je jure que ce que je dis est exact. Et ne vous arrêtez pas à mon état maladif pour juger de mes propos, à la façon dont mes yeux roulent et dont ma voix s’emballe et se casse. Je suis fou aujourd’hui mais je ne l’ai pas toujours été. Je me souviens encore d’un temps où j’étais ce que les femmes de chambre appellent, avec envie, un gaillard. La tête bien posée, l’esprit clair, les mains sûres et le corps vigoureux, un gaillard qui balayait du revers de la main les contes pour bonne femme. La vie s’amuse avec moi. Elle me ronge sans m’engloutir tout à fait. Elle veut me faire durer. C’est un long supplice qui viendrait à bout des plus solides. Je suis fou à lier, oui, mais je n’oublie rien de ce qui m’a fait chavirer et je dis ce qui fut. Si je vous disais que j’ai vu un chat à deux têtes ou une chienne mettre bas un rat, il faudrait me croire car ces choses-là arrivent. Elles sont si étranges qu’elles font perdre la raison à ceux qui en sont témoins mais ils ne les inventent pas parce qu’ils sont fous, ils sont fous de les avoir vues.

 

La nuit où nous arrivâmes à nouveau dans le port de Saint-Malo, après plusieurs mois d’absence, tout bascula. À peine mîmes-nous pied à terre, heureux de fouler à nouveau le pavé de chez nous, que nous nous dirigeâmes vers un estaminet avec la ferme intention d’étancher notre soif. Nous bûmes, énormément. D’abord en chantant comme des jeunes gens, puis dans un silence de tombe, chacun face à sa pinte, jusqu’à nous assommer d’alcool et n’être plus rien.

Je suis rentré chez moi en m’accrochant aux murs des maisons pour ne pas tomber et en traînant mon sac d’une épaule fatiguée. Lorsque je parvins devant chez moi, je mis du temps à trouver ma clef et ce n’est que lorsque j’essayai de la rentrer dans la serrure que je le vis, là, sur le bois de ma porte : un doigt, à nouveau. Un onzième doigt.

 

À cet instant, je sentis mon corps se dérober et mon esprit lâcher prise. Cela était impossible. Onze doigts. Aucun nègre ne pouvait avoir onze doigts. Je devenais fou. Onze doigts. Je n’ai pas crié. Je suis resté longtemps assis sur le pavé, les yeux fixés sur la porte. Je n’osais ni m’approcher ni m’enfuir. J’ai mis longtemps à trouver le courage de me relever, de décrocher le doigt, de l’enfouir dans un mouchoir et de rentrer chez moi. Je n’ai jamais rien dit à personne. Je ne sais pas pourquoi. Si j’avais parlé, si j’avais appelé mes voisins et réveillé tout le quartier, peut-être aujourd’hui ne me considérerait-on pas comme un fou ? Mais je ne pouvais pas. J’avais honte. Ce doigt, là, sur ma porte. J’avais honte.

 

Depuis ce jour, les questions n’ont pas cessé de tourner en mon esprit. Combien allaient suivre encore ? Pendant combien de temps continuerait-il à s’amputer ? Il avait vécu durant tout ce temps. Il avait glané de la nourriture. Il s’était caché de la lumière. Il avait patiemment amputé ses membres et maintenant il continuait et savourait l’effet que cela produisait sur nous. Il avait attendu notre retour. Des mois de silence, jusqu’à ce que nous soyons là, à nouveau. Ce onzième doigt était pour moi. Comment était-ce possible ? À moins qu’ils n’aient la faculté de repousser ? C’était cela. Il devait s’agir d’un monstre. Cela serait sans fin. Il les couperait éternellement pour se rappeler à notre bon souvenir, puis à celui de nos enfants et de nos petits-enfants. Le nègre échappé allait vieillir avec la ville. Dans dix ans, dans cent ans, il serait encore là, riant sur nos tombes et harcelant encore nos lointains descendants.

 

Je me souviens qu’avant de me relever, cette nuit-là, je me suis agenouillé dans l’eau du caniveau et j’ai pleuré comme un damné. J’étais terrifié. Je ne contrôlais plus mes nerfs. L’idée qu’il était là, quelque part, qu’il me contemplait peut-être, me terrassa.

 

Depuis cette nuit, je ne suis plus un homme. Je suis une ombre esquintée. J’ai maigri. Je n’ai plus jamais mis le pied sur un navire. Je vis chichement. Je souris. Je tremble. Je me retourne souvent dans la rue. Il me semble l’avoir sans cesse sur mes pas. J’attends le malheur que le doigt m’a annoncé. Mais au fond, il est déjà sur moi et m’a rongé avec délices. Je ne suis plus l’homme que j’étais. Je ne navigue plus ni ne gagne d’argent. J’attends. Ne riez pas de moi. Je pourrais partir, bien sûr. Tout quitter et mettre le plus de distance entre la ville et moi. Je pourrais essayer d’échapper à son regard, à sa voix. Cette ville me fait horreur. Je sais qu’elle lui appartient désormais, qu’il y règne. Je sais que lorsque le vent, dans les persiennes, m’insulte, c’est parce qu’il lui a demandé de le faire. Je sais que lorsque les pavés me font trébucher, c’est parce qu’il les a déplacés. Mais il m’est impossible de partir. Je ne peux pas. Il faut que j’aille au bout et le fait qu’il ait déjà gagné en me rendant fou, le fait que je ne sois qu’une peau vide et un visage creux qui attend de finir, n’y change rien. Il faut que tout s’achève et que ce soit ici. Alors je continue à vivre. Je courbe le dos en marchant. Je sais que l’on me suit. La pluie me cherche. Les oiseaux se moquent de moi. Ne riez pas. Ne croyez pas non plus que je me repente. Rien ne me lavera de mes fautes. Je ne demande aucune rédemption. Je suis laid, je le sais. Les hurlements que les nègres poussaient en voyant disparaître l’île de Gorée me reviennent en mémoire. J’ai peur. Je grelotte. Je me demande combien de temps cela durera. Je vis avec la terreur d’apercevoir un nouveau doigt. Je sais qu’il y en aura encore. Jusqu’à la fin. Je sais. En attendant, la mort ne vient pas. Elle me laisse à mon supplice. Je me demande chaque jour combien de temps cela durera. Je vieillis. De jour en jour, de saison en saison, d’année en année, je vieillis. Atrocement.

Juin-octobre 2006 (Peschici-Paris)