Dans la nuit agitée de la ville, le taxi file, rapide et discret. Il parcourt les avenues, se mêle au flot, dépasse le grand peuple d’insomniaques et les buildings immobiles. La ville est là tout entière. Des jeunes gens se pressent devant les portes des cafés. Des mendiants lèvent les yeux au ciel pour demander une cigarette. La ville est là qui ne dort pas. Elle se tord, comme chaque soir, d’un trop-plein d’électricité. On dirait une femme qui s’agite dans un bain de néon et de publicité. Le taxi glisse sur elle. À l’arrière de la voiture, derrière les vitres, deux yeux l’observent, avec avidité.

 

“Elle est là, ta ville, toute d’asphalte et de lumière. Regarde-la, elle ne dort pas, elle scintille d’insomnie. Toute ma vie est là. J’ai des souvenirs à chaque carrefour. Union Square. Je me souviens. Nous étions traîtres, des pédés, des bolcheviks. Il faisait froid à New York. L’Amérique s’armait contre le froid. Remparts de couvertures. Palissade de dollars. L’Amérique se réchauffait autour d’un champignon atomique. Traîtres. Drogués. Je m’efforçais de rester nuisible. J’indisposais mes concitoyens. Je grimaçais. J’aimais ce pays qui me détestait. Et mon père qui ne comprenait pas. Je me souviens encore exactement de la façon dont il m’avait demandé le lendemain d’une de nos manifestations : « Est-ce que c’est vrai, Moshe ? » en brandissant le journal. « Est-ce que c’est vrai, Moshe, ce qui est écrit ici ? » Je ne répondais pas. Je repensais aux cris, aux chiens qui nous avaient mordus aux mollets, aux coups de matraque. « L’Amérique nous a recueillis, n’oublie jamais ça. L’Amérique nous a sauvés et toi, tu lui craches au visage ? » Je ne réponds rien. J’ai mal à la pommette. L’Amérique m’a frappé alors que j’étais à terre.”

 

Le taxi s’est arrêté à un feu. Le vieil homme regarde plus attentivement autour de lui. Il reconnaît la rue et comprend qu’ils sont bientôt arrivés. “Pouvez-vous faire encore un tour ?” Le chauffeur le regarde avec surprise. “C’est juste là, monsieur. – Je sais, répond-il. Mais j’aimerais beaucoup tourner encore un peu. – Oui, monsieur.” La voiture repart et glisse à nouveau dans les rues. Il sourit. Il a besoin de temps pour laisser ses souvenirs remonter.

 

“L’appartement de la 21e Quel âge avais-je ? Je ne sais plus. Un enfant. Ma tête dépasse à peine de la table de la cuisine. Ma mère pleure. Elle a reçu une lettre. Une lettre de là-bas. Mon père me prend à part et m’explique à voix basse. « Ta tante Rosa est morte. » Je n’ai pas de tante Rosa. Aucun souvenir d’une tante Rosa. Je vois ma mère pleurer dans une langue que je ne comprends pas. Le repas n’est pas prêt. Nous ne mangerons pas ce soir.”

 

Le taxi, après un tour, est à nouveau devant l’hôtel. Le chauffeur a coupé le moteur.

Il paie, sort de la voiture et contemple la façade de l’hôtel. C’est une vieille bâtisse. Le groom lui ouvre la porte. “Bonsoir, monsieur.” Il lui a dit cela avec un gentil sourire. Est-il possible qu’il l’ait reconnu ? Non. Impossible.